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Jours tranquilles à Paris
31 janvier 2020

Brexit Jour J - “Les relations entre l’UE et la Grande-Bretagne ne seront pas amicales”

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COURRIER INTERNATIONAL (PARIS)

Journaliste à Bruxelles depuis dix-huit ans, Bruno Waterfield voit dans le Brexit un signal d’alarme indispensable pour l’Union européenne. Actuellement correspondant du journal conservateur The Times, le Britannique anticipe une relation tumultueuse entre les deux rives de la Manche. Entretien.

Vous qui êtes un citoyen britannique et un journaliste vivant dans la bulle bruxelloise, quel est votre sentiment sur les trois ans et demi qui se sont écoulés depuis le référendum ?

Bruno Waterfield : Je trouve très bien que le Brexit ait lieu, car c’est ce que les électeurs ont demandé. Les élections législatives de décembre ont encore clairement montré, par leurs résultats [une majorité absolue confortable pour Boris Johnson], que les Britanniques voulaient que le Brexit ait lieu. Je suis convaincu que c’est une bonne chose aussi, parce que je suis ici à Bruxelles depuis longtemps, cela fait longtemps que je couvre les institutions européennes, je suis donc bien placé pour savoir qu’elles ne fonctionnent pas particulièrement bien. L’UE est une machine institutionnelle épouvantable qui met un temps infini à réagir dans un monde qui change en permanence. Et qui s’attache même à défendre des mesures qui vont à rebours des changements de ce monde. Regardez la zone euro, et ce critère absurde du pacte de stabilité et de croissance qui limite [le déficit public] à 3 % par an. D’où vient ce seuil ? D’un coup de fil entre Jacques Delors et un type du nom de Guy Abeille qui, en 1981, était chargé de mission au ministère des Finances en France, et les 3 % sont sortis de leur chapeau parce que cela faisait plaisir aux marchés. Que ce critère soit encore en vigueur trente-huit ans plus tard est un non-sens ! Et puis prenez la réponse à la pire crise économique capitaliste en quatre-vingts ans [en 2007-2008]. Le fait qu’il n’y ait eu aucune intervention à grande échelle dans l’économie, aucune réinvention de l’économie sous l’impulsion de l’UE, c’est assez inquiétant.

Le Brexit sera peut-être le grand coup de pied dans le derrière dont a besoin l’Europe, en tout cas il faut l’espérer. Il faut espérer que les choses changent. Ce ne sera peut-être pas le cas. En seconde partie d’année, l’Allemagne prendra la présidence tournante de l’UE, et je crains que tout le monde célèbre la stabilité et la résilience des institutions. Je pense que c’est une erreur, mais c’est une erreur que l’UE ne peut s’empêcher de faire, parce que c’est dans sa nature. Elle a toujours été pensée comme ne pouvant aller que vers l’avant, vers une Union sans cesse plus étroite. L’UE s’est construite sur l’idée de la fin de l’histoire, à la Fukuyama. On connaît le fameux “Alternativlos” d’Angela Merkel (“Il n’y a pas d’alternative”), la même expression que Thatcher en son temps. Or je crois que le Brexit ouvre le champ à d’autres plans B. Il faut espérer que cela serve d’avertissement, même si je n’y crois pas trop.

Pensez-vous que l’UE s’en sortira mieux sans les Britanniques ?

Il faut d’abord rappeler une chose. La géographie ne changera pas. La Grande-Bretagne sera toujours à 34 kilomètres de Calais. Une île, certes, mais très très proche. Et un pays qui pèse lourd économiquement et démographiquement. Je sais, l’argument économique est stupide, mais cela donne quand même la mesure des choses : ce pays qui s’en va représente 15 % du PIB de l’Union européenne, soit plus que le total de 18 autres pays membres. Mais en matière de géographie, de vie quotidienne, les choses ne changeront pas beaucoup. Tous ces gens qui ont des résidences en Bulgarie, en Espagne, en Provence… Le plus gros de l’exode des Britanniques qui quittent la France n’est pas dû au Brexit, mais au vieillissement ! Et Dieu sait où en serait le marché immobilier français sans les Britanniques… Bref, tout cela ne changera pas. L’amour de tant de Britanniques pour tout ce qui est européen, le fait que tant de Britanniques soient plus attachés que les Français à la cuisine française, à tout ce qui est français, ça ne changera pas. Ce qui va changer en revanche, c’est l’attitude de l’UE.

