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Jours tranquilles à Paris
2 novembre 2019

D’un cabinet d’avocats à la Banque centrale européenne : Christine Lagarde, les clés d’une ascension

lagarde

Par Marie Charrel, Solenn de Royer

Christine Lagarde, l’ancienne directrice générale du FMI doit prendre ses fonctions de présidente de la BCE le 1er novembre. Sans doute le poste le plus exposé de sa carrière.

Les berlines sombres s’arrêtent devant le numéro 700 de la 19e rue, où siège le Fonds monétaire international (FMI), non loin de la Maison Blanche. Ce 28 septembre, le Tout-Washington du pouvoir et des affaires a été convié à la fête donnée en l’honneur de la directrice générale du Fonds, Christine Lagarde, qui vient d’être nommée à la tête de la Banque centrale européenne (BCE). Le déroulé de la soirée a été précisé aux 250 invités : cocktail à 18 heures, « dîner formel » à 19 heures, « after party » à 21 h 15.

L’austère hall en marbre a été décoré de tentures. S’y croisent le milliardaire indien Lakshmi Mittal, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine (Fed, banque centrale) Alan Greenspan, ou encore David Rubenstein, cofondateur de Carlyle, l’un des plus puissants fonds d’investissement au monde. La « First Daughter », Ivanka Trump, est là, flanquée de son mari, Jared Kushner. La chef du service économie de ­Paris Match, Marie-Pierre Gröndahl, est présente pour couvrir ce dîner, dont elle fera le récit dans son article « Christine Lagarde : départ en fanfare », paru le 6 octobre.

Se produisent orchestre et danseurs de claquettes, mais aussi une soprano et une étoile du Ballet de Washington, venue danser un bout du Lac des cygnes. Pendant le cocktail, la directrice générale, vêtue d’une robe Chanel, passe d’un groupe à l’autre : « Comment va la famille ? », « Et ton job ? »… « Elle a fait du Christine Lagarde, commente l’une des personnes présentes. En quarante-cinq minutes, elle avait salué les 250 invités. Je l’ai toujours vu faire ça. C’est sa méthode, sa force. »

Durant le dîner, auquel assistent son mari, l’homme d’affaire marseillais Xavier Giocanti, et son fils Thomas, les personnalités n’ayant pu venir se succèdent sur un écran géant pour rendre hommage à celle qui a dirigé le FMI entre 2011 et 2019.

Bono, le leader du groupe irlandais U2, y va, lui aussi, de son compliment : « Quand je suis arrivé dans une petite station suisse où se retrouvent chaque année les puissants du monde, j’ai entendu des participants dire qu’une rock star était attendue à Davos et qu’elle allait secouer le sommet. J’étais assez flatté qu’on parle de moi en ces termes. Avant de réaliser que la rock star en question, ce n’était pas moi, mais Christine Lagarde ! » Les invités n’en croient pas leurs yeux quand la « rock star » s’empare du micro et se met à chanter Edith Piaf, sûre de son effet : « Non, rien de rien/Non, je ne regrette rien/Ni le bien qu’on m’a fait, ni le mal/Tout ça m’est bien égal… »

Femme puissante

Le 1er novembre, Christine Lagarde, 63 ans, tournera la page américaine de sa carrière pour prendre la présidence de la BCE, à Francfort. Succédant à l’Italien Mario Draghi, elle sera la première femme à diriger la plus importante institution de la zone euro, au cœur de la politique économique commune.

Sa nomination est le résultat du « mercato » déclenché par les élections européennes de mai. En juillet, les chefs d’Etat et de gouvernement désignent l’Allemande Ursula von der Leyen à la tête de la nouvelle Commission européenne. Il fallait donc un(e) Français(e) à la BCE : Emmanuel Macron et Angela Merkel finissent par s’entendre sur l’ancienne ministre des finances de Nicolas Sarkozy. A l’automne 2018, dans le Financial Times, l’intéressée avait pourtant affirmé ne désirer aucune des hautes fonctions européennes. « Honnêtement, je ne demandais rien du tout, confirme-t-elle au Monde. Je l’ai d’ailleurs dit au président : des gens très bien peuvent remplir cette mission. Pourquoi venez-vous me chercher ? »

« C’EST LE MYSTÈRE : COMMENT QUELQU’UN D’AUSSI NORMAL A SU GRAVIR TOUTES CES MARCHES AVEC SUCCÈS ? »

CHRISTOPHER BAKER, AVOCAT AMÉRICAIN

De passage à Paris fin septembre, Christine Lagarde a donné rendez-vous au bar privé du très chic Cercle de l’Union interalliée, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Haute silhouette élégante, chevelure argentée et robe gris perle, elle a « vingt minutes », et précise que c’est déjà beaucoup. Voix grave. Sourire courtois, mais ferme. Elle restera finalement un peu plus d’une heure, assise très droite sur le bord du canapé. « Toutes mes bifurcations ont été le fruit de rencontres, de hasards, sans aucun doute de chance », insiste-t-elle.

