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Jours tranquilles à Paris
4 septembre 2019

Enquête - Le Sénat dissimule dans ses caves un buste d’Hitler et un drapeau nazi depuis soixante-quinze ans

Par Olivier Faye

Une enquête du « Monde » a poussé son administration à lever en partie le voile sur ce déroutant secret.

« L’homme, écrivait André Malraux, est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets. » Dans ce cas, le Sénat est un modèle du genre, un cachottier hors pair. Pour le comprendre, il faut pousser les portes du palais du Luxembourg, s’intéresser à son passé enfoui.

Qui a déjà soulevé ses tentures pourpres pour voir ce qu’elles dissimulent ? Qui inspecte les coulisses de cette bâtisse du XVIIe siècle ? Qui sait qu’un buste d’Adolf Hitler de 35 centimètres de haut est caché au sous-sol, sans être répertorié ? Qu’un drapeau nazi de deux mètres sur trois y est conservé depuis la seconde guerre mondiale ? Que le personnel du Sénat aurait travaillé jusqu’à récemment sur des bureaux ornés de l’aigle du IIIe Reich ? Une poignée d’initiés, pas plus. Quelques gardiens d’un secret transmis de génération en génération depuis soixante-quinze ans. Des hommes et des femmes qui consentent parfois à soulever la couverture cachant le buste en question, rien que pour voir le frisson s’afficher dans le regard de l’ami, du collègue, du visiteur privilégié.

Partir sur les traces de cette relique est une aventure à la Indiana Jones, où de paisibles sénateurs remplacent les serpents et les chausse-trappes. Pour dénouer les fils de l’histoire, on se dit d’abord qu’il faut appeler les questeurs du palais. De par leur position, ils sont censés tout savoir de l’administration et du patrimoine de l’auguste assemblée. Un buste du Führer se cacherait-il sous leurs pieds ?, demande-t-on. « Vous me l’apprenez, répond Vincent Capo-Canellas, sénateur (UDI) de Seine-Saint-Denis et aujourd’hui un des trois questeurs du Sénat. On doit bientôt faire une visite du bunker avec mes collègues. Cet endroit était resté un peu dans son jus, c’est peut-être l’explication. » Il faut préciser, à ce moment du récit, pourquoi notre interlocuteur évoque l’existence d’un « bunker ».

hitler au senat

Ancien QG de la Luftwaffe

Soignons le vocabulaire, d’abord. Au Sénat, on parle d’un « abri de défense passive » pour qualifier ce bloc de béton aménagé en 1937 sous le jardin du Petit Luxembourg, le siège de la présidence. A l’époque, l’idée était de protéger les élus d’éventuels bombardements. Au début de notre enquête, une fausse piste nous a guidés là-bas. Nous croyions y trouver le fameux buste. Raté.

Elargissons le spectre. Après tout, le sénateur Capo-Canellas, 52 ans, ne siège dans la maison « que » depuis 2011 ; il est peut-être encore un peu vert pour connaître tous les secrets de famille de l’institution. Allons plutôt toquer à la porte d’un ancien questeur. Gérard Miquel, par exemple, socialiste de 73 ans, qui a foulé la moquette du palais de 1992 à 2017. « C’est peut-être quelque chose que je n’ai pas vu, souffle-t-il au téléphone, scié par la nouvelle. Conserver un buste d’Hitler, ça ne me serait pas venu à l’esprit. Si j’avais découvert ça, j’aurais dit ce que j’en pensais… »

Son ancien collègue Jean-Marc Pastor, 69 ans, socialiste et ex-questeur, lui aussi tombe des nues du haut de ses dix-neuf années de présence dans les murs. « Je ne l’ai jamais vu et je n’en ai jamais entendu parler, jure-t-il. Je ne pense pas que ce soit le genre de chose dont on se glorifie spécialement. Je suis surpris que, depuis le temps, on n’ait pas eu la présence d’esprit de le faire disparaître. »

Pour situer ce « depuis le temps », il faut remonter au 25 août 1944, jour de la libération du palais du Luxembourg (et de Paris) par les troupes du général Leclerc et de la Résistance. Enfin, on suppose, parce qu’il est difficile d’imaginer qu’un sénateur ait ramené un buste d’Hitler dans son bureau après cette date. Il est plus raisonnable de se plonger dans l’état du palais à la suite des quatre années d’occupation nazie.

