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Jours tranquilles à Paris
17 mars 2020

Critique - Le Corbusier et le fascisme, une polémique sans fin

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Par Isabelle Regnier

Un livre proposé par la fondation consacrée à son œuvre tente de dédouaner l’architecte-urbaniste de lourdes accusations.

La parution d’un ouvrage collectif, Le Corbusier 1930-2020, polémiques, mémoire et histoire, vient rouvrir l’épineux dossier des liens du grand architecte avec le fascisme.

En 2015, trois biographies explorant cette face sombre du personnage avaient gâché les célébrations du cinquantenaire de sa mort : Un Corbusier, de François Chaslin (Seuil) ; Le Corbusier, un fascisme français, de Xavier de Jarcy (Albin Michel) et Le Corbusier, une froide vision du monde, de Marc Perelman (Michalon).

Alors que le Centre Pompidou, à Paris, lui consacrait une grande exposition, que la Fondation Le Corbusier bataillait depuis des années pour faire inscrire son œuvre au patrimoine mondial de l’Unesco – ce qui a finalement été fait en 2016, via le classement de dix-sept de ses bâtiments –, ces livres mettaient à jour, entre autres, un antisémitisme de jeunesse, des liens avec des membres du groupe fasciste français Le Faisceau, son voyage dans l’Italie de Mussolini en 1934, les propos laudatifs qu’il a pu tenir sur Hitler dans les années 1930, son choix de s’installer à Vichy entre janvier 1941 et juillet 1942…

Attentif à inscrire l’attitude du personnage dans le trouble de son époque tout en posant frontalement la question de sa responsabilité morale, François Chaslin ne cachait pas, dans son livre, l’admiration émue que lui inspire le génie du créateur. Beaucoup plus critiques, Xavier de Jarcy et Marc Perelman trouvent, eux, dans l’attitude politique de l’architecte-urbaniste des arguments forts pour disqualifier son œuvre.

Climat de l’époque

Réalisé à l’initiative de la Fondation Le Corbusier, dirigé par l’historien Rémi Baudouï avec la collaboration scientifique du responsable du Centre de recherche de la fondation, Arnaud Dercelles, l’ouvrage qui vient de paraître réunit les contributions d’un colloque organisé en 2015 au Centre Pompidou, quelques mois après la clôture de l’exposition, en réaction à la polémique, et leur adjoint quatre textes inédits.

Des articles spécifiquement consacrés à Le Corbusier alternent avec d’autres, plus généraux, sur le climat de l’époque, l’ensemble visant à laver l’architecte des accusations qui ont été portées contre lui à un moment où un musée Le Corbusier (où la Fondation prévoit en outre de se relocaliser) est en gestation à Poissy (Yvelines).

En février 2019, l’annonce du projet avait relancé la polémique. Dans Le Monde, une tribune initiée par Xavier de Jarcy et Marc Perelman, qui venaient de publier ensemble un nouveau livre (Le Corbusier, zones d’ombre, Editions Non-Standard, 2018), dénonçait une « entreprise de réhabilitation d’un homme qui s’est réjoui de la défaite française de juin 1940, avant de se faire recruter par le régime collaborationniste du maréchal Pétain ».

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A la même époque, un projet de construction de tours aux abords de la Cité radieuse du Corbusier à Marseille avait suscité des inquiétudes quant au maintien de son classement au patrimoine mondial de l’Unesco.

Brandissant la haute exigence scientifique et historique de leur démarche pour mieux dénigrer le travail des biographes, Rémi Baudouï et Arnaud Dercelles leur reprochent, sans jamais vraiment étayer leur propos ni chercher à les distinguer les uns des autres, d’avoir interprété un faisceau de faits concordants « sans discernement » et d’en avoir tiré des conclusions « arbitraires ».

Leur approche est inverse. Identifiant certains des ces faits (en en ignorant d’autres), ils les ont isolés pour les analyser chacun à la lumière d’un contexte spécifique qui vient en quelque sorte en relativiser la portée, et blanchir, au bout du compte, le personnage. Dans leur texte d’introduction, ils le dépeignent comme « le bouc émissaire » de « nos doutes et de nos angoisses sociétales », victime d’une « chasse aux sorcières ».

