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Jours tranquilles à Paris
27 septembre 2019

Jacques Chirac, frère, père ou grand-père de toutes les générations

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Par Raphaëlle Bacqué

De nombreuses personnes sont venues signer le registre de condoléances mis à disposition par l’Elysée pour rendre hommage à l’ancien chef d’Etat qui a accompagné un morceau de leur propre existence.

Dans le crépuscule qui tombe peu à peu sur l’Elysée, une petite foule avance lentement. Des hommes et des femmes de tous les âges, parfois si jeunes que l’on doute qu’ils aient jamais eu à voter pour l’homme qui vient de « s’éteindre paisiblement », comme l’a fait savoir sa famille, ce jeudi 26 septembre. C’est ainsi : les présidents qui meurent emportent souvent un peu de notre vie avec eux, et ceux qui sont là, patientant en file indienne jusque devant la place Beauvau, dans le 8e arrondissement de Paris, viennent autant rendre hommage à l’ancien chef d’Etat que se souvenir qu’il a accompagné un morceau de leur propre existence.

Jacques Chirac est mort quelques heures plus tôt. Alors que la rumeur d’une aggravation de son état de santé courait depuis plusieurs jours, son gendre Frédéric Salat-Baroux a annoncé la nouvelle à l’Agence France-Presse (AFP) autour de midi, et déjà cette information engloutit tout. Sur toutes les chaînes de télévision, toutes les radios, plus rien n’existe. Pas même cette grave explosion d’une usine chimique à Rouen qui, en d’autres circonstances, aurait frappé les esprits. Emmanuel Macron l’a bien saisi. « Nous, Français, nous perdons un homme d’Etat que nous aimions autant qu’il nous aimait », a-t-il souligné en décidant d’ouvrir le palais de l’Elysée, dès 20 heures et « aussi longtemps qu’il le faudra », à cette longue file venue témoigner son attachement au président défunt.

Ce décès ne ressemble pas tout à fait à celui des présidents précédents. De Gaulle avait disparu comme un monument qui s’effondre. Pompidou, par surprise. Le jour de la mort de François Mitterrand, une partie du pays s’était précipitée vers les fleuristes pour acheter des milliers de roses rouges – symbole du parti socialiste. Puis, on avait vu se dresser les affidés, sourcilleux comme des gardiens du temple, pour empêcher que s’expriment des réserves ou que l’on réclame un inventaire.

Une image légendaire

Jacques Chirac, lui, s’est éteint sans drame ni trauma, retiré depuis plusieurs années de la vie publique pour mieux dissimuler les ravages de la vieillesse. Au 4, rue de Tournon, dans le bel hôtel particulier mis à disposition des Chirac par l’homme d’affaires François Pinault, le secret a été si étroitement préservé que plus personne dans le quartier n’a vu Jacques Chirac depuis déjà plusieurs années et cette méconnaissance a largement contribué à préserver intacte une image légendaire.

Cela ne fait pas dix minutes que sa mort a été annoncée que fleurissent déjà sur les télévisions et les réseaux sociaux, ces chromos d’une époque disparue. Un grand type en costume large, la clope au bec et la blague facile et c’est comme si la nostalgie pour un monde qui ne reviendra plus s’était substituée aux éloges qui habituellement accompagnent les deuils.

Chirac a de la chance : les archives regorgent de photos, d’extraits de débats, de saynètes qui sont comme autant de moments cultes que même les plus jeunes connaissent. Y a-t-il un autre responsable politique dont la figure et la voix ont été autant déclinées en sketchs ou même en chansons ? Ses expressions à la Audiard, son accent français face aux services israéliens − « What do you want ? Me to go back to my plane ? » − ses mimiques et jusqu’à sa marionnette ont envahi en un instant les écrans et les réseaux sociaux.

A peine une heure après sa mort, ont débarqué rue de Tournon, une dizaine de journalistes japonais qui commentent depuis Paris les images diffusées au Japon de Chirac à Kyoto, Chirac au combat de sumo, Chirac en compagnie de l’empereur. Ce ne sont plus des nécrologies, c’est une longue rétrospective des meilleurs moments d’un acteur.

