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Jours tranquilles à Paris
26 novembre 2019

Avec le retour d’Internet, les Iraniens découvrent l’ampleur de la répression

Par Ghazal Golshiri, Téhéran, correspondance

Les autorités ont organisé des manifestations pro-régime, lundi, alors qu’émergeaient progressivement les noms des victimes. La répression de la contestation qui a éclaté le 15 novembre contre la hausse du prix des carburants a fait au moins 143 morts.

Après la répression sanglante, voici venu le temps de la propagande. Pour répondre à l’importante vague de contestation dans le pays, les autorités iraniennes ont invité leurs partisans à investir à leur tour les rues, lundi 25 novembre, pour dénoncer « le saccage des biens publics et privés » et « l’ingérence de l’étranger » par les opposants au régime. La répression des heurts qui ont suivi l’annonce de la hausse des prix de l’essence, le 15 novembre, aurait causé la mort d’au moins 143 personnes. Le nombre de personnes interpellées pourrait atteindre 4 000.

« Le message de la manifestation d’aujourd’hui est que nous réglons nous-mêmes nos problèmes et que nous n’avons guère besoin des étrangers. Je remercie le peuple d’avoir séparé sa voix de celle des contestataires », a martelé Mohsen Rezaï, le chef adjoint du Conseil de discernement des intérêts de la République (qui légifère par décret sur les questions urgentes) alors que les manifestants pro-régime scandaient : « A bas les auteurs de sédition. »

Quelques heures plus tôt, le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Abbas Moussavi, était allé encore plus loin en qualifiant les manifestants de ce lundi de « vraies gens », invitant les pays étrangers à les regarder de près.

Stupéfaction et horreur

Les « vraies gens » face aux autres, c’est-à-dire les contestataires, ceux qui ont été dans la rue et ceux qui sont aujourd’hui en colère contre la violente répression entreprise par Téhéran. Depuis la levée du blocage d’Internet, le 23 novembre, des Iraniens arrivent à envoyer images des manifestations, tandis que les autres découvrent, avec stupéfaction et horreur, l’ampleur de la violence. Petit à petit, le nom et les portraits des victimes surgissent, surtout de jeunes hommes, simples passants ou manifestants.

Dans une vidéo, prise sur une place de la ville de Gorgan dans le nord-est, on voit ainsi un civil s’attaquant avec un sabre à des policiers, tandis qu’un autre manifestant agite dans l’air une hache. Une autre vidéo, prise d’un autre point de vue, montre ce dernier, sans sa hache, qui, touché de très près par une balle, tombe par terre. Les forces de l’ordre traînent ensuite le jeune homme par les pieds et l’évacuent de la place.

« Ils peuvent nous faire ce qu’ils veulent »

« Depuis que la connexion est rétablie, je suis en train de devenir folle en voyant les vidéos, alors que pendant la semaine où Internet était coupé, j’avais le sentiment de faire le deuil d’un proche, explique Sara (son nom a été modifié), médecin dans le nord de l’Iran. La gorge serrée, je sens un mélange de solitude et de frustration en pensant que ces gens peuvent nous faire ce qu’ils veulent et que nous, nous ne pouvons rien faire. »

Avec le retour d’Internet, la liste des étudiants arrêtés émerge également grâce aux informations partagées par leurs amis et proches, car, en l’absence de réseau, les habitants d’une même ville étaient restés parfois sans nouvelles les uns des autres. A Téhéran uniquement, les étudiants parlent de l’arrestation d’une trentaine de leurs camardes. Les manifestants arrêtés dans la capitale auraient été transférés à la prison tristement célèbre d’Evin, dans le nord de la ville, mais aussi au centre de détention Fashafouyeh, plus au sud, connu pour ses conditions de détention difficiles.

Même Hassan Khalilabadi, le chef du Conseil de la ville de banlieue de Chahr-e-Ray, où est situé Fashafouyeh, a fait part de son inquiétude. « Ce centre de détention où sont aussi placés des prisonniers dangereux ne peut pas détenir autant de gens », a-t-il mis en garde. Des propos alarmants, pourtant démentis par le responsable des prisons de Téhéran.

« Machines de propagande »

« Ils vont bientôt diffuser les aveux de quelques-uns de ces milliers de prisonniers, dans le but d’alimenter leurs machines de propagande et de justifier la répression », se désole Mahdi, un habitant d’Ispahan qui témoigne que les forces de l’ordre ont ouvert « systématiquement » le feu sur la foule en colère lors des manifestations dans sa ville, du 15 au 18 novembre.

« Dans notre quartier seulement, une dizaine de personnes a été tuée. Dans beaucoup d’endroits, c’était une atmosphère de guerre civile. J’ai caché un blessé par balle à la jambe chez moi, dit cet Iranien de 30 ans en montrant des photos de sa cour, entachée du sang. J’ai vu brûler trois stations de métro et cinq banques. » Les autorités parlent de 900 banques incendiées dans les manifestations dans tout le pays.

Pour certains Iraniens, le saccage est l’œuvre des éléments liés au pouvoir qui cherchent ainsi à justifier sa réponse violente, tandis que d’autres y voient la colère des couches défavorisées dont la situation s’est sensiblement dégradée ces dernières années. Selon le Fond monétaire international (FMI), l’inflation a dépassé les 40 % et le taux du chômage des jeunes se situe autour de 30 %, un chiffre certainement sous-estimé. Depuis le retour des sanctions américaines en raison d’un retrait unilatéral de Washington, en mai 2018, de l’accord sur le nucléaire iranien, les recettes du pays, liées surtout au pétrole, ont drastiquement chuté.

L’économie, déjà gravement atteinte par la corruption et une mauvaise gestion, est aujourd’hui soumise à de fortes pressions. Or la coupure d’Internet vient de lui infliger une perte de 1,4 milliard d’euros, selon un ancien membre de la chambre iranienne de commerce. Les secteurs les plus touchés seraient les commerces en ligne et les start-up. « Le blocage d’Internet a été un coup de poing dans le ventre de ceux, comme nous, qui pensaient qu’il était possible de rester, de construire et de mener des réformes en Iran, malgré les obstacles et les problèmes », a écrit sur Twitter l’entrepreneur Nasser Ghanemzadeh.

De quoi encore assombrir le tableau pour de nombreux Iraniens. Autour de Mahdi, « beaucoup de couples de mon âge m’ont parlé de leur intention de partir ». « Ici règne un sentiment de haine et de désespoir généralisé », glisse-t-il. Le mari de Sara aussi a accepté qu’elle parte seule avec leur fille de 8 ans au Canada. « J’ai déjà appelé un cabinet d’avocats spécialisé dans les questions d’immigration. Mon mari restera en Iran. Et moi au Canada, je travaillerai ou ferai des études, dit-elle. En ce moment, je traverse les jours les plus tristes de ma vie. »

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