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Jours tranquilles à Paris
23 avril 2020

Reportage : À Guayaquil, les fantômes du coronavirus planent sur la ville

equateur cercueils

CONNECTAS (AMÉRIQUE LATINE )

Dans la deuxième ville d’Équateur, fin mars, 450 corps attendaient d’être pris en charge par les services de la police. Une “crise des cadavres” qui témoigne d’un système de santé dépassé et d’une organisation aussi hasardeuse que parfois corrompue. Sur la plateforme latino-américaine Connectas, une journaliste vivant à Guayaquil raconte.

Lorsque le président [équatorien], Lenín Moreno, a annoncé l’état d’urgence, le 16 mars dernier, nous avons cru naïvement que nous allions pouvoir arrêter à temps ce virus dont nous observions les ravages de loin. À ce moment-là, 58 cas de coronavirus avaient été confirmés [en Équateur] et les deux premiers décès enregistrés. Des chiffres loin de ceux de l’Espagne, qui deux jours plus tôt avait déclaré l’état d’alerte avec 6 391 cas de Covid-19 et 186 décès.

La première victime en Équateur a été une femme de 71 ans, de retour d’Espagne, testée positive au Covid-19 le 29 février, qui s’est ensuite battue contre le virus pendant deux semaines dans l’unité de réanimation de l’hôpital Guasmo, à Guayaquil, avant de mourir. Nous pensions que nous serions en sécurité. Mais ce fut sans doute une erreur de nous comparer à l’Espagne.

Fosse commune

En ce moment, Guayaquil, où j’habite depuis quatorze ans, fait la une de l’actualité internationale à cause de “la crise des cadavres” et de la gestion catastrophique des corps des personnes qui, par dizaines, ont commencé à mourir chez elles.

C’est un symptôme supplémentaire de l’incompétence des autorités et de l’effondrement de notre système de santé. Fin mars, 450 corps attendaient d’être pris en charge par le service de médecine légale de la police. Certes, toutes ces personnes n’étaient pas mortes du Covid-19, mais en raison des symptômes présentés, on peut présumer qu’un grand nombre d’entre elles avaient été contaminées.

Pour parer au plus pressé, le gouvernement et les élus municipaux ont envisagé la possibilité d’ouvrir une fosse commune, une idée qui a suscité un certain malaise et qui a ensuite été écartée par le président. Ce dernier a plaidé en faveur d’enterrements dignes et individuels, tout en laissant cette question en suspens : mais quand ?

Cette fosse commune qui n’a jamais vu le jour répondait à une réalité tragique : de nombreuses personnes ont été abandonnées à elles-mêmes et sont mortes chez elles.

L’Équateur, épicentre régional du virus

Leurs proches ne peuvent pas les pleurer, car ils doivent les enterrer au plus vite afin d’éviter l’odeur des corps en décomposition. C’est d’ailleurs cette raison qui a conduit beaucoup d’entre eux à sortir les morts sur les trottoirs, au risque de contracter le virus mortel.

Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, certains ne peuvent même pas faire leurs adieux, parce que les corps ont disparu. C’est le cas de la famille du chirurgien pédiatrique Rodolfo Vanegas, qui a attrapé le coronavirus à l’hôpital Teófilo Dávila, dans la ville de Machala, et est décédé le 28 mars. Ses enfants ne peuvent faire leur deuil, car personne ne sait où se trouve son corps. Malheureusement, ce n’est pas un cas isolé, selon la plateforme latino-américaine Connectas.

La majorité des personnes qui sont mortes ces derniers jours ne savaient pas si elles étaient infectées par le coronavirus. Avant leur mort, beaucoup  avaient essayé sans succès de contacter la ligne téléphonique d’urgence mise en place le 29 février pour pouvoir faire un test.

Car oui, ce système a également montré ses limites. Bien que l’Équateur soit l’épicentre du virus au niveau régional, [début avril,] seuls 9 019 tests [32 000 au 21 avril] avaient été effectués contre 16 518 au Pérou et 40 735 au Chili.

Guayaquil, une ville chaleureuse

Comment ne pas s’inquiéter quand vous voyez des files d’attente interminables devant les rares laboratoires privés autorisés à effectuer des tests au Covid-19 ? (Il vous en coûtera 80 dollars si l’ordonnance provient d’un médecin public et 120 dollars s’il s’agit d’un médecin privé.) Comment ne pas être saisi par l’angoisse quand vos amis proches vous racontent leur périple à travers les hôpitaux pour être soignés ?