C’est l’un de ses paradoxes, un mystère. A chacune de ses nominations, celle qui est régulièrement classée par les journaux anglo-saxons comme l’une des plus puissantes femmes du monde assure n’avoir jamais eu de plan de carrière.

Pourtant, elle n’a cessé de briser des plafonds de verre : première femme à la tête de Baker McKenzie, le plus grand cabinet d’avocats d’affaires américain, en 1999 ; première femme ministre des finances, en 2007 ; première directrice générale du FMI, en 2011 ; première présidente de la BCE, huit ans plus tard, avec un directoire presque exclusivement masculin… Première partout, l’air de rien. « Il y a un code Lagarde, et il est difficile à craquer », résume Gilles Bauche, l’un des conseillers du FMI.

Bataillon de fidèles

Il est vrai qu’elle laisse peu de prise. « Elle est toujours nickel », résume le ministre de l’économie, Bruno Le Maire. « Elle maîtrise tout », abonde le président de Publicis Consultants, Clément Leonarduzzi, qui l’a conseillée pendant l’affaire Tapie.

L’avocat américain Christopher Baker a essayé de la cerner. Il est le petit-fils de Russell Baker, créateur du cabinet Baker McKenzie en 1949, et le fils de Wallace R. Baker, fondateur du bureau parisien du cabinet, en 1963, et recruteur de Christine Lagarde il y a près de quarante ans. Quand nous le rencontrons dans un café de la place du Trocadéro, à Paris, le sexagénaire sort un carnet Moleskine où il a noté quelques mots pour décrire « Christine ». Il lit à haute voix : « Ouverture, naturel, écoute. » Une pause. « Aujourd’hui : expérience, maturité, autorité » ; « pas arrogante mais fière ». Il se tait, reprend : « Et puis, j’ai noté aussi : ambition, avec un point d’interrogation. » Il s’explique : « C’est le mystère : comment quelqu’un d’aussi normal a su gravir toutes ces marches avec succès ? »

L’intéressée persiste : « Je n’ai jamais eu les dents qui rayaient le parquet pour devenir directrice générale du FMI. » Il est vrai que son arrivée au Fonds est d’abord le résultat de la démission précipitée de Dominique Strauss-Kahn (DSK), mis en cause dans l’affaire du Sofitel, à New York. « Elle a pris la tête d’une institution en plein désarroi, traversant une profonde crise de confiance », raconte Douglas Rediker, à l’époque représentant des Etats-Unis au FMI. En quelques mois, alors que la crise des dettes souveraines secoue l’Europe, elle parvient à regonfler le moral des équipes.

Si DSK s’appuyait sur trois ou quatre des vingt-quatre directeurs de département du FMI en fonction des dossiers, Christine Lagarde, elle, les réunit tous régulièrement. En prenant soin d’écouter chaque opinion – en particulier celles différentes de la sienne. Façon de désarmer les oppositions et de bâtir du consensus.

« On peut lui faire confiance : elle ne se défile jamais, même dans les dossiers minés », raconte Olivier Blanchard, chef économiste de l’institution entre 2008 et 2015. Comme en 2013, lorsque l’économiste Daniel Leigh et lui publient un article admettant que le FMI a sous-estimé les effets négatifs de l’austérité en Europe, à cause d’un mauvais coefficient de calcul… Leur mea culpa soulève des réactions d’autant plus douloureuses que des pays de la zone euro, comme la Grèce, appliquent encore les mesures de rigueur recommandées par le Fonds. Qu’importe : la « DG » défend ses économistes. Ces derniers lui en sont redevables et viennent grossir les bataillons de ses fidèles – pour ne pas dire de ses fans.