La Luftwaffe, l’armée de l’air allemande, et son numéro deux, Hugo Sperrle, avaient pris leurs aises au palais du Luxembourg, au point de planter un potager dans le jardin. Sperrle, un véritable colosse, fit même installer dans sa résidence du Petit Luxembourg des meubles dimensionnés à son échelle. En partant, ils laissent un paysage dévasté : mobilier renversé, fauteuils éventrés, cloisons abattues, bottes de paille amoncelées au milieu de la chapelle… Ils ont même fait des pyramides avec les chaises Louis XV en bois doré ! Et encore, l’architecte du palais les a empêchés de défigurer les lieux en construisant un four à pain. L’âpreté des combats, qui ont duré près d’une semaine, n’est pas pour rien dans les dégâts constatés. Les démineurs mettront près de deux mois à sécuriser le palais, où quantité de munitions et d’explosifs ont été stockés par l’occupant. De nombreux prisonniers sont faits côté allemand.

« Il n’y a pas 36 bustes d’Hitler à Paris »

A la Libération, le studio Chevojon, spécialisé dans la photographie de sites industriels, est chargé de documenter l’état du sinistre. Sur les images, on discerne bien quelques photographies d’Hitler accrochées aux murs, çà et là ; mais pas de buste.

Abri de défense du Sénat, situé sous le jardin. Construit en 1937 et occupé par les allemands pendant la guerre. A gauche, second niveau, salle des machines permettant la ventilation, l’éclairage ainsi que la régulation de la température ambiante dans l’abri. Système cyclomoteur permettant de faire tourner les machines de ventilation en cas de panne électrique ou moteur. A droite, au premier niveau de l’abri de défense du Sénat, se trouvait l’infirmerie où subsiste une boîte avec une inscription en allemand (stock d’appareils respiratoires en circuit fermé à oxygène sous pression). | MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE »

Le 4 février 1949, Emmanuel Robichon, directeur du service du personnel intérieur et du matériel, adresse un rapport aux questeurs et au secrétaire général de la questure où il fait l’inventaire précis du « nettoyage » du palais. Il était impossible d’effectuer ce travail plus tôt étant donné que le Sénat a été réquisitionné, dès novembre 1944, pour accueillir l’Assemblée consultative provisoire dirigée par Félix Gouin ; l’heure n’était pas aux comptes d’apothicaire, mais à la relance du pays.

Pourtant, les meubles issus du Sénat circulaient à travers la capitale de palais en appartements, quand ils n’étaient pas tout simplement volés. Difficile, dans ces conditions, d’y retrouver ses petits. Mais le vaillant Robichon n’a pas ménagé sa peine. « J’ai été tellement surmené et déprimé que ma santé en a été gravement altérée », écrit-il. Cela valait le coup. Pas peu fier, il est en mesure d’affirmer : « Il n’est pas un seul meuble dont je ne puisse donner, après quelques recherches, ou la destination ou l’emplacement. » Très bien, mais il n’est fait mention nulle part dans les 18 pages de son rapport de ce buste d’Hitler… « C’était tellement le chaos, je ne pense pas qu’il y ait eu un inventaire précis des casques », tente d’expliquer aujourd’hui une source au sein du Sénat.

Les historiens en perdent leur latin, eux aussi. Jean-Pierre Azéma, spécialiste de la seconde guerre mondiale, est pourtant venu visiter le Sénat ces derniers mois, y compris le bunker, en compagnie d’« une tripotée d’historiens », comme il dit. Rencontrer un buste d’Hitler, « ça ne nous aurait pas émus », assure-t-il, ils en ont vu d’autres. Mais rien. Sa consœur Cécile Desprairies, qui a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire de la collaboration et de Paris sous l’Occupation, n’en sait pas plus. « C’est étonnant qu’il n’ait pas été détruit. Il ne doit pas y avoir 36 bustes d’Hitler à Paris, c’est peut-être même le seul… », relève-t-elle.

