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Jours tranquilles à Paris
18 mai 2020

Reportage - Sans festival, Cannes et sa Croisette fantôme

cannes50

Par Laurent Carpentier, Cannes, envoyé spécial - Le Monde

Promenade à l’ombre des palaces et du Palais des festivals désertés, faute de 73e édition de la plus célèbre des manifestations cinématographiques.

Scène 1. Extérieur jour. Sur les marches du Palais des festivals, à Cannes, Simon Courtois, 25 ans, acteur pour l’état civil, bibi rose sur la tête et moustache cachée sous son masque protecteur, prend la pose devant l’objectif de sa cousine Juliette. « C’est fou ce que l’escalier a l’air petit sans le tapis rouge », remarque le jeune homme, amusé. Un journaliste de l’Agence France-Presse en quête d’image symbolique se précipite sur l’aubaine : « Vous pouvez me la refaire ? » Nous sommes le mardi 12 mai, date d’ouverture de la 73e édition – d’ores et déjà historique – du plus célèbre des festivals de cinéma. Le Cannes qui n’aura pas lieu.

Jamais notre génération n’a connu ça. Si on oublie ses débuts chaotiques – la guerre interrompant le projet de 1939, les éditions de 1948 et de 1950 repoussées faute de budget –, c’est la première fois que le Festival de Cannes est annulé. Et en ne s’ouvrant pas, ouvre une page blanche. Jusqu’au dernier moment, Thierry Frémaux et Pierre Lescure, le tandem qui le dirige, a voulu y croire. La ville, confinée, a pleuré en silence. Et puis, ce mardi, après un lundi moche et froid, enhardis par le ciel bleu, les Cannois sont ressortis. Deux Audrey Tautou, quelques Javier Bardem, une Hanna Schygulla et trois Brigitte Bardot (une jeune, une adulte et une très vieille)… Il suffit que le soleil revienne, et la Croisette redevient la Croisette.

Assis sur un muret, Modou le Sénégalais – 57 ans et un nombre qu’il ne peut calculer de festivals derrière lui – observe ce ballet avec satisfaction, même s’il ne mise pas trop sur les fausses Bardot pour écouler sa cargaison de fausses Gucci. Il préférerait qu’il pleuve pour troquer sa cargaison étalée de lunettes et de chapeaux contre les parapluies qu’il porte dans son sac à dos. « Quand il pleut, on vend sans problème », sourit-il en connaisseur.

Christian et Marinette, 74 et 72 ans, descendent de voiture le temps de se prendre en photo devant les portes fermées du Carlton : « C’est la première fois que j’ose venir jusque sous le porche de l’hôtel », constate Anne, venue de Grasse et collée au tourniquet de l’entrée qui ouvre sur le hall désespérément vide. « Habituellement, il y a tant de monde, des voituriers, des concierges, des maîtres d’hôtel… Je me dis : je n’ai pas le droit, ce n’est pas mon monde. On va me dire : “Madame qu’est-ce que vous faites, vous gênez !” »

ERIC ACETO, ANCIEN DIRECTEUR DES OPÉRATIONS DU CARLTON : « AUX ETATS-UNIS, ILS NE SAVENT PAS OÙ EST LA FRANCE, MAIS ILS CONNAISSENT CANNES »

Plus encore que l’annulation de la programmation, ce sont peut-être ces grands palaces hermétiquement fermés, sacrifiés sur l’autel du Covid-19 (le Majestic, le Gray d’Albion, le Miramar, le Martinez…), qui créent ce sentiment étrange et fascinant de festival fantôme. Ecrasant sa cigarette, Eric Aceto montre l’œil-de-bœuf au dernier étage du Carlton : « La suite Grace Kelly, inaugurée en 2010 par le prince Albert. » Aujourd’hui à la retraite, l’ancien directeur des opérations de l’hôtel aux 343 chambres (« 40 ans de costume », comme il dit) observe la façade inerte. D’ordinaire, 250 personnes travaillent ici, 700 lorsque le festival bat son plein. « Aux Etats-Unis, ils ne savent pas où est la France, mais ils connaissent Cannes », dit-il fièrement.

