Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
12 novembre 2019

Récit - La première édition du Festival de Cannes voit enfin le jour, à Orléans, 80 ans après son annulation

Par Jacques Mandelbaum

Le festival de cinéma aurait dû débuter en 1939 et non en 1946, à l’initiative de Jean Zay. La guerre en a décidé autrement, et Jean Zay a été assassiné. L’événement Cannes 39, du 12 au 17 novembre à Orléans, le réhabilite.

Le Festival de Cannes n’est pas sorti tout armé de l’année 1946. Sa genèse, au risque d’écorner l’histoire heureuse de son avènement, date moins de l’après que de l’avant-guerre. A cet égard, deux récits rivalisent, sans nécessairement se contredire. Le premier, lapidaire et hégélien, va dans le sens de l’histoire. Philippe Erlanger, directeur de l’Association française d’action artistique à partir de 1938, puis premier délégué général du Festival de Cannes de 1946 à 1951, en est le talentueux mémorialiste.

Présent en 1938 au jury de la Mostra de Venise, alors discréditée par ses obédiences totalitaires, il revient de la lagune porteur de l’idée cannoise, destinée à allumer le contre-feu des puissances démocratiques. Prévue du 1er au 20 septembre 1939, la première édition du Festival de Cannes est annulée en raison de la guerre. On retrouve Erlanger à la manœuvre et aux manettes pour l’ouverture officielle en 1946 du festival, dont l’histoire commence dès lors de s’écrire.

L’autre approche est plus complexe, plus accidentée, plus douloureuse, moins tendue vers la légende dorée inscrite en 1946 au fronton de l’institution. Cette histoire, qui émerge du travail lent des historiens, un événement la raconte aujourd’hui, Cannes 39. Sous la houlette de l’historien Antoine de Baecque, la manifestation, organisée à Orléans, du 12 au 17 novembre, permet à la première édition du festival, piétinée voici quatre-vingts ans par Adolf Hitler, de voir enfin le jour. Thierry Frémaux, actuel délégué général du Festival de Cannes, déplore la tenue paradoxale de Cannes 39 dans la préfecture du Loiret : « C’est une formidable initiative, nous aurions été heureux de l’accueillir à Cannes, mais nous n’avons pas été sollicités. »

Les trente films sélectionnés en 1939 projetés

Présentés au public et à un jury dirigé par le réalisateur israélien Amos Gitaï, les trente films que comptait cette compétition mort-née y seront projetés, parmi lesquels ceux de la délégation américaine surpassent la concurrence. Avec entre autres, et pour mémoire : Seuls les anges ont des ailes, de Howard Hawks, Mr. Smith au Sénat, de Frank Capra, Le Magicien d’Oz, de Victor Fleming, ou Elle et lui, de Leo McCarey. Alfred Hitchcock y emmène quant à lui son dernier film sous pavillon britannique avant son installation aux Etats-Unis, La Taverne de la Jamaïque.

Côté russe, on note une comédie musicale kolkhozienne, Les Tractoristes, d’Ivan Pyriev, remplaçant à la dernière minute, sur ordre de Staline et de manière pas nécessairement avantageuse, Alexandre Nevski, de Sergueï Eisenstein. Un film tchécoslovaque, La Grande solution, de Hugo Haas, y représente un pays qui n’existe plus depuis mars 1939. Quant aux films français – ici représentés par des œuvres mineures telles que La Charrette fantôme, de Julien Duvivier, ou L’Homme du Niger, de Jacques de Baroncelli – les meilleurs d’entre eux (La Bête humaine, de Jean Renoir, La Fin du jour, de Julien Duvivier, Le Jour se lève, de Marcel Carné) ont rejoint la Mostra, par une prudence corporative et un aveuglement moral qui annoncent la politique nationale à venir.