Nous décidons d’appeler Damien Déchelette, architecte en chef du Sénat. Si ce pilier de l’institution ne connaît rien de cette histoire, c’est à désespérer. Miracle ! Notre homme appartient à la poignée d’initiés tenus dans le secret de l’existence de ce buste. Il assure, pour autant, tout ignorer de son itinéraire. « Le buste devait être dans un bureau de l’occupant, suppose-t-il. Il est toujours resté en réserve, il n’en est jamais sorti. Personne ne s’en est occupé, je ne vois pas ce qu’on peut en faire. » D’ailleurs, il nous interroge, suspicieux : « Comment avez-vous appris son existence ? » Avec cet état d’esprit, il y a de quoi cacher un secret pendant soixante-quinze ans…

Nos coups de téléphone réveillent (un peu) le Sénat, secoué dans la torpeur du mois d’août. « L’histoire a l’air de poser problème, il y a des mails qui circulent… », susurre une petite main. Le cabinet de Gérard Larcher, le président du Sénat, veut d’abord nous convaincre que nous chassons la « fake news ». La dérobade ne dure pas longtemps. Il est décidé de lancer des recherches et d’en partager, jure-t-on, tous les résultats avec Le Monde, histoire de bien faire les choses.

drapeau au senat

Origine inconnue

« C’est une découverte pour beaucoup de gens, tout le monde tombe de haut, assure-t-on alors au service communication du palais. Et puis, il n’y a pas forcément que ça comme objet. Ils veulent faire un tour complet pour purger cette histoire avec vous. » Pas que ça comme objet ? On arriverait avec l’histoire d’un buste, et on repartirait les bras chargés de reliques nazies ? Une source avait bien évoqué devant nous une rumeur tenace qui court au Sénat concernant l’existence d’un « trésor nazi »… Ce serait donc ça ?

Abri de défense du Sénat, situé sous le jardin. Construit en 1937 et occupé par les Allemands pendant la guerre. A gauche, premier niveau, portes intermédiaires et à droite,  escalier menant au premier niveau souterrain après les deux premières portes. L’escalier est tournant afin de limiter la propagation des flammes en cas d’incendie. | MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE »

Les archivistes turbinent. A leur rythme. Quelques relances sont nécessaires pour obtenir une réponse. Le 28 août, un document de cinq pages à en-tête du Sénat nous est envoyé par la direction de la communication, sous le titre : « Documents et objets laissés au Sénat par l’occupant allemand à l’issue de la deuxième guerre mondiale. » « Les archives comportent notamment des dossiers de correspondance avec les autorités allemandes en français et en allemand, voire bilingues, ainsi que des plans des abris et du palais établis par l’occupant », est-il d’abord écrit.

Certes, mais est-ce bien tout ? Plusieurs ouvrages en allemand, frappés des tampons « Luftflotte West » ou « Luftkreiskommando », sont également conservés, précise le document. Sans oublier un appareil respiratoire allemand et une lampe à gaz retrouvés dans l’« abri de défense passive ». Mais encore ? « Dans les réserves sont par ailleurs conservés quelques pièces de mobilier ainsi qu’un buste laissé par l’occupant allemand et dont on ignore l’origine », est-il enfin révélé.

Tout ça pour ça ! On ne saura donc pas d’où vient ce buste, ni pourquoi il a été jugé bon de le garder caché dans les soutes jusqu’en 2019 ? Le Sénat nous apporte un supplément d’information en révélant qu’« un drapeau nazi de la même époque est conservé aux archives ». Orné d’une croix gammée et d’une croix de fer, il affiche les couleurs traditionnelles du IIIe Reich, rouge, noir et blanc.

Pour ce qui est du « mobilier », apprend-on après une nouvelle relance, il s’agirait de chaises, notamment. Impossible d’en savoir plus : la formule est restée volontairement vague. Ce n’est pas vraiment ce qu’on appelle « purger » une histoire en toute transparence… « De temps en temps, on peut se rendre compte qu’il y a une estampille [nazie], ce n’est pas du mobilier qui est en circulation », justifie-t-on à la direction de la communication.

Abri de défense du Sénat, situé sous le jardin. Construit en 1937 et occupé par les Allemands pendant la guerre. Premier niveau, une des quatre pièces destinées à un responsable, mobilier d'époque. | MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE » (30/08/2019)

Retournons voir les historiens pour glaner quelques éléments de contexte. La Libération de Paris, par moments, ressemblait au Far West. « Les drapeaux nazis étaient pris comme trophées, rappelle Cécile Desprairies. Les lieux étaient pillés, saccagés, les libérateurs emportaient un petit morceau de l’occupant, ça a été la foire d’empoigne. Ça circulait ensuite au marché noir, et ça circule toujours. Il n’y a pas eu de politique de destruction ou de police de contrôle. Les vainqueurs font ce qu’ils veulent. » Un sénateur, un administrateur, un huissier, aurait donc pu vouloir garder ces objets, à l’insu de tout le monde, comme des trophées gagnés sur l’occupant. « Est-ce que quelqu’un n’aurait pas voulu s’en faire un cabinet de curiosité ? », se demande un employé du Sénat. On imagine en tout cas mal le résistant Gaston Monnerville, président du Sénat entre 1947 et 1968, accepter une telle incartade s’il en avait eu connaissance.