Les anciens des palaces ont grandi dans le terreau des légendes qu’on se raconte entre initiés. Clint Eastwood en train de se faire coiffer, ses deux Yorkshire sur les genoux : « Ça casse le mythe du macho », rappelle l’un. Michael Jackson s’habillant en femme et sortant du Carlton avec une poussette pour se balader incognito, raconte un autre – « Mais ça, c’était pour le Midem… », le Marché international du disque et de l’édition musicale. On s’apostrophe sur le boulevard, ici et là, d’un joyeux « Alors tu viens faire le tapis rouge ? » pendant que des tractopelles s’activent à remodeler des plages laissées en jachère.

Dynasties

Le lendemain, changement de décor. Fondu enchaîné sur un ciel gris et les palmes des grands arbres agités par le mistral. « Le succès d’un festival, c’est 50 % la sélection, 50 % la météo », affirmait, dit-on, Pierre Viot, qui présida le Festival de Cannes de 1984 à 2000. Avec l’annulation, il restait la météo. Las, le ski nautique qui, la veille, traversait la baie, est rentré au bercail.

cinema

L’arrière-grand-père de Gilles Traverso, Auguste, a pris en photo la première tentative de festival en 1939 avec Louis Lumière. Le père, Henri, avait 16 ans après la guerre, lorsque la famille lui a donné mission, un appareil autour du cou, de couvrir l’événement. Il a fait ça jusqu’en 1983, lorsque le festival a quitté ses anciens quartiers pour emménager au Palais nouvellement construit. Et, avec lui, l’arrivée en masse des télévisions, la guerre des flashs, les photographes devenant eux-mêmes acteurs de cette pièce rocambolesque et costumée qui se rejoue chaque année. « Ce n’est plus mon époque », avait conclu Henri Traverso en raccrochant.

« JE N’AI JAMAIS PU AVOIR UNE PLACE », BOUDE, UN SOURIRE EN COIN, GÉRARD PENON, 76 ANS, « SEPTIÈME GÉNÉRATION DE FORAINS »

Cannes est peuplée de ces dynasties qui se transmettent le flambeau d’une gloire à chaque fois effleurée, les « stars » repartant le plus souvent au bout de quelques heures sans un regard en arrière. Gilles Traverso lui-même a commencé en 1977, capturant sur la plage avec son Rolleiflex les poses d’une montagne de muscles, Arnold Schwarzenegger, héros inconnu d’un documentaire, Pumping Iron (Arnold le magnifique). Quarante-quatre éditions plus tard, le photographe est toujours là, mais pour la première fois exposé au vide. Vertige.

Il y a un côté Coney Island dans la désuétude de ce décor aux ors jaunis. Le festival ? « Je n’ai jamais pu avoir une place », boude, un sourire en coin, Gérard Penon, 76 ans, « septième génération de forains », occupé à nettoyer le « Croisette 2000 », son manège. Des années qu’il est là – et son oncle avant lui –, à regarder, les soirs de projection, s’agglutiner à quelques mètres de là smokings et robes tralala en route pour le grand barnum des adultes, lui qui gère celui des enfants.

Le forain a chargé son aide, Amine, de « désinfecter » au Kärcher les petits véhicules. Le jeune Algérien lève la tête. Il aimerait que la presse française parle plus et mieux du Hirak, le mouvement qui secoue son pays. Pour un peu, il nous rejouerait le coup de Godard et de ses amis qui, en 1968, avaient interrompu la manifestation cannoise. « Sauf qu’à l’époque, c’était le contraire d’aujourd’hui : il fallait vider des gens qui ne voulaient pas partir », s’amuse au bout du fil Gilles Jacob, 89 ans, ancien président du festival, qui couvrait l’événement comme journaliste pour Les Nouvelles littéraires.

