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Jours tranquilles à Paris
20 septembre 2019

Francis Bacon, de lettres et de sang

Par Letizia Dannery,

Au Centre Pompidou, une exposition surprenante décrypte l'influence de la littérature sur l'oeuvre du peintre britannique qui fut un lecteur boulimique.

"Comment imaginer la vie sans la littérature ? Sans les livres ? C'est une source fabuleuse, un puits pour l'imaginaire", s'enflamme Francis Bacon (1909-1992), lors d'un entretien de 1979 avec le critique d'art Franck Maubert. Et pour cause ! La bibliothèque du peintre regroupe plus de 1300 publications, où se côtoient, pêle-mêle, les oeuvres complètes de Racine et de Shakespeare, des ouvrages sur les oiseaux, la magie et le surnaturel, le crime et les perversions, mais aussi des écrits sur Vélasquez, l'une de ses idoles au panthéon de l'art, plusieurs numéros de la revue Le Crapouillot, le guide Michelin, ou encore... une autobiographie de Björn Borg.

"Bacon était un lecteur avide, passionné, lisant à peu près tout et n'importe quoi", confirme Didier Ottinger, homme-orchestre de l'exposition événement au Centre Pompidou, qui décrypte l'influence de la littérature sur l'oeuvre de l'artiste. Un angle inédit que le commissaire a choisi de circonscrire aux vingt dernières années de sa vie. Après 1971, donc, date à laquelle le Grand Palais lui dédie une rétrospective qui va propulser sur l'échelle internationale ses corps enchevêtrés confrontés au sang, au sexe et à la violence, au moment où son style gagne en légèreté et en intensité, tandis que sa palette s'enrichit de jaune, de rose, d'orange saturé.

Le Centre Pompidou a réuni une soixantaine d'oeuvres majeures de Bacon, dont douze triptyques, qui se déploient sur un circuit ultra-sobre aux cartels minimalistes. Didier Ottinger veut privilégier la perception émotionnelle chez les visiteurs, à l'instar de Bacon qui prétendait adresser sa peinture au "système nerveux" du spectateur. Ponctuant le parcours, six salles diffusent des extraits de textes puisés dans la bibliothèque de l'artiste, enregistrés par des comédiens: Mathieu Amalric, Carlo Brandt, André Wilms... Sont ainsi mis en résonance avec les tableaux les mots d'Eschyle, Nietzsche, Eliot, Bataille, Conrad et Leiris, qui "partagent, avec le peintre, un univers poétique, une vision amoraliste du monde".

Eschyle, l'inspirateur de la première heure

Les Furies ailées du tragédien grec accompagnent au long cours le parcours artistique de Francis Bacon, qui confie "connaître par coeur" l'oeuvre d'Eschyle, dont il renifle "l'odeur de sang humain", en 1939, dans une pièce de T.S. Eliot, adaptation de L'Orestie à la sauce moderne sur des planches londoniennes. Dès 1944, le peintre fait sensation avec ses Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion, qui voient trois Erinyes juxtaposées dans un enchevêtrement saisissant mi-humain mi-bestial.

Ces Euménides, filles des ténèbres, ne resurgissent que trente ans plus tard et se multiplient alors sur la toile de l'artiste pour incarner sa culpabilité à la suite du suicide, la veille de l'ouverture de la rétrospective du Grand Palais, de son compagnon George Dyer. En 1964, ce jeune malfrat sans envergure, aurait été, selon la légende, surpris en plein cambriolage chez Bacon qui lui aurait proposé une alternative: la police ou son lit. Dyer choisit le lit et s'ensuit une liaison passionnée de sept ans, à une époque où l'homosexualité constituait encore un crime aux yeux de la loi britannique... Le triptyque de 1981, Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus,renvoie à ce double moment clé dans la vie de l'artiste: "J'ai tenté de créer des images de sensations que certains épisodes ont suscités en moi", dira-t-il.

Michel Leiris, le fidèle passeur

C'est Giacometti qui, à l'été 1965, présente Michel Leiris à Francis Bacon. Le courant passe immédiatement. L'écrivain adresse au peintre la réédition de son Miroir de la tauromachie, paru en 1938. Et, moins d'un an plus tard, le premier rédige la préface de la première exposition parisienne consacrée au second à la galerie Maeght. Par la suite, Leiris est le traducteur des Entretiens réalisés par David Sylvester, manne inestimable du testament artistique de Bacon. Dès 1967, l'animal à cornes apparaît une première fois dans l'oeuvre de Bacon, à l'arrière-plan du Portrait of Isabel Rawsthorne Standing in a Street of Soho.

On le retrouvera dans plusieurs tableaux au fil des années, jusqu'en 1991, un an avant la disparition du peintre, quand il compose Study of a Bull, où l'on voit le taureau surgir des ténèbres en attente de la confrontation en pleine lumière avec le matador. "En instituant l'arène comme lieu d'un rituel sacré, Bacon, après Leiris, inverse le mouvement d'un modernisme pictural", souligne Didier Ottinger.

Joseph Conrad, la conscience fascinante

Le père de Bacon, qui n'est pas tendre - il maltraite son fils avant de le mettre à la porte quand il apprend qu'il est gay -, a fait son service militaire en Afrique du Sud. Le frère aîné et les soeurs de Francis se sont expatriés en Rhodésie. Sa mère, veuve, s'est remariée à Pretoria. Autant dire que, chez le peintre, résonnent tout particulièrement les thèmes du colonialisme occidental. Nourri par sa rencontre avec le photographe Peter Beard, en 1965, qui témoigne, dans un livre musclé, The End of the Game, de l'extinction des éléphants d'Afrique, Francis Bacon flashe sur la longue nouvelle de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, parue en 1899. L'écrivain anglais d'origine polonaise y relate le périple initiatique, sur le fleuve Congo, d'un jeune officier de la marine marchande, découvrant les ravages et la barbarie colonialistes.

En 1976, Bacon transpose sur un triptyque "l'extraordinaire puissance poétique et philosophique du roman de Conrad", note Didier Ottinger, dont on peut écouter les commentaires, avant ou après l'exposition, sur les podcasts nouvellement proposés par le Centre Pompidou. Le musée a fait ses adieux au traditionnel audioguide pour entrer de plain-pied dans la modernité. Et Bacon, l'une des stars de la maison, est logiquement le premier à tenir la vedette de ces créations audio nouvelle génération.

Bacon en toutes lettres. Centre Pompidou, Paris (IVe). Jusqu'au 20 janvier 2020.

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