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Jours tranquilles à Paris
10 mai 2020

Le jour d’après : la route de la reprise culturelle s’annonce chargée

Par Aureliano Tonet, Philippe Dagen, Laurent Carpentier - Le Monde

La cascade de reports des spectacles, expositions, sorties de films ou de livres met en évidence une inflation structurelle de l’offre et une programmation de plus en plus verrouillée à l’avance. Un système à repenser ?

C’est la métaphore de l’autoroute : on est passés de deux à trois voies, on est de plus en plus nombreux et on va de plus en plus vite, un accident arrive, disons une panne, disons le Covid-19, et nous voilà tous bloqués dans un grand embouteillage qui s’étend de plus en plus loin et mettra longtemps à se résorber. C’est ce qui arrive au monde de la culture. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté. Spectacles, expositions, livres, sorties d’albums ou de films : plus rien. Avec un corollaire lorsque la vie reprendra : le risque d’un grand embouteillage.

C’est particulièrement visible dans le cinéma. Hormis Tenet, de Christopher Nolan, maintenu pour l’heure au 22 juillet, les blockbusters qui auraient dû scander 2020 procrastinent. Mourir peut attendre, le nouveau James Bond prévu le 8 avril, attendra le 11 novembre. Idem pour Soul, le film d’animation produit par Disney/Pixar, dont la sortie a été décalée du 24 juin au 25 novembre. Top Gun 2, avec Tom Cruise, n’atterrira plus cet été, mais à Noël. Face à ce chassé-croisé, difficile de croire que les remakes de West Side Story, que mijote Steven Spielberg depuis janvier 2014, et de Dune, que Paramount prépare depuis 2008, sortent bien le 16 décembre et le 23 décembre, comme annoncé. L’exploitation en salles de Mission Impossible 7, dont le tournage à Venise a été interrompu par la crise sanitaire, n’a-t-elle pas déjà été reportée de juillet à novembre 2021 ?

« Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit », entend-on dans La Nuit américaine (1973), de François Truffaut. En 2018, 8 088 films ont été projetés sur les 5 981 écrans que compte le réseau français. Jusqu’à ce que le Covid-19 ne l’engorge, ce trafic était régulé par deux principaux aiguilleurs, dont les signaux donnaient le « la » aux distributeurs et exploitants de salles : les studios hollywoodiens pour les films américains, les grands festivals pour le cinéma d’auteur international.

Mais si son économie est bien plus modeste que les locomotives hollywoodiennes, le cinéma d’art et d’essai devrait subir une cascade de reports similaires. L’annulation de l’édition 2020 de Cannes est déjà actée, celle de Venise de plus en plus probable. Dès lors, la tentation est grande, pour les films qui auraient pu concourir cette année – Benedetta, de Paul Verhoeven, Annette, de Leos Carax… – d’attendre les crus berlinois, cannois ou vénitiens de 2021 avant de prendre le chemin des salles.

« L’engorgement va se poursuivre l’an prochain »

Même topo pour la littérature. Si les livres du printemps ont été reportés à l’automne, d’autres à 2021, certains sont renvoyés sine die. Et les éditeurs ont réduit de 30 % à 70 % leur production. « Certains auteurs ont du mal à comprendre, s’étonne Manuel Carcassonne, qui dirige les éditions Stock. Ils restent bloqués sur : “J’ai mon livre, il faut qu’il sorte.” C’est pourtant simple : l’engorgement est là, et il va se poursuivre l’an prochain. »

CHRISTIAN ALLEX, PROGRAMMATEUR DE FESTIVALS : « ON VIT UN TRUC DE DINGUE ET LES TRUCS DE DINGUE, EN GÉNÉRAL, NOURRISSENT UNE CRÉATION MUSICALE. C’EST CE QUE JE NE VOUDRAIS PAS LOUPER »

