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Jours tranquilles à Paris
28 octobre 2019

Critique - Arts : Toulouse-Lautrec, l’irrévérencieux

lautrec22

Par Harry Bellet

Au Grand Palais, à Paris, une exposition passionnante montre l’inventivité formelle du peintre, indifférent aux conventions et aux classes sociales.

Pourquoi aller au Grand Palais voir ce qu’offre le magnifique Musée Toulouse-Lautrec d’Albi, la file d’attente en moins ? C’est la question qui se posait lors de la dernière rétrospective de l’artiste à Paris, en 1992. Elle n’a pas lieu d’être dans celle-ci. Certes, les prêts d’Albi sont nombreux et généreux. Mais Danièle Devynck et Stéphane Guégan, les commissaires de la présente exposition, en ont obtenu bien d’autres (200 œuvres en tout) et les toiles sont venues du monde entier constituer une exposition passionnante. On a jugé inutile cette fois de reconstituer les canapés du bordel de la rue des moulins… Ici, il s’agit de montrer l’artiste, et quel artiste ! On sort au moins convaincu d’une chose : sans Lautrec, le jeune Pablo Picasso aurait tâtonné bien plus longtemps, et beaucoup d’autres comme lui.

Lautrec est un aristocrate : la lignée des comtes de Toulouse remonte aux Carolingiens. Il peut avoir parfois l’autorité de sa caste, il en a aussi le dédain des conventions. Son ami Thadée Natanson – dont est réédité fort à propos le Un Henri de Toulouse-Lautrec [le 16 octobre aux éditions de la Réunion des musées nationaux] – raconte, dans ses souvenirs, l’anecdote du père d’Henri, assis à table à côté d’un archevêque, et regrettant à haute voix l’époque où un Toulouse-Lautrec pouvait, si tel était son bon plaisir, galipoter un moine et le faire pendre ensuite…

Lautrec est aussi à bonne école, pour ce qui concerne son éducation artistique. « Le milieu familial est féru d’art, explique Stéphane Guégan, mais d’art animalier. Le père est un cavalier accompli, ami du peintre René Princeteau qui représente les courses comme personne. Mais c’est aussi, et pour ces raisons, un homme qui s’intéresse à la chronophotographie telle que la pratique Muybridge, laquelle permet de fixer la décomposition des mouvements. »

Lautrec n’oubliera pas cette leçon-là, pas plus que celles reçues cinq ans durant dans l’atelier de Fernand Cormon, où il apprend le métier. Si Cormon est connu pour ses scènes historiques, et même préhistoriques grandiloquentes, ses élèves penchent nettement vers une forme de « naturalisme », au sens où l’entendait Emile Zola. Il s’agit de « faire vrai mais non pas idéal ».

Surnommé « l’éléphant »

C’est ce que retient Lautrec. « Le naturalisme, dit Stéphane Guégan, c’est alors la modernité. A 18 ans, il a déjà cette maîtrise, et cette capacité à rendre intense la vie, tout en portant sur ses sujets un regard sans préjugé. Il ne stigmatise pas, ne diabolise pas, il est dans le plaisir et la découverte des individus, et ne tient aucun compte des catégories sociales. »

Même s’il peut avoir la dent dure, comme en témoigne cette hilarante parodie de Puvis de Chavanne, un des héros de l’époque, en reprenant un de ses succès, Le Bois sacré cher aux arts et aux muses. A des corps éthérés, il redonne l’impudeur et, se représentant au milieu des personnages, mais seul de dos, reconnaissable à sa petite taille – il mesurait 1,52 mètre –, montre ses fesses.

LES FEMMES DE TOULOUSE-LAUTREC SONT DES FILLES DU PEUPLE, CELLES DES MAISONS CLOSES

Et puis, il y a les femmes, rousses de préférence. Il a toujours aimé leur compagnie. Elles l’ont élevé, depuis sa mère qui s’astreint à apprendre le latin pour pouvoir le lui enseigner, jusqu’aux prostituées, qui l’ont surnommé « l’éléphant »… Il fait d’ailleurs du pachyderme son totem : quelques dessins, peu connus, pour les décors d’une pièce de théâtre, en sont une double démonstration. L’éléphant est la base du dessin, et de surcroît c’est le portrait craché de Dumbo : Lautrec n’a pas seulement inspiré Picasso ou les Duchamp, mais aussi les dessinateurs de Walt Disney !

Les femmes de Toulouse-Lautrec sont des filles du peuple, celles des maisons closes. Dans un registre qui pourrait être de l’ordre du scabreux, du voyeurisme, il les montre dans leur intimité, pas au travail. Elles discutent entre elles, sont rêveuses, attendent la visite médicale ou le client, mangent à la cantine de la Maison, presque en famille comme dans un tableau rarement vu, prêté par le musée de Budapest… Il ne les blâme ni ne les méprise jamais.