Immense paquebot

Le Palais des festivals. Scène intérieure. Combien de fois sommes-nous entrés ici, montrant patte blanche selon un cérémonial bien huilé et des hiérarchies dûment établies, y compris entre journalistes : laissez-passer blanc pour les vedettes, rose ou rose à point doré pour les gradés, bleu et jaune pour les fantassins ? Un monde hiérarchisé. En être ou n’en être pas. Et des journées passées à courir après une projection, une interview, une invitation. « Pour voir des films coréens sous-titrés en anglais ? Non, merci », s’exclame Charlotte, la coiffeuse de la rue Notre-Dame, qui n’en fut jamais.

Hormis la cinquantaine de sans-abri que la municipalité a confinés dans un coin de l’immense paquebot, ils sont à peine une dizaine de salariés à occuper les lieux ces jours-ci. Les fantômes des 125 000 festivaliers attendus hantent les marbres silencieux. Couloirs vides, escalators immobiles, le labyrinthe du Palais est plongé dans une semi-obscurité. « C’est 50 % de notre chiffre d’affaires qui s’est envolé », s’inquiète Didier Boidin, le directeur, qui a laissé ses smokings et ses nœuds papillons dans le sac à naphtaline. Un trou de plus de 20 millions d’euros dans ses comptes cette année. Et au-delà, pour la ville inquiète de la crise à venir, quelque 185 millions d’euros de retombées économiques envolées.

LE CAUCHEMAR DE FABRICE IMBERT, CHEF DU POSTE SÉCURITÉ, C’EST LA STAR BLOQUÉE À L’ENTRÉE DES ARTISTES PARCE QU’IL NE L’A PAS RECONNUE

Sans crier gare, nous débouchons sur la grande scène, héros d’un film qu’on n’a pas tourné présenté dans un festival qui n’a pas lieu. Notre quart d’heure de célébrité anonyme face à 2 500 spectateurs invisibles. Fabrice Imbert, le chef du poste sécurité et son collègue Clément Gomis, nous observent avec indulgence. Vingt-quatre ans de carrière pour l’un, dix-sept pour l’autre : nous ne sommes pas les premiers hurluberlus qu’ils rencontrent.

Le cauchemar de Fabrice Imbert, c’est la star bloquée à l’entrée des artistes parce qu’il ne l’a pas reconnue. Danny Glover par exemple (« Pourtant le héros de L’Arme fatale, merde ! ») venu en 2005 pour défendre Manderlay, de Lars von Trier, qui débarque un jour en tongs et lunettes de soleil. Sa terreur, ce sont ces moments où la foule devient si hystérique que, telle une vague, elle emporte tout. Comme cette fois où, devant accompagner Johnny Depp jusqu’à un yacht amarré à proximité, ils sont assiégés par les fans qui veulent tirer les cheveux de l’acteur, et lui qui le saisit par la ceinture pour l’extraire… « Et dans tout ça, le mec, Johnny Depp, il reste extra, gentil comme tout. »

Rien de tout ça cette année. Juste de grands murs vides à surveiller, et sur la mer où d’ordinaire la fête bat son plein dans les navires de luxe loués pour l’occasion, une armada de yachts esseulés, uniquement habités ici et là par quelque équipage occupé à soigner ces joyaux désespérément immaculés.

« Une ville décor »

« Déjà, au naturel, c’est une ville assez fantomatique », témoigne Sébastien Weber. Le jeune homme est assis sur les escaliers du marché Forville où traînent quelques zonards célestes. « Une ville-dortoir, avec des vagues de gens très différents qui affluent au fil des salons – immobilier, yachting, cinéma… Et entre ces vagues, une population de vieux, de riches et aussi de très pauvres qui habitent une ville décor. »