« Regard dubitatif et ironique »

Au FMI, son bilan est plutôt positif, même si certains lui reprochent de ne pas avoir suffisamment tenu tête aux Américains, s’alignant trop facilement sur leurs positions. En dehors de la crise grecque, où le FMI fut critiqué, elle a réformé la gouvernance pour accorder un peu plus de poids aux pays émergents, et fait entrer le yuan parmi les monnaies de référence. « Elle a adouci l’image de la maison aux yeux du monde : avant, les gens manifestaient dans la rue pour nous critiquer, maintenant, ils veulent prendre des selfies avec elle », résume David Lipton, son numéro deux pendant huit ans.

Au fil des ans, Christine Lagarde a élargi le champ de travail des équipes aux questions des inégalités et du changement climatique. En outre, elle a instauré la prise en compte de l’égalité des genres au sein des programmes d’aide. Une petite révolution pour une institution jusque-là uniquement concentrée sur les grands équilibres économiques.

« Cela illustre surtout le fait que l’économie n’est pas sa passion première : elle s’intéresse beaucoup plus à la géopolitique et aux sujets sociétaux », nuance un ancien de l’institution, Romain Rancière, désormais professeur à l’Université de Californie du Sud.

De facto, Christine Lagarde, juriste de formation, n’est pas économiste. Elle n’est pas banquière centrale non plus. Bercy, FMI, BCE : à chacune de ses nominations, les interrogations sur ses compétences ont refait surface, teintées de misogynie. Cet été, quelques observateurs ont glissé des commentaires condescendants sur son CV. Ces attaques récurrentes la font sourire : « Même à mon niveau, c’est toujours la même chose pour les femmes : il y a cette espèce de regard dubitatif et ironique. Il faut constamment donner la preuve de sa légitimité. »

Distribution de M & M’s

Chez elle, le sujet demeure épidermique. Certaines répliques ont contribué à forger sa légende de femme forte. « Celui qui est beau, tu lui dis qu’il est intelligent ; celui qui est intelligent, tu lui dis qu’il est beau ! », a-t-elle souvent suggéré, paraphrasant l’influente conseillère de Pompidou et de Chirac, Marie-France Garaud.

Au moment de la crise financière de 2008, sa sortie sur « Lehman Sisters », qui aurait certainement « causé moins de problèmes » que Lehman Brothers, a marqué les esprits. L’ancien ministre de l’économie Michel Sapin se souvient, pour sa part, d’un G20 finances en Australie, en 2014. La directrice du FMI avait grimacé en découvrant le cadeau du ministre australien à ses pairs : des boutons de manchettes frappés d’un kangourou. Elle s’était levée, remerciant froidement pour « ce cadeau qui fera très plaisir à [son] mari ».

« SON AVANTAGE COMPARATIF N’EST PAS SA COMPÉTENCE SUR LES DOSSIERS TECHNIQUES, MAIS SES QUALITÉS POLITIQUES ET DIPLOMATIQUES »

PASCAL LAMY, ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’OMC

A ceux qui s’interrogent encore sur son supposé manque de connaissances économiques, l’ancienne championne de natation synchronisée répond : « Pas besoin de savoir jouer tous les instruments pour être chef d’orchestre. » « Son avantage comparatif n’est pas sa compétence sur les dossiers techniques, mais ses qualités politiques et diplomatiques, sa capacité à incarner une institution à l’extérieur : voilà pourquoi on vient la chercher », estime Pascal Lamy, ancien patron (2005-2013) de l’Organisation mondiale du commerce.

Cette légitimité diplomatique, Christine Lagarde l’a construite entre 2008 et 2011, pendant la crise, lorsqu’elle bataillait avec ses homologues européens pour éteindre la spéculation sur les dettes. Son sens du dialogue et son anglais parfait lui valent alors d’être remarquée dans les cénacles internationaux. « Quand les réunions de crise s’éternisaient, elle distribuait des M & M’s pour détendre l’atmosphère avant de remettre tout le monde au travail », raconte le membre d’une délégation.

A côté des ministres des finances européens – dont certains, peu charismatiques, peinent à se libérer du jargon technique –, son franc-parler détonne. Pour autant, son sérieux tout comme ses convictions libérales (teintées de « social », tient-elle à préciser) sont appréciés de ses pairs, notamment outre-Rhin. « Pour les Allemands, c’est une Française rassurante », juge l’ancien patron du Trésor et secrétaire général de l’Elysée sous Nicolas Sarkozy, Xavier Musca.