Les journalistes ne sont pas immunisés, et bien qu’il n’y ait pas de décompte officiel du nombre de contaminés, nous savons qu’il y a eu au moins quatre décès [parmi eux]. À cela s’ajoute la frustration de participer à des “conférences de presse virtuelles” où les autorités ne font rien ou presque pour répondre à nos questions.

Guayaquil est la deuxième ville d’Équateur, le principal port du pays et son poumon économique. C’est une ville chaleureuse, où l’on mange bien et où les contrastes sociaux sont énormes. Le coronavirus a certes surtout frappé les pauvres, mais il n’a pas épargné les riches.

Samborondón, qui compte 102 000 habitants et qui est séparée de Guayaquil par un pont, est la ville la plus contaminée par rapport au nombre d’habitants. C’est dans ce Miami miniature que vivent les plus riches, qui ont décidé de traverser le fleuve pour se confiner dans leurs maisons bordées de palmiers.

Passe-droits et corruption

Les vacances d’été, qui avaient commencé fin janvier, avec les voyages à l’étranger, ont été fatales puisqu’elles ont sans doute provoqué un grand nombre de contaminations, même si on ne pourra jamais le prouver.

En pleine urgence sanitaire, toutes sortes de choses inimaginables ont eu lieu. Notamment le blocage de la piste de l’aéroport de Guayaquil, ordonné par la maire, Cynthia Viteri, pour empêcher l’atterrissage d’un vol humanitaire envoyé vide de Madrid pour rapatrier les Européens bloqués par l’arrêt du trafic aérien.

Viteri a justifié sa décision par la présence de onze membres d’équipage et souligné qu’elle voulait protéger la ville, même si deux semaines auparavant elle n’avait rien fait pour empêcher la tenue d’un match de football avec le FC Barcelone, l’équipe la plus populaire du pays.

Cette décision a été à peine contestée par la ministre de l’Intérieur, María P. Romo, qui a profité de l’occasion pour souhaiter un prompt rétablissement à la maire, diagnostiquée en un temps record comme positive au Covid-19.

Dans un tel contexte, il ne manquait plus que la corruption qui, comme toujours, se greffe sur le malheur des autres. L’Institut équatorien de sécurité sociale (IESS), par l’intermédiaire de son ancien directeur général, a voulu passer commande de fournitures médicales pour un montant de 10 millions de dollars (en facturant à l’État les masques N95 12 dollars pièce, alors que leur prix sur le marché est de 1,80 dollar).

Ridicules statistiques

Ce scandale, révélé par les réseaux sociaux et repris par différents médias, a suscité une telle indignation dans le pays que la commande a été annulée. Peut-être notre pays irait-il mieux si les citoyens contrôlaient les dépenses publiques, ou du moins s’ils se faisaient l’écho des dénonciations des journalistes.

Ce qui se passe à Guayaquil et en Équateur pourrait servir d’exemple aux autres pays de la région qui s’étaient peut-être comparés à l’Espagne et à l’Italie, où, malgré la crise, les gens avaient accès aux services hospitaliers.

Nous ne manquons pas d’hôpitaux à Guayaquil : il y a plusieurs hôpitaux privés ainsi que ceux de la Junta de Beneficencia, et trois grands centres hospitaliers publics ont été construits ces dernières années. Guayas, la province à laquelle appartient Guayaquil, compte 5 857 lits sur les 23 803 de notre système national de santé, selon les chiffres de 2018, et on est en train d’en créer davantage. Mais cela ne suffit pas.

Pendant ce temps, le nombre de décès s’envole et les chiffres suscitent de nombreuses interrogations [le nombre de décès a augmenté de 299 % lors des quinze premiers jours d’avril et de 152 % en mars, par rapport à février 2020].

Les statistiques sur le nombre de décès ont commencé à paraître ridicules par rapport au drame [notamment du nombre de personnes décédant à leur domicile] qui se nouait dans le principal port du pays. À tel point que le gouvernement a ajouté, en petits caractères, dans son bilan sanitaire, le nombre de “décès probablement liés au Covid-19”.

Même ainsi, les chiffres “ne rendent pas compte de la situation”, a reconnu le président Moreno, qui a proposé de les rendre plus transparents, aussi douloureux soient-ils. Le pire est encore à venir, et rien qu’à Guayas, foyer de la contagion, les autorités estiment déjà à 3 500 le nombre de décès dus à la pandémie.

Daniela Aguilar

 

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