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Jours tranquilles à Paris
7 novembre 2019

Design : quand Cuba affichait ses couleurs pop

Par Anne-Lise Carlo

Tracts de soutien au Black Panther, posters à l’effigie du Che, affiches de cinéma... Dans les années 1960-70, les designers cubains érigent l’affiche en art décoratif et politique. Une école graphique à découvrir à travers deux expositions, à Paris et à Londres.

Il aura fallu attendre les soixante ans de la révolution cubaine pour exhumer ces trésors colorés des collections du Musée des arts décoratifs (MAD). Plus de 300 affiches cubaines stockées là depuis des années, grâce à une donation de 1979, que la conservatrice en chef Amélie Gastaut a fait resurgir pour raconter en images l’âge d’or graphique de l’île, des années 1960 et 1970. Intitulée sobrement « Affiches cubaines. Révolution et cinéma », l’exposition raconte une ébullition graphique haute en couleurs, qui va bien au-delà des seuls portraits des leaders révolutionnaires Che Guevara et Fidel Castro. « Longtemps méconnue en raison du blocus isolant l’île, cette école stylistique cubaine commence tout juste à sortir du huis clos dans lequel elle s’est pourtant construite », explique Amélie Gastaut.

Ainsi, en résonance avec le MAD, la Maison de l’illustration de Londres expose dans « Designed in Cuba : Cold War Graphics » la collection privée, patiemment amassée, de l’Anglais Mike Stanfield. Ce dernier se rend pour la première fois sur l’île en 1996 alors qu’il participe à une mission d’études sur les mammifères marins dans les Caraïbes. Dans une librairie située sur la Plaza de Armas à La Havane, il tombe sur une affiche de l’Organisation de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAAL). Fondée depuis La Havane en 1966 avec à sa tête Fidel Castro, l’organisation produit des centaines d’affiches et de magazines, exprimant la solidarité avec le mouvement Black Panther aux Etats-Unis, condamnant l’apartheid en Afrique du Sud et la guerre du Vietnam, et célébrant les icônes révolutionnaires de l’Amérique latine.

A l’origine distribuées gratuitement par milliers, les affiches de l’OSPAAAL sont aujourd’hui rares et recherchées. « La toute première sur laquelle tombe Mike Stanfield commémorait la résistance cubaine à l’invasion de la baie des Cochons par des opposants au régime de Castro, soutenus par les Etats-Unis », confie Olivia Ahmad, curatrice de l’exposition britannique. Plus de 170 productions graphiques, elles non plus jamais exposées jusque-là, sont ainsi présentées à Londres.

« Jusqu’en 1959, date de l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir, l’affiche cubaine était essentiellement commerciale, vantant la consommation de produits d’importation, avec comme modèle la publicité américaine. Mais pendant la période révolutionnaire, tout change. En 1961, sous l’impulsion de Che Guevara alors ministre de l’industrie qui interdit la publicité, l’affiche devient alors à visée politique, sociale et culturelle », explique Amélie Gastaut.

Ce qui frappe dans les deux expositions, c’est la variété des styles. On découvre ainsi le travail majeur du graphiste Alfredo Rostgaard, ancien directeur artistique de l’OSPAAAL et de ses publications, et ses célèbres affiches aux couleurs psychédéliques avec un Che iconique ou le président américain Nixon grimé en vampire. Beaucoup de graphistes cubains puiseront leur inspiration dans la tradition européenne de l’affiche illustrée ou dans le pop art. A la différence de nombreux pays communistes, où l’affiche ne doit obéir qu’au diktat esthétique du réalisme socialiste, Fidel Castro autorise une liberté créative sur le plan formel. Ce média de la rue, qui parle au plus grand nombre, plaît au dirigeant communiste. « Les graphistes ont témoigné qu’ils bénéficiaient à l’époque d’une “liberté totale” en termes de création et que l’expérimentation esthétique était même nourrie et encouragée », rapporte la curatrice anglaise Olivia Ahmad, qui a rencontré sur place les survivants de cette génération de designers.