Mondialisation à la française

Christine Lagarde devient ainsi le visage d’une mondialisation à la française, compatible avec le pragmatisme anglo-saxon. « Sa bonne connaissance du milieu des affaires, plutôt rare chez les officiels français, m’a impressionné », se rappelle Mark Sobel, un historique du Trésor américain. Ce qui lui vaut quelques jalousies à Paris, où une poignée de politiques persiflent encore : « En fait, elle excelle surtout dans les relations publiques. »

Acquise très tôt, cette dimension internationale est l’une des clés de son ascension. Dès l’origine. Dans la lettre de motivation qu’elle envoie au cabinet Baker McKenzie, le 20 mars 1981, la jeune Christine Lallouette – qui se recommande du fils de Simone Veil, l’avocat Jean Veil – met en avant « le caractère anglo-saxon de son orientation ». Elle a 26 ans. Dans son CV, elle mentionne sa maîtrise d’anglais et « un séjour d’un an et demi aux Etats-Unis en 1973 et 1974 », clôturé par un stage dans le « staff » de William Cohen, un élu républicain de l’Etat du Maine. C’est la mort de son père, professeur d’anglais à l’université de Rouen, qui l’a poussée à partir aux Etats-Unis, à 17 ans. Il se désespérait de son piètre niveau en anglais ; elle deviendra bilingue.

Vingt-deux ans après avoir été recrutée chez Baker McKenzie, c’est encore grâce à l’international qu’elle entre en politique en France. En 2003, le premier ministre Jean-Pierre Raffarin a lu des articles élogieux sur « le succès américain » de cette « first french lady ». Christine Lagarde vit alors à Chicago (Illinois), où elle officie depuis 1999 à la tête du comité exécutif de Baker McKenzie. M. Raffarin la nomme à son Conseil pour l’attractivité, composé de chefs d’entreprise censés l’aider à réfléchir aux moyens d’améliorer l’image de la France à l’étranger. « Elle avait une culture internationale qu’on trouve rarement en France », précise l’ancien premier ministre. Mais c’est Dominique de Villepin qui, sur les conseils de son ministre de l’économie, Thierry Breton, lui propose, en 2005, de l’intégrer au gouvernement. L’avocate hérite du commerce extérieur et quitte Chicago. En 2007, Nicolas Sarkozy et François Fillon la nommeront à l’agriculture, puis à Bercy.

C’est encore la scène internationale, mais cette fois pour y retourner, qui joue en sa faveur au moment où se pose la question de la succession de DSK à la tête du FMI, en 2011. « Christine s’est imposée à la barbe de tous, y compris contre Sarkozy et Fillon », se souvient Dominique de Villepin. « Le FMI, c’est Merkel plus que Sarkozy », confirme François Fillon, qui a entretenu d’excellentes relations avec « la plus loyale » de ses ministres et l’a vue à regret quitter le gouvernement.

« Même pas mal »

Elle, en revanche, n’en a aucun. Christine Lagarde reprend l’avion pour les Etats-Unis sans se retourner. Elle n’a pas aimé la brutalité de la politique, les rivalités, la « piètre gestion des ressources humaines ». Les critiques sur son supposé manque de sens politique l’ont échaudée. En 2007, alors qu’elle arrive à Bercy, elle a été surnommée « Christine Lagaffe » après avoir évoqué la rigueur à contretemps, alors que la crise était sur le point de frapper. Elle s’est aussi illustrée en expliquant que « la bicyclette » était le meilleur moyen de pallier la hausse du prix de l’essence, dans les grandes villes. M. Sarkozy s’agace de son apparence « grande bourgeoise », en décalage avec le quotidien des Français.

Dans l’adversité, cette femme pudique et corsetée ne casse pas. Si elle est touchée, elle ne le montre pas. En 2007, en marge d’un « VO » (voyage officiel) présidentiel, la ministre raconte à la patronne du Medef, Laurence Parisot, les conseils que lui donnait son entraîneur de natation quand l’effort devenait trop dur : « Serre les dents et souris. » « Elle sait passer par-dessus les choses avec élégance, résume Anne Lauvergeon, ancienne patronne d’Areva. Dans le rapport de force, elle est un mélange de “même pas mal” et de sens de l’écoute. »

A l’aube de la présidentielle de 2017, Christine Lagarde, dont la cote de popularité est alors excellente, laisse parler ceux qui l’imaginent revenir de Washington pour se présenter à la primaire de la droite. En réalité, elle n’a jamais considéré sérieusement cette option. Ses sept ans passés en politique lui ont laissé un goût amer.