Atavisme familial

Son antisémitisme de jeunesse est ainsi analysé comme un atavisme familial typique de l’époque, nourri de « stéréotypes courants dans les petites bourgeoisies françaises » (« Le Corbusier et les Juifs, propos privés et retenue publique », par Jean-Louis Cohen). Une faiblesse d’autant plus excusable, ajoute ce grand spécialiste de Le Corbusier, qu’elle ne l’aura pas empêché d’avoir des amis et des employés juifs et d’inspirer, en tant qu’architecte, comme le développe Tzafrir Fainholtz, toute une génération d’architectes israéliens (« Le Corbusier et le mouvement sioniste »).

Aucun lien, donc, avec la décision qu’il prendra de s’installer à Vichy. Les dix-sept mois passés dans la capitale de l’« Etat français », entre janvier 1941 et juillet 1942, sont analysés à la lumière d’un apolitisme viscéral, auquel Josep Quetglas consacre un article entier.

Couplé avec un antiparlementarisme farouche, ce singulier mélange de « naïveté », d’« égoïsme » et d’« opportunisme professionnel » (qui veut construire doit courtiser le pouvoir) expliquerait de la même manière, selon Rémi Baudouï, les louanges à l’égard d’Hitler. Dans un texte intitulé « Le Corbusier, 1938-1945 », l’historien et spécialiste insiste sur le fait qu’« il est difficile de cerner la nature même ce que l’on pourrait appeler “la collaboration architecturale” », et qu’« en aucune manière Le Corbusier ne peut être suspecté de compromission avec le régime de Vichy et la collaboration d’Etat ».

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IL FAUT ATTENDRE LA PAGE 267 DU LIVRE ET L’ARTICLE DU PHILOSOPHE FRANÇOIS WARIN POUR VOIR L’ATTITUDE POLITIQUE DE L’ARCHITECTE CONDAMNÉE SANS AMBIGUÏTÉ

Sur la question des liens qu’il aurait entretenus avec Le Faisceau, Mary McLeod estime qu’ils auraient été abusivement déduits de sa participation à Plans et à Prélude durant les années 1930 : les fondateurs de ces revues avaient, certes, été des membres actifs du groupe fasciste français, mais ne l’étaient plus à cette époque (« Le Corbusier, planification et syndicalisme régional »). « Une semaine particulière », le texte d’Olivier Cinqualbre, invite, quant à lui, à interpréter le voyage en Italie effectué par Le Corbusier en 1934, et la dédicace qu’il a tenu à faire d’un de ses livres au Duce à l’aune de la curiosité dont témoignait tout le milieu de l’architecture française pour l’architecture fasciste naissante.

Il faut attendre la page 267 du livre et l’article du philosophe François Warin (« Le Corbusier et l’esprit du temps ») pour voir l’attitude politique de l’architecte condamnée sans ambiguïté. Sont évoquées notamment des « sympathies coupables », des « accointances détestables », des « compromissions suspectes », non sans dénoncer « l’instrumentalisation à laquelle elles donnent souvent lieu afin de discréditer une œuvre qui ne le mérite pas ».

Cet excellent article ne suffit pas à dissiper les doutes qui enveloppent le livre. Ce qui renvoie à ce qu’écrivait François Chaslin dans son savoureux pamphlet Rococo (Editions Non-Standard, 2018), qui revenait sur l’emballement médiatique provoqué par les trois biographies de 2015 et la levée de boucliers qu’elles ont suscitée en retour dans le petit milieu corbuséen. Un musée qui célébrerait le génie tout en explorant les ambiguïtés politiques et morales de l’homme pourrait avantageusement dépassionner les débats et éteindre pour de bon le feu de la polémique. Mais ce n’est pas à l’ordre du jour.

« Le Corbusier 1930-2020, polémiques, mémoire et histoire », éd. Tallandier, 384 p., 20,90 €.

http://jourstranquilles.canalblog.com/tag/le%20corbusier

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