« Au Cirque Fernando », son premier chef-d’œuvre

Toulouse-Lautrec tolère tout : l’homosexualité masculine, en peignant Oscar Wilde, alors poursuivi pour ce fait par la justice britannique. La féminine, en représentant des pensionnaires de bordel – mais peut-être aussi des clientes, elles sont autorisées à les fréquenter à partir de 1880 – tendrement mais chastement alanguies.

L’anarchisme lui plaît aussi, par l’absolue liberté, y compris de mœurs, revendiquée par les libertaires. Il a ainsi fréquenté l’écrivain anarchiste Georges Darien, représenté aussi souvent le journaliste Félix Fénéon – qui sent alors le souffre car accusé d’avoir caché des explosifs – par ailleurs défenseur de son œuvre. Tout cela sans sembler marquer le moindre intérêt pour la politique. Dans une lettre, il dit à un éditeur : « Je ne suis pas un de ces peintres qui répondent à l’actualité. » Dans l’air du temps, mais pas militant.

L’ANARCHISME LUI PLAÎT, PAR L’ABSOLUE LIBERTÉ, Y COMPRIS DE MŒURS, REVENDIQUÉE PAR LES LIBERTAIRES

On trouve le même éclectisme dans le choix de ses lieux d’exposition : il peut, en 1887, exposer avec des amis (dont Van Gogh) dans une gargote de Clichy, et l’année suivante au prestigieux Salon des XX, à Bruxelles. Et là, du haut de sa petite taille et de ses siècles de noblesse, provoquer en duel un plus grand que lui qui avait insulté Van Gogh.

Il y montre ce qui, pour les historiens d’art, est son premier chef-d’œuvre, Au Cirque Fernando. Il y parvient à traduire le mouvement, la dynamique du spectacle. Et n’hésite pas à représenter au premier plan les testicules et l’anus du cheval. Certains ont trouvé cela inconvenant. Mais ça, c’est Lautrec.

Surtout, il ne se contente pas des cimaises ordonnées des galeries et des salons : il va dans la presse, descend dans la rue. « Ce qui va propulser sa carrière, après le succès des “XX”, explique M. Guégan, c’est l’affiche du Moulin Rouge, que l’on va voir dans tout Paris. Il est certes très flatté d’avoir exposé à Bruxelles, mais au fond, peu lui importent les lieux. Il expose partout. » Il prend en main sa carrière, diffuse son art par l’affiche, par le dessin de presse, des albums illustrés comme la série « Elles », et jusqu’à un vitrail réalisé par Tiffany. Et ça paye ! A des clients qui lui demandent des tableaux, il répond n’avoir rien de disponible.

Puissance évocatrice

On comprend mal aujourd’hui ce que cette fameuse affiche avait de frappant, voire de scandaleux. Certes on en apprécie toujours la force plastique, même si l’exposition en montre une version tronquée, amputée du lé supérieur où étaient scandés les mots « Moulin Rouge » ! La Goulue y est représentée dans ce côté explosif de la danse, que John Huston a montré dans le film Moulin Rouge (1952), projeté à proximité, mais seuls les contemporains de Lautrec pouvaient en percevoir toute la puissance évocatrice : la culotte blanche, que la danseuse dévoile si généreusement, était, à l’époque de nos grands-mères (ou arrière grands-mères), fendue, pour permettre de satisfaire promptement les urgentes nécessitées humaines… Cela, Lautrec ne le montre pas, comprenant que l’imaginaire du spectateur complétera puissamment la force de son dessin.

Trop fort pour la chanteuse Yvette Guilbert, qui refuse le projet d’affiche fait à son intention, pour lui préférer un Steinlein plus flatteur. Mais idéal pour La Goulue, qui, sur le déclin, s’exhibait dans une baraque foraine. Elle lui commande deux grands panneaux qui alléchent le chaland. « Elle voulait que ce soit lui, affirme Stéphane Guégan car, disait-elle, son art attirait les yeux. Thadée Nathanson a dit du panneau de droite que c’est comme La Transfiguration de Raphaël. Le merveilleux forain devient une forme de sacré : l’apparition de quelque chose qui déborde de la condition humaine. »

Mais les abus ont raison de la vitalité de Toulouse-Lautrec. Les ultimes salles de l’exposition en témoignent, tristement. Les trois dernières années de sa vie (il meurt en 1901, à 36 ans), il fléchit, s’embourbe. Alcoolique, et pas qu’un peu : sa famille décide de le sevrer. Ou s’y essaye. On l’interne dans une clinique de Neuilly : il y dessine le monde du cirque, de mémoire. Autrefois grouillants de spectateurs, les gradins y sont désormais vides.

« Toulouse-Lautrec, résolument moderne ». Galeries nationales du Grand Palais, entrée square Jean-Perrin, Paris 8e. Jusqu’au 27 janvier 2020, lundi, jeudi et dimanche de 10 heures à 20 heures, mercredi, vendredi et samedi de 10 heures à 22 heures. Fermé le mardi. Entrée : 15 €. Catalogue : 352 p. 45 €.

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