« Ils racontent un homme »

Ce qui frappe, pourtant, c’est la tournure qu’ont vite pris, en France, les hommages. La mort, généralement, ne souffre pas les réserves. Mais Jacques Chirac est ainsi fait qu’il a laissé derrière lui un cortège d’amis lucides. Pas de panégyrique excessif, pas d’embaumement symbolique sous les compliments trop appuyés. Non, les chiraquiens acceptent que l’on passe son bilan politique au scanner, conscients de ses insuffisances et de ses contradictions. « Oui, il y a des critiques à faire, mais je n’ai pas envie de les chercher », a reconnu très tôt dans l’après-midi le Marseillais Renaud Muselier, comme un résumé de l’état d’esprit des anciens fidèles. Ils ne défendent pas un héritage. Ils racontent un homme. Tant pis pour les ratages ou les scandales qui accompagnèrent sa vie. Même l’ancien juge d’instruction Eric Halphen, qui a longtemps poursuivi Chirac dans l’affaire des HLM de la ville de Paris, ne trouve pas vraiment de contradicteurs lorsqu’il s’insurge sur Franceinfo : « Il a abaissé la fonction présidentielle en utilisant pour sa conquête de mauvais chemins. »

Au fond, dans un temps si prompt à vilipender les politiques, Jacques Chirac réussit ce curieux miracle de susciter une affection qui déborde largement son camp, mais une affection sans aveuglement.

On ne regrette pas un grand homme. D’ailleurs, qui songerait à le qualifier ainsi ? Dès les premières heures, la minceur du bilan – au moins sur le plan intérieur –, s’est exprimée sans fard. Sa « plasticité » idéologique, pour ne pas dire sa démagogie, est rappelée partout. Comme ses affaires judiciaires ou ses erreurs stratégiques. Mais un mot revient sans cesse : « sympathique ». C’est comme un sauvetage ou une compensation : l’humain chaleureux semble sans cesse invoqué comme pour rattraper le président médiocre. Même Lionel Jospin, si longtemps exaspéré par ce Chirac avec lequel il avait vécu une cohabitation tendue, de 1997 à 2002, assure « garder le souvenir de la vitalité de l’homme et des moments de cordialité que l’exercice du pouvoir peut préserver ».

Un geste attentif dans une cour de ferme, un regard rieur sur un plateau de télévision, voilà ce qui emporte le morceau dans cet instant de deuil. Certes, un ancien adversaire comme Valéry Giscard d’Estaing n’a rien oublié des trahisons passées. « J’ai appris avec beaucoup d’émotion la nouvelle de la disparition de l’ancien président de la République, Jacques Chirac. J’adresse à son épouse et à ses proches un message de profondes condoléances », a-t-il écrit avec un laconisme révélateur, dans un communiqué publié en début d’après-midi. Mais les autres figures de la droite ont choisi de souligner l’aspect le moins discuté de Jacques Chirac : son humanité.

Une somme de bons mots

« Je l’ai aimé simplement pour sa main, qui savait prendre la vôtre avec chaleur, souligne ainsi, dans une belle lettre manuscrite, Bruno Le Maire qui fût son ministre de l’agriculture. Je l’ai aimé pour cet appel téléphonique un soir de Noël, quand, après une année de travail harassante, il avait tenu à me joindre dans une vallée des Alpes pour me remercier avec ces mots si simples : “Je suis désolé du temps que j’ai pris à vos enfants”. »

François Fillon, qui avait disparu depuis deux ans après sa défaite à l’élection présidentielle, réapparaît soudain pour raconter, malgré leur mésentente passée, ce président qui accompagna aussi sa propre vie politique. « C’était même difficile d’avoir des conflits avec lui, reconnaît-il. Je me souviens d’avoir vu dix fois Philippe Séguin partir déjeuner avec Chirac avec la ferme intention d’en découdre. Puis, lorsqu’il rentrait, on lui demandait : “Alors ?” “Alors on a parlé de foot”. »…