Si l’événement est organisé à Orléans, c’est en hommage à l’un des principaux architectes du festival dont ce fut, à tous les sens du terme, la ville d’élection, Jean Zay. Il permet ainsi de rétablir la place éminente, mais longtemps occultée, qu’occupe cet homme, ministre de l’éducation nationale et de la culture du Front populaire, entré en 2015 au Panthéon, dans la création de la manifestation. Ainsi que le souligne Antoine de Baecque : « Alors qu’on retrouve mis à l’honneur, en 1946, les principaux collaborateurs de Zay, Philippe Erlanger et Georges Huisman, accompagnés d’Auguste Lumière qui devient la figure tutélaire du festival, Zay lui-même, du moins son rôle et sa mémoire, sont comme effacés de cette première édition, et le seront durablement par la suite ».

Justice rendue à Jean Zay

Version de l’histoire que, fermes sur leurs appuis, contestent de concert Gilles Jacob, l’ancien délégué général de la manifestation, et Thierry Frémaux, qui ne manquent pas de rappeler l’hommage rendu à Jean Zay en 2000, ainsi que la tenue en 2002 d’une mini-rétrospective de l’édition fantôme de 1939.

DÉGUISÉS EN RÉSISTANTS, CES HOMMES MITRAILLENT ZAY, LE DÉNUDENT, ET L’ENTERRENT DANS UN RAVIN QU’ILS FONT SAUTER À L’EXPLOSIF.

Toujours est-il que l’absence de Jean Zay lors de la renaissance du festival en 1946 résulte en premier lieu de son assassinat. Radical de gauche, d’origine juive et protestante, libre penseur et, au-delà, antifasciste et anti-munichois de la première heure, rare politique à refuser l’armistice proposé par le maréchal Pétain, il devient l’une des cibles favorites de l’extrême droite durant les années 1930 et l’une des premières victimes expiatoires du régime de Vichy. Accusé de « désertion » par des juges aux ordres, condamné à être déporté sur l’île du diable, en Guyane, à l’instar d’Alfred Dreyfus, finalement incarcéré dans la maison d’arrêt de Riom, il en sera tiré le 20 juin 1944 pour être assassiné, sur ordre du secrétaire d’Etat à l’intérieur Joseph Darnand, par un commando de miliciens. Déguisés en résistants, ces hommes mitraillent Zay, le dénudent, et l’enterrent dans un ravin qu’ils font sauter à l’explosif.

Arrêté en 1948 alors qu’il s’apprête à fuir en Amérique du Sud depuis l’Italie où il s’était réfugié, l’un des membres de ce commando, Charles Develle, permet enfin d’identifier le corps. Condamné en 1953 aux travaux forcés à perpétuité, l’homme sortira de prison au bout de deux ans. A l’heure où s’ouvre le Festival de Cannes en 1946, personne ne sait au juste ce que Jean Zay est devenu. Le silence se referme donc d’emblée sur lui, et ce n’est pas la révélation, deux ans plus tard, de l’assassinat commandité par l’Etat français acquis au nazisme, qui incitera à combler ce trou de mémoire.

Cependant, comme le rappelle l’historien Olivier Loubes, auteur de Jean Zay, l’inconnu de la République (Armand Colin, 2012) et de Cannes 1939, le festival qui n’a pas eu lieu (Armand Colin, 2016) : « Sans doute Philippe Erlanger signe-t-il de son nom l’acte de naissance du Festival de Cannes. Sans doute aussi, la création du festival ressemble-t-elle à un film choral de Robert Altman. Il n’en reste pas moins que l’homme majeur de cette histoire, pour moi, est Jean Zay. Il s’est battu pour l’imposer contre les Munichois du gouvernement, le ministre des affaires étrangères Georges Bonnet en tête. Et lorsque le président du Conseil Edouard Daladier, très tardivement, donne son accord au printemps 1939, Zay mettra tout en œuvre pour le réaliser en temps et en heure. »

Cannes 39. Orléans. Du 12 au 17 novembre. festivalcannes1939.com

Publicité
Commentaires
Publicité