Personne n’en doute : la casse va être majeure. « 2020 était déjà un embouteillage avec des offres pléthoriques. Mais là, ça va être le grand chambardement, confie Christian Allex, omniprésent programmateur musical et directeur artistique à Reims, Nîmes, Charleville-Mézières… Je suis abasourdi par le côté méthodique du milieu : faire des offres, se repositionner sur des groupes pour relancer l’économie. Je peux comprendre, cela donne l’impression de rester en vie. Mais personne ne prend le temps de réfléchir à tout ça. Qu’un artiste aspire à être reprogrammé l’an prochain, c’est logique. Et c’est ce que la plupart des festivals ont décidé de faire. Sauf qu’il y a un tel phénomène de zapping du public qu’on peut s’interroger : seront-ils en phase ? Et puis, en 2021, n’y aura-t-il pas une vague musicale qui va rebondir sur cette crise, s’en inspirer ? On vit un truc de dingue et les trucs de dingue, en général, nourrissent une création musicale. C’est ce que je ne voudrais pas louper. »

Au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à Marseille, Jean-François Chougnet a pris l’option de faire glisser le calendrier. Afin d’éviter l’effet domino, le directeur a décidé d’annuler Pharaons superstars, l’exposition d’été, pour la reprogrammer en 2022. Coproduite avec la Fondation Gulbenkian de Lisbonne et le Musée de la civilisation de Québec, elle va commencer là-bas avant de venir à Marseille. « La question de l’anticipation n’est pas nouvelle, remarque Jean-François Chougnet. Simplement, il y a plus de joueurs mondiaux. La nécessité d’anticiper est devenue plus générale pour les musées. Tout le monde anticipe. Même les acteurs de taille moyenne. »

Des calendriers proches du casse-tête

D’un secteur à l’autre, les questions se ressemblent et se répondent. Même si, pour ce qui concerne le théâtre, les annulations (il n’est pas toujours évident de retrouver une concomitance de calendriers chez des acteurs réunis sur un projet) vont plutôt transformer 2020 en année blanche que 2021 en année noire. Il n’en reste pas moins que l’horizon bouché raconte d’abord la crise d’un système d’abondance. Dans un rapport de 2004, Bernard Latarjet, alors directeur du parc et de la Grande Halle de La Villette, montrait que l’offre avait beaucoup plus augmenté que le public en vingt ans, provoquant un émiettement des spectacles et un raccourcissement du nombre de représentations données pour chacun d’entre eux. Avec des calendriers proches du casse-tête.

« Je ne voudrais pas alimenter le courant qui verrait dans la crise un moyen d’assainir un secteur aujourd’hui malmené », se défend celui qui préside aujourd’hui le théâtre parisien Le Monfort. Comme tous ses collègues du spectacle vivant, Bernard Latarjet avance dans le brouillard, essentiellement préoccupé de sécuriser la situation sociale des salariés et des compagnies. Sur les 27 spectacles programmés, son établissement a pu en reporter 5, les autres ne seront vraisemblablement jamais diffusés.

Cette inflation d’événements culturels nourrit un engrenage auquel tout le monde participe : l’anticipation. Pour les maisons d’opéra, c’est constitutif de leur fonctionnement, confrontées qu’elles sont aux plannings des chefs d’orchestre, des solistes… Les spectacles sont prévus trois à quatre ans à l’avance. « Cette course en avant pour avoir de meilleurs artistes a fait augmenter les tarifs et verrouille la programmation de plus en plus tôt, analyse Stéphane Lissner, le directeur de l’Opéra de Paris. Ce qui est une promesse aujourd’hui peut devenir un regret demain : un ténor réservé trois ans à l’avance peut tomber malade, sa tessiture peut changer et ne plus convenir au rôle. Ce qui est en train de se passer nous appelle à plus de flexibilité. »

« Se préparer à toutes les éventualités »

Son successeur à partir d’août 2021, Alexander Neef, ajoute : « Les grandes maisons d’opéra dépendent des stars, mais elles les créent aussi. Or, avec ce système, si quelqu’un de nouveau émerge, on n’a rien à lui donner avant cinq ans. » Les 35 millions à 40 millions d’euros de pertes que devrait enregistrer cette année l’Opéra de Paris le font-elles regretter de quitter Toronto ? Du Canada, où il a dû boucler prématurément la saison de la Canadian Opera Company, Alexander Neef s’amuse de la remarque : « Ici, l’envergure du désastre est peut-être moindre, mais nous ne bénéficions pas d’un même soutien du gouvernement. A Paris, la saison 2021-2022 est bouclée, la suivante, en bon ordre, mais, dans ce contexte de grande insécurité, j’ai fait attention à ne pas tout verrouiller. Il faut se préparer à toutes les éventualités. » Même si, affirme-t-il, la fièvre inflationniste des productions s’est tassée : « Depuis la crise financière de 2008, on a pris conscience d’une surchauffe et de la difficulté qu’il y a à prédire le futur. De ce point de vue, la crise actuelle va accentuer encore cette nécessité. »