C’était donc cela, ce grand fauve du pouvoir ? Une somme de bons mots, un appétit féroce et une cuirasse sur laquelle tout glisse ? Depuis que les hommages s’enchaînent, il devient clair que l’extraordinaire longévité politique du président est pour beaucoup dans sa capacité à transcender les générations. Quel Français de plus de 20 ans ne l’a pas connu dans l’un ou l’autre moment de sa vie ? « Jacques Chirac, c’est quand même l’homme politique qui aura réussi à la fois, à me faire descendre dans la rue contre les lois Devaquet de son gouvernement à l’automne 1986, et à me faire voter pour lui au nom de la défense de la République en mai 2002 », écrit ainsi Thierry, un lecteur du Monde.

« L’émotion efface le bilan »

Le 6 décembre 2017, les Français avaient tous en eux quelque chose de Johnny Hallyday. La mort de Jacques Chirac semble réunir pareillement, quels que soit les âges. Il est le frère, le père ou le grand-père de toutes les générations, une figure familière pour la plupart. Le Monde, qui a proposé à ses lecteurs d’apporter leurs témoignages, recueille en quelques minutes une série de démonstrations d’attachement à l’homme, malgré les regards sévères sur son action politique. « La tristesse du peuple français est aussi grande que la sympathie qu’il éprouvait pour lui, ce qui semble rattraper globalement un septennat raté et un quinquennat moyen. L’émotion efface le bilan », reconnaît ainsi Romain. « Enfant à l’école primaire en 1999 j’avais dû écrire le nom de trois adultes en qui j’avais entièrement confiance et qui me protégeraient, écrit de son côté Alban sur le fil de discussion ouvert par le journal. J’avais écrit le nom de mon père, celui de son meilleur ami… et Jacques Chirac. Je le voyais tout le temps à la télé et il me semblait si gentil. Pourtant ma famille était tout sauf pour le RPR ! »

Le quotidien britannique The Guardian résume le phénomène en une ligne lapidaire sous-titrant sa nécrologie : « One of France’s favourite politicians, despite a presidency marked by inaction » (« L’un des politiciens favoris en France, malgré une présidence marquée par l’inaction »).

Dès les premières heures après l’annonce du décès, une photo géante a été déployée à Tulle sur l’hôtel du département de Corrèze et des livres d’or ont été ouverts dans le village de Sarran, fief des Chirac. La « Corrèze est orpheline », « la Corrèze est en deuil », répètent en boucle les élus de droite comme de gauche du département. A quelque deux kilomètres de là, c’est un pont à Mostar, autrefois bombardé pendant la guerre en ex-Yougoslavie, qui a été habillé aux couleurs de la France en hommage à Jacques Chirac, qui avait rompu avec la neutralité affichée de François Mitterrand dans cette guerre des années 90 au cœur de l’Europe.

Restent les irréductibles adversaires. Ceux-là ont vite compris qu’en une journée de deuil, ils sont inaudibles. Mais on reconnaît la vigueur de leur détestation à la sécheresse de leurs communiqués. « Mort, même l’ennemi a droit au respect », a lâché en une phrase Jean-Marie Le Pen en début d’après-midi, comme si en dire d’avantage était au-dessus de ses forces. « Chirac, une carrière de politicien bourgeois qui aura coché toutes les cases, dénonce de son côté la porte-parole de Lutte ouvrière, Nathalie Arthaud, avant de lister “attaques anti ouvrières, “bruit et odeur” contre les immigrés jusqu’aux affaires et autres emplois fictifs ».

A 21 heures, les illuminations de la tour Eiffel se sont éteintes, en signe de deuil. Il a fallu attendre minuit pour que la pluie qui tombait drue sur Paris finisse par dissuader les derniers badauds venus signer le registre de condoléances mis à disposition par l’Elysée. Il n’est alors resté sur le perron du palais présidentiel qu’un portrait de l’ancien chef de l’Etat, sourire aux lèvres et regard flottant. Comme un souvenir s’effilochant dans la nuit.

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