Et l’affaire Tapie, qui l’a meurtrie, a achevé de la décourager. En 2016, l’ex-ministre de l’économie a été jugée coupable par la Cour de justice de la République (CJR), mais dispensée de peine. La Cour a considéré qu’elle avait agi « avec négligence » en autorisant en 2007 une procédure arbitrale avec Bernard Tapie pour solder son litige avec le Crédit lyonnais. Cet arbitrage avait attribué plus de 400 millions d’euros d’argent public à l’homme d’affaires. Selon la décision de la CJR, Christine Lagarde « s’est impliquée personnellement dans la décision de ne pas faire de recours contre l’arbitrage ». « C’est fini, c’est derrière moi, je ne veux plus en parler », prévient-elle froidement au sujet de cette affaire.

Du Vatican à Hollywood

A l’exception d’Eric Woerth, de Valérie Pécresse et de François Fillon – venu deux fois à Washington –, elle ne revoit pas – ou très peu – les responsables politiques français. Et n’a gardé aucun ami. « Ça existe les amis en politique ?, interroge-t-elle. Je ne suis pas sûre d’en avoir croisé beaucoup. » Aujourd’hui encore, la nouvelle patronne de la BCE se refuse à commenter la vie politique nationale. Tout juste se dit-elle « bluffée » par la présidentielle de 2017, suivie de loin. Et « très attristée » de « la chute de François Fillon ». Rien de plus : « J’ai décroché de ce monde-là, je n’ai pas envie d’y retourner. »

Son monde à elle est ailleurs. Au fil de la conversation, elle égrène sans forfanterie les noms de ses innombrables relations, évoquant ses « dîners » avec son ancien patron, l’ex-élu américain William Cohen, et « sa divinissime épouse », son amitié pour Bono ou encore l’actrice Meryl Streep. Sans compter Barack Obama, rencontré du temps où elle était avocate à Chicago, qui lui a fait suivre un mot « formidable ».

« Si je regarde mon téléphone, j’ai beaucoup de numéros de personnes croisées au fil de ma vie », admet celle qui assure tenir également sa réussite de sa « bonne résistance physique », fruit de « l’hérédité » autant que de la discipline qu’elle s’impose : natation et yoga, étirements dans les ascenseurs. Et jamais d’alcool – quitte à feindre de savourer les verres qu’on lui tend dans les cocktails.

« SA RÉUSSITE EST RASSURANTE POUR CEUX QUI PENSENT QU’IL FAUT FORCÉMENT SAVONNER LA PLANCHE DU VOISIN POUR RÉUSSIR »

GÉRARD MESTRALLET, ANCIEN PATRON DE SUEZ

Christine Lagarde raconte aussi volontiers son entretien avec le pape François, en 2014. La directrice du FMI l’avait sollicité pour lui parler des prêts à taux zéro qu’elle a fait voter pour les pays en développement. Le saint-père venait de dénoncer, devant les Nations unies, les taux usuriers pratiqués par les institutions internationales. A Rome, elle se procure une mantille, mais n’a pas le temps de la mettre avant l’audience. « Pardon, mon Père », dit-elle, devant le pape qui sourit : « Prrrrotocolé, prrrrotocolé… » L’entretien dure une heure. « Ce que vous avez dit aux Nations unies n’est pas juste », argue la directrice du FMI. « Excusez-moi, j’ai été mal informé », répond le pape.

Du Vatican à Hollywood en passant par la finance internationale, son réseau est pour le moins éclectique. « C’est la spécificité de Christine, analyse Anne Lauvergeon. Elle a ce sens du réseau très peu courant en France, encore moins chez les femmes : décomplexé, à l’américaine. » Mêlant le « small talk » et les confidences personnelles aux sujets de fond pendant les cocktails, elle entretient des amitiés de longue durée. Notamment avec Angela Merkel. « Elle m’offre de la musique, et je lui amène mes confitures de framboise », confie Mme Lagarde. Des confitures fabriquées dans sa maison de Normandie, lorsqu’elle n’est pas à Marseille, auprès de Xavier Giocanti. « Pendant la crise des dettes, Merkel prenait rarement une décision importante sans savoir auparavant ce qu’en pensait son amie Christine », se souvient un responsable européen.

