Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
20 août 2020

Critique - Kehinde Wiley, la fabrique à icônes noires

n1

n2

n3

n4

n5

Par Philippe Dagen, Cannes, Alpes-Maritimes - Le Monde

A La Malmaison, à Cannes, une exposition présente des œuvres du peintre américain célèbre aux Etats-Unis, notamment pour son portrait de Barack Obama, en 2018. Avec ses tableaux, l’artiste interroge la représentation des Noirs dans l’histoire de l’art.

Il arrive, dans l’histoire, qu’un artiste semble apparaître pour donner sa forme – littéraire, musicale, visuelle – la plus évidente à son époque, celle sous laquelle, peut-on penser, elle s’inscrira plus tard dans les mémoires et les livres.

Kehinde Wiley est de cette espèce. Le portrait qu’il a peint de Barack Obama, en 2018, a consacré son immense notoriété aux Etats-Unis, où la plupart des musées possèdent une ou plusieurs de ses toiles et où il a beaucoup exposé dans des lieux privés et publics depuis une quinzaine d’années.

En France, on l’a moins vu : à la galerie Daniel Templon et, en 2016, au Petit-Palais. Quand l’exposition qui se tient à Cannes (Alpes-Maritimes) a été décidée, George Floyd n’avait pas été assassiné et le mouvement Black Lives Matter n’avait pas encore sa puissance actuelle. C’est dire combien cette présentation tombe juste.

IL SUFFIT DE LA TRENTAINE DE PIÈCES RÉUNIES À LA MALMAISON POUR VÉRIFIER COMBIEN WILEY EST OBSÉDÉ PAR L’IMITATION POUSSÉE JUSQU’AU TROMPE-L’ŒIL.

Kehinde Wiley naît en 1977 à Los Angeles (Californie), il est l’un des jumeaux nés de la rencontre d’une Afro-Américaine et d’un étudiant, qui rentre au Nigeria avant leur naissance et que l’artiste n’a connu que bien plus tard. Ces éléments biographiques expliquent en partie l’œuvre de Wiley, ses séjours récents en Afrique de l’Ouest, et, surtout, ses sujets, leur construction iconographique et leur retentissement politique.

Ils n’expliquent pas un autre point essentiel, la passion de l’artiste pour un certain style et les difficultés techniques qui le caractérisent. Passé dans les années 1990 par le San Francisco Art Institute puis le Master of Fine Arts de l’université Yale, Wiley y a appris ce que l’on n’apprend plus guère dans les écoles d’art européennes : les méthodes et procédés du plus minutieux réalisme pictural.

Grâce à cette formation, il imite avec autant d’aisance les tissus que les plantes, les reflets du bois verni que ceux d’une chaussure de jogging argentée ou d’un seau métallique. Sa virtuosité n’est pas moindre dans le traitement des entrelacs floraux, des ornements en spirales ou en volutes.

Les œuvres étant le plus souvent de grand ou de très grand format, ce savoir-faire, pour lequel il a recours à des assistants, se voit d’autant mieux. Il est aussi flagrant dans les travaux sur papier et sur verre. Il suffit de la trentaine de pièces réunies à La Malmaison pour vérifier combien Wiley est obsédé par l’imitation poussée jusqu’au trompe-l’œil.

Appropriation, substitution, ironie

Soit, mais à quoi bon ? L’hyperréalisme conçu comme exploit optique ne serait pas longtemps intéressant. Mais, pas plus que celui de Malcolm Morley dans les années 1960, l’hyperréalisme de Wiley ne se réduit à la technique. S’il retient l’attention, c’est en raison de ses relations avec la peinture, la photographie, le cinéma et les médias visuels contemporains. Et parce qu’il les considère par rapport à une question dont ce serait peu dire qu’elle importe : la représentation des femmes et des hommes noirs depuis trois ou quatre siècles, de la Renaissance à la peinture d’histoire du XIXe siècle et à l’orientalisme jusqu’aux stéréotypes toujours actifs, diffusés par les industries de la consommation et du spectacle.

Wiley procède par appropriation, substitution et accentuation satirique. Exemple : une toile de 2012 intitulée John Churchill, Duke of Marlborough. Il existe de nombreux portraits de cet aristocrate britannique, qui fut le premier du nom et vécut de 1650 à 1722, et de ses descendants qui portèrent le même titre. La plupart de ces peintures et gravures montrent un homme d’entre 30 et 40 ans, de trois quarts, cadré à mi-corps ou en pied. Il est vêtu à la mode du temps, avec ou sans cuirasse, avec ou sans cordons d’ordres militaires et drapés écarlates ; mais avec longue perruque et, dans sa main droite, un bâton, symbole de commandement. Derrière lui, une architecture, un peu de ciel nuageux ou de feuillages.

