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Jours tranquilles à Paris
30 novembre 2019

« “1984” d’Orwell illustre de façon prémonitoire ce qui se passe dans la Chine de Xi Jinping »

A l’image du sort réservé aux minorités musulmanes en Chine, l’Etat-parti veut tout savoir de tous. Alain Frachon, éditorialiste au « Monde », s’interroge : est-ce la préfiguration d’une tyrannie 2.0 ?Publié hier à 06h00, mis à jour hier à 07h47   Temps deLecture 4 min.

Chronique. Ce 20 novembre, l’éditorial du New York Times portait ce titre : « “1984” in China » ; « 1984 en Chine ». Pour comprendre ce qui se passe dans le pays de Xi Jinping, il faudrait relire un roman britannique de 1949 – Nineteen Eighty Four – signé George Orwell ? Pourquoi maintenant ? Parce que l’œuvre d’Orwell, pas seulement 1984, devrait être un antidote à l’un des périls de l’époque : les régressions multiformes de la liberté.

1984 (« Folio ») et La Ferme des animaux (1945, « Folio ») sont deux livres dans lesquels Orwell (1903-1950) soulève le capot de la mécanique totalitaire. Il s’appuie sur ce qu’il a connu : fascisme, nazisme et communisme soviétique. Il décrypte l’escamotage de la réalité, l’usage systématique du mensonge, la réécriture de l’histoire, la répression de toute dissidence et, surtout, la volonté de « contrôler les esprits ». Immenses succès, ces deux romans illustrent de façon prémonitoire ce qui se passe dans la Chine de Xi Jinping. 1984 est interdit en Chine.

Les informations du New York Times et celles du Monde ont confirmé et détaillé le sort réservé aux minorités musulmanes de Chine, ouïgoure et kazakhe, notamment. Des centaines de milliers de musulmans, peut-être plusieurs millions à ce jour, sont ou ont été internés dans des camps de rééducation idéologique. Ils sont visés pour ce qu’ils sont, musulmans, et soumis à un lavage de cerveau collectif, afin de ne plus l’être.

Emprisonnés sans procès pour « crime de la pensée », victimes d’un système de surveillance collective numérique sans précédent. Les portables des quelque 30 millions de Ouïgours sont mécaniquement et systématiquement espionnés. L’Etat-parti veut tout savoir de tous : préfiguration d’une tyrannie 2.0 imposée à l’ensemble des Chinois ?

A ce jour, le seul pays à majorité musulmane à avoir dénoncé le sort réservé aux Ouïgours est la Turquie. Les autres pays de l’aire arabo-islamique se taisent, marché et investissements chinois obligent. La Chine entend imposer sa conception des droits de l’homme à l’étranger. Pékin veut policer le discours sur la Chine hors de ses frontières et use de sa puissance économique à cette fin. Trop souvent galvaudé, l’adjectif « orwellien » colle à la réalité.

« La liberté de l’esprit »

Deux livres récents éclairent la puissance évocatrice et analytique de l’œuvre de cet Anglais dégingandé, fine moustache et vieille veste en tweed, cravate mal ficelée, maigre comme un chat sauvage et pauvre pour rester libre : Dans la tête d’Orwell, un inédit de Christopher Hitchens (1949-2011), préfacé et traduit par Bernard Cohen (Saint-Simon, 172 p., 19,80 euros), et Sur les traces de George Orwell, de notre confrère du Figaro Adrien Jaulmes (Equateurs, 154 p., 15 euros) – voir l’article d’Alain Beuve-Méry dans Le Monde du 2 novembre. Ecrivain à l’œuvre multiple, Orwell, rappellent ces deux livres, a payé de sa personne pour chacune des causes qu’il a défendues. Qu’il s’agisse d’être aux côtés des républicains espagnols, de partager la vie du prolétariat du Royaume-Uni ou des plus misérables des Parisiens.

Orwell a pourfendu tous les « ismes » de son époque. Chez lui, écrit Cohen, « tout converge vers une seule idée, la liberté de l’esprit », dont la préservation conditionne le maintien de la démocratie. Or, cette dernière régresse aujourd’hui. Le modèle autocratique est en vogue. Pour la première fois depuis 2000, le nombre de pays se dirigeant vers un style de gouvernement autocratique dépasse ceux qui vont vers la démocratie. L’Institut Montaigne cartographie Le Monde des nouveaux autoritaires (Editions de l’Observatoire, préface de Michel Duclos, 270 p., 19 euros). L’autocratie séduit jusque dans les rangs des démocraties occidentales. A la tête de la plus puissante d’entre elles, Donald Trump est béat d’admiration devant les tyrans de son temps.

La tentation autocrate

En France, la diplomatie au culot d’un Vladimir Poutine fait des adeptes : « lui, au moins, il en a ! » Au temps de la guerre froide, Orwell dénonçait déjà cette sorte « d’envie occidentale devant le total manque de scrupule soviétique » sur la scène internationale. La Chine vante l’efficacité économique de son modèle de gouvernement et en assure discrètement la promotion. Face à la complexité des questions à résoudre – croissance, climat, migrations, lutte contre les inégalités –, la démocratie libérale ne serait plus le bon modèle. On nous refait le, mauvais, coup des « libertés formelles » dites « bourgeoises », affaires secondaires comme chacun sait, opposées aux « réelles », les impératifs de la croissance ou la célébration nationaliste.

Au début de l’automne, intervenant lors du Monde Festival, le politologue Dominique Reynié observait : « Nous sommes dans un cycle historique où il est possible que la démocratie disparaisse. » Evoquant la Chine, le patron de la Fondation pour l’innovation politique s’interrogeait sur « un monde où la plus grande puissance serait un pays qui récuse formellement toutes les valeurs de la démocratie occidentale ».

Contre la tentation autocrate, la philosophe Cynthia Fleury réaffirmait, à cette même tribune, la force et la pertinence de la démocratie libérale. Elle est peut-être médiocre, laborieuse, grisailleuse, pagailleuse, mais, dit Fleury, c’est le régime qui « intègre en son sein la complexité et le contradictoire ». Ce qui laisse l’impression qu’elle est « toujours en crise », mais fait aussi son humanité. Cette vérité est au cœur des livres d’Orwell, puissants manuels de lutte contre tous les manichéismes. Plus nécessaires que jamais.

P.S. Sujet pas si éloigné, Arte diffuse le mardi 3 décembre Venezuela, l’ombre de Chavez, passionnant film de Laurence Debray pour comprendre cette tragédie : comment ruiner un pays en moins d’une génération (et sur Arte.tv du 26 novembre au 31 janvier 2020).

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