SYLVIE RAMOND, DIRECTRICE DU MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LYON : « IL FAUDRAIT SURTOUT QUE NOUS PARVENIONS À REMETTRE EN CAUSE CE SYSTÈME PRODUCTIVISTE QUI A EU POUR CONSÉQUENCE DE SATURER L’OFFRE DES EXPOSITIONS »

Les expositions ont connu un même emballement. Quand a-t-il commencé ? Peut-être entre 1966 et 1967, quand, sous le ministère d’André Malraux, trois événements – Vermeer à l’Orangerie, Picasso et surtout Toutânkhamon, avec plus de 1 million de visiteurs, tous deux au Petit Palais – changent la donne : alors qu’un musée valait d’abord par ses collections, l’événementiel devient déterminant. Puis intervient l’ouverture du Centre Pompidou en 1977, qui « a amplement contribué aux mutations qui se développeront dans les années 1980 », selon Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne. A partir de là, on distinguera deux mondes, celui des beaux-arts et celui de l’art actuel, pour qui, en 1977, le besoin d’événements était immense, proportionnel à la pauvreté de la situation antérieure. « J’éprouvais le sentiment d’être dans un désert, rappelle Olivier Kaeppelin, ancien directeur de la délégation aux arts plastiques, du « Projet Palais de Tokyo », à Paris, puis de la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence. Nous étions très en retard par rapport à l’Allemagne, à la Suisse, aux Etats-Unis… Avec l’ouverture du Centre Pompidou, puis la politique culturelle de Mitterrand, la situation changea jusqu’à présenter un paysage acceptable. »

Si ce rattrapage était nécessaire, l’inflation des méga-expositions et la célébration répétitive de l’impressionnisme, de Matisse et de Picasso l’étaient-elles autant ? Sans les justifier, Laurence des Cars, directrice du Musée d’Orsay, en énumère les raisons : « L’accessibilité et la séduction d’un propos condensé dans le temps et l’espace ; une scénarisation, voire une dramatisation du contenu, accompagnées d’un souci pédagogique et contextuel, trop souvent absent des collections permanentes. Le tout souscrivait parfaitement aux critères de l’événementiel et allait de pair avec le développement du tourisme culturel. » On connaît la suite : les expositions blockbusters, les queues kilométriques, les nocturnes, les records de fréquentation, la frénésie.

« Ce temps risque d’être révolu », pronostique Bernard Blistène, qui a lui-même réussi un blockbuster au Centre Pompidou en 2015 avec Jeff Koons (650 000 visiteurs). Sylvie Ramond, directrice du Musée des Beaux-Arts de Lyon, l’espère vivement : « Il faudrait surtout que nous parvenions à remettre en cause ce système productiviste qui a eu pour conséquence de saturer l’offre des expositions, en région comme à Paris, et qui soumet chaque institution à une logique où, déjà, l’organisation vient envahir et dominer la conception. » Olivier Kaeppelin est plus sévère encore : « Tous les “professionnels de la profession” le savent bien, eux qui sont plongés par obligation dans un tourbillon de semblants qui se fortifie et nous étourdit par le multiple, la course, les déplacements incessants et les fadaises du marché de l’art. »

Quid du retour des spectateurs ?

Bien malin qui peut dire à quoi ressemblera 2021. Le mécénat, si nécessaire à des établissements de plus en plus tributaires de leurs fonds propres, risque de plonger. Les créations de théâtre, de cirque, de danse, les films à petits ou moyens budgets, de ne pas trouver de financement. Les manuscrits de rester au fond d’un tiroir, les toiles, dans les ateliers.