« Elle a de la mémoire »

Côté business également, la Française cultive les liens sans en avoir l’air. Par exemple avec Gérard Mestrallet, ancien patron du groupe gazier Suez. Elle le rencontre en 2003, au sein du Conseil pour l’attractivité de M. Raffarin. L’avocate et le géant du CAC 40 s’apprécient. Elle le retrouve ensuite à Bercy, quand elle pilote la fusion entre Suez et Gaz de France, en 2008, puis le croise dans les forums internationaux sur l’énergie.

Il y a quelques mois, elle lui a demandé de présider la Coalition pour la tarification du carbone, une instance internationale réfléchissant au contrôle des émissions de CO2. « Elle a de la mémoire et elle sait ce qu’elle veut », note Jean-Pierre Raffarin.

A Davos, où le gratin international se réunit tous les ans pour débattre de la marche du monde, elle retrouve ces relations tissées depuis ses débuts. Là, parmi les patrons et les chefs d’Etat, Christine Lagarde est à son aise. Certains pariaient même qu’elle succéderait à Klaus Schwab, le président du forum.

Elle se défend pourtant d’être une représentante de l’élite mondialisée. Assure être une personne « normale », attachée à la protection des plus fragiles.

Sur son bureau du FMI trônait la photo de Maximiliana Taco, une villageoise rencontrée lors d’un voyage au Pérou. Cliché qu’elle affirme avoir glissé dans ses valises pour Francfort. Un engagement sincère, selon ceux qui l’ont côtoyée au Fonds : « Chaque fois que nous visitions un pays ensemble, elle organisait un dîner avec des femmes de la société civile, pour ne pas se contenter de la vision des hommes au pouvoir », raconte Abebe Aemro Selassie, directeur du département Afrique du FMI.

Premier prix de camaraderie

Au gouvernement, si ses collègues louaient une « excellente camarade », certains s’agaçaient parfois de son côté « bon élève » soucieuse de « plaire ».

Le 7 mai 2009, pour le deuxième anniversaire de la victoire de Nicolas Sarkozy, la ministre de l’économie chante « happy birthday to you », façon Marilyn. La lettre d’allégeance qu’elle destinait à ce dernier – découverte par les enquêteurs lors d’une perquisition chez elle dans le cadre de l’affaire Tapie – avait également suscité des sourires ironiques. « Cher Nicolas, écrivait-elle. Je suis à tes côtés pour te servir. Si tu m’utilises, j’ai besoin de toi comme guide et comme soutien : sans guide, je risque d’être inefficace, sans soutien je risque d’être peu crédible. Avec mon immense admiration. »

En 2003, au lendemain du discours de Dominique de Villepin à la tribune de l’ONU contre l’intervention en Irak, Christine Lagarde, alors à la tête de Baker McKenzie, lui écrit pour lui dire que ses propos avaient « fait du bien aux Français des Etats-Unis ». Elle glisse dans l’enveloppe la photo du ministre des affaires étrangères, découpée dans le New York Times. M. Villepin, qui ne lui avait pas répondu à l’époque, dit aujourd’hui que « c’est quelqu’un qui aime plaire et n’aime pas le conflit ».

De fait, la présidente de la BCE semble s’être peu aliéné d’amitiés. Elle-même n’est jamais médisante, y compris quand il s’agit de riposter. Pendant l’affaire Tapie, son équipe de défense lui a proposé à plusieurs reprises d’« abîmer » la partie adverse. Elle s’y serait opposée à chaque fois, assurent ses avocats. « Elle a réussi l’exploit d’avoir très peu d’adversaires », observe François Fillon. Gérard Mestrallet ne dit pas autre chose : « Elle n’a jamais fait de croc-en-jambe à personne. Sa réussite est rassurante pour ceux qui pensent qu’il faut forcément savonner la planche du voisin pour réussir ».

Ceux qui la côtoient soulignent que son sens de l’écoute et du dialogue sera une qualité précieuse à la BCE. Il n’en faudra pas moins pour ramener un peu de consensus dans les rangs de l’institution, où souffle un vent de rébellion.

Depuis plusieurs semaines, les gouverneurs affichent de profondes divisions sur les mesures de relance prises par Mario Draghi en septembre – en particulier la reprise des rachats de dettes publiques, contestée outre-Rhin. Et, fait rare dans le monde policé des banquiers centraux, ils étalent leurs critiques dans la presse. « Christine Lagarde devra trouver comment faire face à la prochaine récession, alors que la BCE a déjà tiré l’essentiel de ses cartouches lors de la précédente crise », prévient l’économiste Domenico Lombardi, un ancien du FMI. Probablement « le job » le plus difficile de sa carrière.

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