Je pense qu’il va être très difficile pour l’UE de se retrouver avec un rival au pas de sa porte. Un rival, car la Grande-Bretagne sera capable de prendre ses propres décisions très très rapidement. Beaucoup d’entre elles seront plus ou moins les mêmes que les décisions européennes – sur le cas de Huawei, par exemple, le Royaume-Uni suit la même ligne que le reste de l’Europe. Et je pense qu’il va y avoir de plus en plus d’incompatibilités d’humeurs entre l’UE d’une part – car la simple existence de la Grande-Bretagne à sa périphérie constituera un défi pour Bruxelles – et la plupart des gens qui vivent dans les pays d’Europe d’autre part, qui se diront : “Tiens, les Britanniques se portent bien.” Les relations entre l’UE et la Grande-Bretagne ne seront pas amicales.

Dans quelle mesure ?

Parce que Londres sera hors du cadre régulateur de l’UE, qui a pris l’habitude déplorable de se comporter en pouvoir impérial donneur de leçons, autoritaire et hostile aux négociations. L’UE est bien connue pour ne pas négocier avec les autres pays, elle leur fait les gros yeux et leur dit de signer en bas du contrat. Sauf qu’elle n’a pas pu le faire avec les Américains, ou avec les Russes, et je ne crois pas qu’elle y arrivera avec les Britanniques.

L’UE a-t-elle compris et accepté les raisons du départ du Royaume-Uni ?

Je ne pense pas, non. Ici, l’appareil est coupé des décisions de ce genre. Les deux référendums vraiment importants en 2005, en France et aux Pays-Bas, ont été plus ou moins ignorés. Donc, Bruxelles est très doué quand il s’agit de ne pas regarder la réalité en face. J’imagine que cette fois ça sera un peu différent. Mais il y a une chose que l’UE n’a pas faite, c’est réfléchir au monde de l’après-Brexit. Elle est mal équipée pour faire face à un monde qui, en particulier depuis le Brexit, évolue beaucoup plus vite.

Comment la seconde phase des négociations, sur la future relation commerciale, va-t-elle se dérouler, selon vous ? Le 31 décembre représente-t-il une date butoir raisonnable ?

Je pense que ce sera très très difficile. L’Union européenne va poser d’entrée des demandes assez déraisonnables. Cela dit, tout va dépendre de ce que veut faire Boris Johnson. Souhaite-t-il régler définitivement le problème du Brexit en Grande-Bretagne ? Si oui, il convient d’arriver à un accord qui soit assez ouvert, réduit à l’essentiel, et susceptible d’être complété ultérieurement pendant une période assez longue. Et dans ce cas, cela veut dire que le Brexit ne fera plus la une des journaux pour disparaître dans les pages financières. Quelle que soit la manière dont vont se dérouler les négociations, il y a fort à parier qu’au cours des cinq à dix années à venir la Grande-Bretagne ne connaîtra pas une évolution pire que celle des autres pays européens. L’Union européenne aura donc à prendre en compte des remarques du genre : “Pourquoi ce pays qui nous a quittés n’est-il pas dans un état désespéré avec une population à l’agonie comme nous l’avions prévu ?” D’ici cinq à dix ans, on pourrait par conséquent commencer par entendre dire aux Pays-Bas ou en Suède : “Eh bien, finalement, ils ne s’en tirent pas si mal !” Un des points qui risquent d’être délicats pour l’Union européenne, c’est la zone euro. Elle risque de se retrouver en position difficile si un pays comme le nôtre, qui n’avait pas l’euro et qui a quitté l’Union, connaît la prospérité.