JEAN-MICHEL TOBELEM, SPÉCIALISTE DE LA GESTION DE LA CULTURE : « JE NE PENSE PAS QU’ON VA REVENIR AU STATU QUO ANTE. PAS DANS LES DEUX À CINQ ANS QUI VIENNENT »

Derrière, se pose surtout la question du retour des spectateurs. Et à quel horizon ? « Tout le monde est en train de recharger la remorque. Mais est-ce que le public va repartir à fond ? Rien de moins garanti, s’inquiète Christian Allex, le programmateur du Cabaret vert, à Charleville-Mézières (Ardennes), qui fut longtemps celui des Eurockéennes de Belfort. Pour l’instant, on reçoit beaucoup de messages de solidarité du style : “Gardez mon forfait pour l’an passé en soutien.” Mais qu’en sera-t-il lorsque les gens vont se retrouver au chômage, dans deux ou trois mois ? » On pourrait imaginer que les jeunes n’auront pas peur d’un virus qui, statistiquement, les épargne. Mais rien n’est moins sûr. Le gouvernement n’évoque pas les salles « debout », qui sont le propre des concerts de rock et l’antithèse de ce que le virus impose. A La Maroquinerie (Paris 20e), l’organisateur de concerts Olivier Poubelle fait ses comptes. Dans cette salle de 500 places debout, il peut faire asseoir 70 personnes en respectant les distances sanitaires demandées…

Les temps qui viennent sont ceux de la convalescence. « Un embouteillage ? C’est un scénario auquel j’aimerais bien être confronté. Un problème de riches. Or, je ne pense pas qu’on va revenir au statu quo ante. Pas dans les deux à cinq ans qui viennent », soupire Jean-Michel Tobelem, spécialiste de la gestion de la culture à la Sorbonne.

« Apprendre à travailler sur le long terme »

« Il ne faut pas croire que les gens vont revenir, abonde l’économiste de la culture Xavier Greffe. Je ne pense pas que ceux qui ont découvert Netflix avec le Covid-19 vont se précipiter dans les cinémas et les théâtres, où les gestes barrières ne le restent pas longtemps. » Dans un sondage BVA paru le 23 avril, sortir au cinéma ou au théâtre apparaît en 14e position dans les envies des Français pour le déconfinement, bien après aller au restaurant ou chez le coiffeur et faire du sport. En revanche, les sorties culturelles sont dans le top 10 en termes de risques : 35 % des sondés estiment qu’elles seraient dangereuses.

PIERRE AUDI, DIRECTEUR DU FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE : « SI ON PERD LE CAP DE LA PASSION, ON FINIRA DÉFINITIVEMENT DÉSORIENTÉS »

En 1992, vingt-cinq ans après la vague d’expositions qui avait transformé le paysage muséal sous Malraux, la directrice de la Réunion des Musées nationaux, Irène Bizot, proposa à ses confrères d’une Europe en pleine construction la tenue d’une réunion entre les grands musées. Il s’agissait de faire face à l’inflation de prêts d’œuvres, aux questions de sécurité, de transport, d’assurances de plus en plus draconiennes, et surtout – considérant le coût de ces expositions –, à la nécessité de monter des accords pour les faire circuler. Ainsi, une réunion en appelant une autre, naquit un club très privé, auquel, trois ans plus tard, s’en étant émus, les musées américains se joignirent. En 2005, il prit le nom de son initiatrice : le Groupe Bizot.

Est-ce de ce type de pilotage dont parle Pierre Audi, directeur du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, lorsqu’il évoque le manque de coordination entre les acteurs du secteur, lui qui cherche à recaser ailleurs les cinq productions qu’il a dû annuler ? « Chacun en fait à sa guise. Non seulement, on ne voit pas comment sortir de l’embouteillage, mais on ne sait pas s’il faut aller à droite, à gauche, ou sortir de la voiture et marcher. Reste le cap de la passion. Si on perd cet horizon-là, on finira définitivement désorientés. » Tous sont convaincus que le plus grand risque qui guette la culture, c’est le découragement. « J’ai trop pâti d’une époque qui avait vu notre pays se marginaliser par manque de curiosité et nostalgie du temps passé pour ne pas me méfier des raisons obscures qui conduisent certains à appeler “à lever le pied” », prévient Bernard Blistène. Et le patron du Musée national d’art moderne de souhaiter « que l’on apprenne à faire mieux, à travailler sur le long terme ; j’aime l’expression détournée des surréalistes : “Ralentir, travaux.” »

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