« C’est insensé ! »

D’aucuns pourraient prétexter l’intérêt historique qu’il y a à conserver de tels objets. Certes, mais alors pourquoi les cacher et ne pas faire œuvre de pédagogie en les montrant au grand public dans le cadre d’une exposition ? D’autres pourraient avancer, aussi, des considérations artistiques. Très bien, mais on ne sait même pas si ce buste en métal est l’œuvre, par exemple, d’Arno Breker, le sculpteur phare du IIIe Reich, un homme reconnu, malgré ses compromissions, comme un des maîtres de son art au XXe siècle.

La relative transparence du Sénat s’est arrêtée en haut des marches de son sous-sol. Pas question de laisser un journaliste y pénétrer. Tout juste avons-nous été autorisés à visiter le bunker – d’ordinaire fermé au public – qui présente, dans notre affaire, un intérêt limité. On y trouve seulement la lampe à gaz et l’appareil respiratoire évoqués dans la note citée plus haut, ainsi que quelques inscriptions en allemand sur les murs. Nous n’avons pas vu voir de nos yeux ni le buste, ni le drapeau, ni le « mobilier ». Impossible de savoir si la liste qui nous a été fournie est exhaustive.

La direction de la communication – toujours elle – a simplement fait prendre quelques photos par ses services, qui illustrent cet article. Une source nous assure que le palais se serait par ailleurs débarrassé lors d’une vente, il y a de ça une dizaine d’années, de bureaux estampillés IIIe Reich. « Il y avait des bureaux d’écoliers avec un aigle allemand en dessous, un aigle conséquent. Ils servaient pour le personnel », raconte notre interlocuteur. Dans la circonstance, tous les fantasmes sont encore permis sur notre « trésor nazi ». A-t-il jamais existé ? L’a-t-on fait disparaître ?

Le cabinet de Gérard Larcher sonnait dans le vide lorsque nous avons sollicité une réaction du président du Sénat concernant cette affaire. Nous avons essayé de joindre son prédécesseur socialiste, Jean-Pierre Bel, mais il était, de son propre aveu, « en mer, dans des conditions très sportives ». Il nous a donc renvoyés vers son ami Jean-Marc Todeschini, autre ancien questeur et ex-ministre de François Hollande, qui nous a assuré n’être au courant de rien. « Il n’y a pas un culte d’Hitler au Sénat, ça s’est sûr », s’est-il contenté de répondre.

L’affaire, en tout cas, choque la plupart des sénateurs ou anciens sénateurs sollicités. Ils semblent sincères dans leur émoi. « On ne garde pas un buste d’Hitler au Sénat, c’est insensé ! », s’agace ainsi Roger Karoutchi, pilier de la droite sénatoriale. Peut-on avoir caché si longtemps ces objets aux yeux des élus de la République ? Il en est qui cumulent parfois les mandats pendant un quart de siècle ; cela laisse, en théorie, le temps de découvrir l’institution jusque dans ses recoins. Mais la maison compte aussi plus d’un millier de salariés, et certains y passent l’ensemble de leur carrière.

« Ils ne sont que de passage, les sénateurs… », souligne dans un sourire un cadre du Sénat. La faute incombe-t-elle alors à une infime partie de l’administration, plus qu’aux élus ? « C’est choquant, s’émeut un ancien administrateur, qui a travaillé au Sénat pendant de nombreuses années. Soit on détruit cet objet le 26 août 1944, au lendemain de la Libération, soit on le garde, mais dans un sens historique, aux Invalides ou dans un musée de la déportation. Le cacher et, semble-t-il, le protéger, je ne comprends pas… C’est sans doute une négligence, des petites guéguerres internes. » Un autre misérable petit tas, pour reprendre l’expression d’André Malraux. De ceux qui font les hommes.

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