Le tableau de Wiley présente dans la même attitude un jeune homme africain ou afro-descendant. Il porte un jean assez éraillé et un maillot de footballeur. Pas de perruque, mais des dreadlocks. Pas de bâton de chef mais un balai à long manche, de ceux qui servent aux nettoyeurs des rues. Le fond est composé de formes décoratives serpentines à dominantes rouges et vertes, qui font immédiatement songer à celles qui se développent sur les wax, ces tissus emblématiques de l’Afrique subsaharienne. Il y a appropriation stylistique car Wiley est aussi parfait dans l’exécution du moindre détail que ses prédécesseurs du XVIIIe siècle. Il y a substitution d’un portrait actuel à un portrait ancien. Il y a ironie : le duc devient balayeur.

Ce changement à vue peut être compris de plusieurs manières : comme une allusion patente à l’absence de modèles noirs dans la peinture ancienne, à l’exception des « négrillons » de cours princières, des esclaves et du roi mage Balthazar ; comme la dénonciation d’une société – la nôtre – qui, dans ses imageries, admire le footballeur et le basketteur africains et n’a pas un regard pour les balayeurs et les éboueurs, eux aussi africains ; et, donc, comme d’exalter ces immigrés prolétaires autant que la peinture ancienne exaltait les puissants.

On peut y voir aussi une inversion de l’appropriation, quand un artiste afro-américain se saisit des codes picturaux occidentaux et joue avec eux, comme les artistes occidentaux se saisissent au début du XXe siècle de codes sculpturaux africains et en jouent. Comme pour troubler encore un peu plus le regard, Wiley laisse souvent les motifs ornementaux floraux ou abstraits se détacher du fond et venir se poser sur les corps ou les enlacer.

Machine à dissiper les mythes

Selon les cas, les allusions historiques sont énoncées par le titre, ou plus codées. Le jeune homme au polo bleu électrique nommé Monsieur Seriziat l’est en référence à la toile de David (1748-1825). Bonaparte à la grande mosquée du Caire cite la toile du très officiel Henri-Léopold Lévy (1840-1904). Substituer aux trois Grâces de la mythologie antique trois dandys tenant chacun une pomme verte est tout aussi explicite et renvoie par ailleurs à l’homosexualité déclarée de Wiley. Non moins saturées de citations sont les peintures sur verre, qui s’approvisionnent en postures et accessoires dans les verrières à sujets religieux des XVe et XVIe siècles.

Dans les portraits, les sous-entendus sont dans la composition. Idrissa Ndiaye, supporteur de l’ASFA Dakar, club sénégalais, pose en survêtement aux couleurs de son équipe, mais vu en contre-plongée, ce qui magnifie sa stature, et devant un tapis à broderies dorées digne d’un souverain ou d’un archevêque. De même, quand Wiley peint la série Tahiti, en 2019, les références sont d’abord visuelles, puis historiques. Elles s’adressent à Gauguin (1848-1903) et à ses scènes de vahinés nues dans la nature.

Celles-ci, loin de tout réalisme, sont fantasmées et fabriquées puisque, quand Gauguin s’établit en Polynésie, les femmes sont depuis longtemps forcées de cacher leur nudité sous des robes dites « mission », parce qu’imposées par les missionnaires catholiques et réformés. Les Tahitiennes de Wiley portent encore de ces longues robes ; ou leurs bustes nus sont cachés par des ornements végétaux. Des tatouages maoris envahissent la surface. Or, ces tatouages, si largement diffusés aujourd’hui, relèvent eux-mêmes du fantasme et de la fabrication d’une pseudo-authenticité qui serait « sauvage » ou « primitive » et n’est que parade sociale. Si séduisante avec ses harmonies chamarrées et ses beaux modèles, la peinture de Wiley est une machine à dissiper les mythes d’une froide efficacité.

« Kehinde Wiley, peintre de l’épopée », Centre d’art La Malmaison, 47, boulevard de La Croisette, Cannes (Alpes-Maritimes). Tél. : 04-97-06-45-21. De 10 heures à 19 heures en août, de 10 heures à 18 heures en septembre, puis du mardi à dimanche de 10 heures à 13 heures et de 14 heures à 18 heures. De 3 € à 6 €. Jusqu’au 1er novembre.

Publicité
Commentaires
Publicité