Sébastien Weber est acteur, étudiant à l’Ecole régionale d’acteurs de Cannes (ERAC), un cursus réputé qu’Athena Amara, 21 ans, a rejoint cette année. Après deux mois de confinement, l’absence de festival accentue le vide, constate-t-elle de son accent chantant d’Alès, dans le Gard : « La foule festivalière, ses imprévus, tout ça manque. Avec ses couleurs qui sentent l’été, le bleu, le grenat, c’est une ville qui attend d’être filmée. La première fois que je suis venue ici, c’était en 2015, j’avais 16 ans, des robes de soirée et des paillettes dans les yeux. Et puis quand je me suis installée ici en septembre, hors festival, la première chose que je me suis dit, c’est : “Mais ils sont où, les cinémas, dans la ville du cinéma ?” »

Qu’on dise ça, cela agace Laetitia Mazeran, la directrice d’exploitation du cinéma Les Arcades. Certes, il y a eu la fermeture des Ambassades et puis du Star. Mais il reste les huit salles de L’Olympia, et ses trois salles à elle, où elle programme des films d’art et d’essai. Sans compter le multiplexe que le petit réseau indépendant des Arcades doit ouvrir prochainement dans le quartier de La Bocca. Prévu pour juin, il a été stoppé dans son élan. Partie remise. Pour montrer que le cinéma reste debout malgré la crise, Les Arcades, souffle-t-on à la mairie, auraient même lancé l’idée d’un drive-in cinéma sur un parking de la ville. En attendant « le monde d’après », Laetitia Mazeran fait tourner les projecteurs une fois par semaine, histoire que tout reste en état de marche. Sur l’écran de la salle 1, défile ainsi en boucle la bande-annonce du prochain James Bond, qui était prévu mercredi 8 avril et est repoussé aux calendes grecques : Mourir peut attendre.

Le vent continue de souffler, chassant les nuages. Square Mistral, face à la baie, les joueurs de pétanque ont repris leurs habitudes. Les enfants crient dans les allées. La présidente du Film Club de Cannes est en grande discussion avec un couple d’adhérents. « La seule chose bien avec l’annulation, concède-t-elle, c’est qu’on va s’éviter le blues qui suit toujours le festival, quand arrive juin et qu’on se dit : “Il n’y a plus que la plage”. »

Ancienne prof d’histoire et chef d’établissement à Antibes, Anne Majri fut candidate de la gauche aux municipales de 2014 dans cette ville de 75 000 habitants résolument à droite. Une défaite annoncée. Cette année encore, le maire, David Lisnard, vient d’être réélu avec 88 % des voix : ses amis politiques vantent sa culture, ses ennemis, son efficacité. Ce qui est sûr, c’est que l’homme aime les caméras. Il en a mis partout. Plus de 500 points de surveillance, « le réseau le plus dense de France ». De quoi faire des longs-métrages. La semaine passée, sur les écrans de la police, on a même vu un sanglier se balader sur la Croisette.

LE PREMIER WEEK-END DU FESTIVAL EST TRADITIONNELLEMENT SON ACMÉ

Extérieur nuit. Fondu au noir. Le premier week-end du festival est traditionnellement son acmé. En temps normal, on devrait être là à traquer le regard méfiant d’un Bruno Dumont venu défendre Par un demi-clair matin, ou la silhouette dégingandée d’un Bill Murray, héros parmi d’autres de The French Dispatch, de Wes Anderson. Tous ces films qu’on ne verra pas, enfin pas tout de suite : Tre Piani, de Nanni Moretti, Benedetta, de Paul Verhoeven… Là, on se demande juste comment on pourrait étancher notre soif et nourrir notre ivresse.

Arrêt sur image. Musique. Sous la pâleur d’un réverbère, apparaît une femme au visage timide et délicat, chinoise, port élégant, manteau épais, chapeau enfoncé, et une valise qu’elle tire délicatement. Vedette égarée ? Cannes ou le festival des spectres ? Elle ne parle pas anglais, à peine quelques mots de français. « Mon nom : Audrey. » Comme Tautou ? Et son nom chinois ? « Compliqué. Peut-être travail, restaurant ? » Sous le ballet des mouettes, la passagère de la nuit disparaît comme elle est apparue. La vie est un cinéma en plein air.

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