Depuis le référendum, les partis eurosceptiques à travers le continent ont décidé de renoncer à leur objectif d’une sortie de l’UE, mais vous semblez penser que la question pourrait revenir sur la table dans un avenir pas si lointain…

Effectivement, mais le problème avec ces discussions, c’est notamment qu’on ne sait jamais où l’on va vraiment tant qu’on n’a pas eu un référendum sur la question. Avant le référendum en Grande-Bretagne, deux tiers des Britanniques voulaient rester dans l’Union. De même, si on regarde les sondages d’opinion en France avant le référendum sur le traité constitutionnel [traité de Rome 2004], environ 73 % des personnes interrogées étaient pour, mais finalement près de 55 % ont voté contre. Les référendums peuvent changer le débat.

Cela étant, il est certain que la pagaille qu’a semée le Brexit dans la classe politique britannique a joué en sa défaveur aux yeux des électeurs européens qui aiment la stabilité. Nous verrons. Il est encore beaucoup trop tôt pour s’avancer. Nous pourrons parler du Brexit de manière plus pertinente d’ici une dizaine d’années. Une chose est sûre, c’est que la politique européenne n’a pas su se renouveler, quelle que soit l’opinion des citoyens de l’UE sur le Brexit. Les problèmes sont les mêmes qu’en 2016. Une des raisons pour lesquelles les partis eurosceptiques ne veulent plus entendre parler d’une sortie de l’UE, c’est sans doute parce qu’il est beaucoup plus facile de gagner des points en parlant de sujets moins difficiles. Cependant, l’idée selon laquelle le Brexit marquerait la fin de tout débat est absurde. Même des gens ultravolontaristes comme Macron savent que ce n’est pas vrai.

Vous êtes très critique envers l’UE et travaillez pourtant pour un journal europhile. Comment conciliez-vous ces deux aspects ?

Ce que je pense a très peu d’importance. En tant que reporter, vos opinions ne comptent pas. Ce sont les opinions de ceux que vous interrogez qui comptent. C’est ce que les autres disent et ce que les gouvernements disent qui font l’actualité. Cela étant dit, j’ai remarqué au fil du temps que les meilleurs journalistes bruxellois étaient ceux qui étaient les plus impliqués et les plus intéressés par les affaires européennes. Ceux qui sont soit à fond pour le projet, soit sceptique sur le projet. Parce qu’au jour le jour les affaires européennes sont particulièrement ennuyeuses.

Les journaux britanniques et notamment les tabloïds ont été pointés du doigt dans le sillage du référendum de 2016. Ont-ils eu un impact sur le résultat, selon vous ?

À mon avis, l’influence des médias est toujours largement surestimée dans ces moments. Les journaux, les sites Internet et tout le reste sont plus un reflet de la culture politique plutôt qu’un agent actif, qu’un facteur décisif. De toute manière, au Royaume-Uni, les tabloïds souffrent du même problème que l’ensemble de la presse un peu partout, à savoir une baisse de leur diffusion, et donc une baisse du nombre de leurs lecteurs. A contrario, il existe beaucoup d’individus, de groupes politiques, qui disposent d’une audience beaucoup plus grande sur les réseaux sociaux, par exemple.

Donc oui, à mon sens, c’est surestimé, et ça fait partie des théories du complot. À une époque c’était les israélites, désormais c’est Rupert Murdoch [propriétaire de nombreux médias, dont The Sun] et les bots russes sur Twitter. Et ce genre d’arguments laisse un arrière-goût très désagréable. D’autant plus qu’ils émanent de personnes qui ont perdu et ne veulent pas l’admettre [les anti-Brexit]. Or c’est quand on perd justement qu’on peut chercher à réfléchir, à réinventer des choses, à se renouveler. Ce que cela cache, c’est l’érosion de la notion de “perdant consentant”. C’est pourtant clé dans une démocratie. Une démocratie perd sa valeur si près de la moitié de l’électorat perd un vote mais dit “on ne l’accepte pas”. Il vaut mieux se demander pourquoi des gens sont sensibles à des arguments auxquels vous n’adhérez pas, pourquoi des gens préfèrent s’intéresser à un trublion charismatique sur Facebook plutôt qu’à un rapport de 100 pages écrit par un scientifique.

Propos recueillis par Sasha Mitchell

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