La figure de Charlie Chaplin

Dans les années 1960 toujours, le graphiste cubain Felix Beltran, venu de la publicité et passé un temps par New York, casse les codes locaux avec une esthétique plus minimale et fonctionnaliste : deux couleurs, des formes géométriques simplifiées et une accroche très directe. Comme dans cette affiche destinée à une campagne pour l’économie d’énergie, comportant un seul mot, « CLIK », écrit en lettres capitales jaunes sur un fond uni bleu. Un style épuré assumé par Beltran mais lié aussi aux effets de la pénurie imposée par le blocus : le manque de matériel, d’encre et de papier oblige les graphistes cubains à redoubler d’imagination pour poursuivre leur travail. « Ces designers ont su transformer leurs restrictions matérielles en opportunités créatives. Ce sont des principes précieux qui continuent d’inspirer les designers contemporains travaillant à Cuba et ailleurs », estime Olivia Ahmad.

Au-delà des messages purement politiques, l’exposition du MAD accorde aussi une large place aux affiches de cinéma. Une fois au pouvoir, Fidel Castro désigne ainsi le 7e art comme l’un des principaux outils pour mener sa politique culturelle et éducative. Ce puissant vecteur populaire doit aussi lui servir à promouvoir et légitimer le régime dans les 600 salles que compte le territoire cubain, terre cinéphile. « Dès sa fondation en 1959 et jusqu’à la fin des années 1970, l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) devient le plus important commanditaire d’affiches. S’échappant des affiches de cinéma traditionnelles qui représentent plutôt l’acteur principal ou une scène du film, le modèle cubain est une interprétation libre du film par le dessinateur », explique la conservatrice Amélie Gastaut.

Ainsi, le graphiste Eduardo Munoz Bachs fait du Charlot de Charlie Chaplin un personnage récurrent de ces affiches. Cette figure d’exilé pauvre et victime de la politique américaine inspire l’artiste autodidacte d’origine espagnole installé à Cuba pour fuir le fascisme. Reste que certains de ces affichistes seront eux aussi menacés par la politique menée par Fidel Castro. Ce fut le cas du graphiste Antonio Fernandez Reboiro qui, persécuté pour son homosexualité, s’exilera en Europe en 1982. Ses affiches de cinéma, qu’il transforme en énigmes visuelles, surréalistes et colorées, ont elles aussi marqué leur époque.

A Londres, les commissaires ont choisi de consacrer un éclairage particulier aux femmes graphistes qui ont œuvré pour l’OSPAAAL, telles Daisy Garcia, Helena Serrano et Gladys Acosta Avila. Moins identifiées que leurs alter ego masculins, avec des collaborations plus ponctuelles, elles ont pourtant produit des œuvres aussi connues. Comme ce portrait emblématique du Che Guevara qu’Helena Serrano réalise en 1968 : « Cette femme travaillait pour le comité de propagande du gouvernement cubain mais elle avait été plus spécialement invitée à concevoir un poster OSPAAAL pour marquer le “Jour de la guérilla héroïque” en 1968, le premier anniversaire de la mort du Che. Elle a utilisé une image polarisée de Guevara comme point central et l’a posée au-dessus de l’Amérique du Sud. Elle a ensuite créé une série de cadres pour arriver à un effet d’optique éblouissant. Elle a peint le motif à la main via plusieurs couches de gouache, puis l’a imprimé à La Havane sur une presse offset », explique Olivia Ahmad. Alors que cette affiche reste la seule conception d’Helena Serrano pour l’OSPAAAL, elle est sans doute la plus emblématique de l’organisation, bien au-delà des frontières cubaines.

« Affiches cubaines. Révolution et cinéma 1959-2019 », au Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris 1er. Jusqu’au 2 février 2020.

« Designed in Cuba : Cold War Graphics », House of Illustration, 2 Granary Square, King’s Cross, London. Jusqu’au 19 janvier 2020.

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