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Jours tranquilles à Paris
1 juin 2020

Émeutes - L’Amérique de Trump est un “baril de poudre”

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

La colère liée à la mort de George Floyd à Minneapolis a provoqué une nouvelle vague de violences dans de nombreuses villes américaines dans la nuit du 30 au 31 mai. Chômage de masse, inégalités accrues par la pandémie, violences policières, extrême droite décomplexée et président prompt à jeter de l’huile sur le feu : pour cette chroniqueuse du New York Times, tous les ingrédients sont réunis pour que l’Amérique s’enflamme. 

Aux États-Unis, les deux mois et demi qui viennent de s’écouler font penser aux premières séquences d’un film dystopique sur l’effondrement d’une nation. Tout d’abord, la pandémie a frappé, et les hôpitaux de New York ont été débordés. L’économie du pays s’est retrouvée au point mort, le chômage a crevé le plafond [plus de 40 millions de chômeurs au 28 mai]. Un salarié américain sur quatre a déposé un dossier de demande d’allocations.

Devant les banques alimentaires, on a vu des files de voitures s’étirer sur des kilomètres. Lourdement armés, des manifestants hostiles au confinement sont descendus dans la rue un peu partout. Dans tout le pays, une maladie dont personne ou presque n’avait entendu parler il y a encore un an a déjà fait 100 000 morts.

Et puis, cette semaine, un policier de Minneapolis a été filmé alors qu’il écrasait de son genou le cou d’un Africain-Américain du nom de George Floyd. Alors qu’il agonisait, Floyd a gémi qu’il ne parvenait plus à respirer, une plainte qui rappelle les derniers mots d’Eric Garner, dont le décès, en 2014, a contribué à donner naissance au mouvement Black Lives Matter [“les vies noires comptent”, mouvement militant contre les violences policières]. La mort de Floyd survient seulement trois jours après l’arrestation en Géorgie de trois hommes accusés d’avoir traqué et assassiné un jeune Noir, Ahmaud Arbery, alors qu’il faisait son jogging.

À Minneapolis, les manifestants ont déferlé dans les rues, et la police a réagi beaucoup plus durement que face aux contestataires anticonfinement armés jusqu’aux dents. Dans la soirée du mercredi 27 mai, les manifestations pacifiques ont dégénéré en émeutes. Le lendemain, le gouverneur [démocrate] du Minnesota appelait en renfort la Garde nationale.

Une enquête fédérale sur la mort de Floyd, “priorité absolue”

Un temps, on a pu croire que l’impensable brutalité de la mort de Floyd allait freiner les pires tendances du président et de ses partisans du mouvement Blue Lives Matter [mouvement de défense des forces de l’ordre en réaction à Black Lives Matter].

Les autorités n’ont eu d’autre choix que d’intervenir : les quatre policiers impliqués ont été licenciés, leurs actes condamnés dans tout le pays par les responsables des forces de l’ordre, et le ministère de la Justice sous la férule de William Barr a promis l’ouverture d’une enquête fédérale qui serait une “priorité absolue”.

Même Donald Trump, qui a autrefois encouragé les brutalités policières, a décrit ce qui était arrivé à Floyd comme “quelque chose de vraiment terrible”.

Mais dans la soirée du 28 mai, alors qu’un procureur du comté déclarait que ses services en étaient encore à évaluer si les quatre policiers avaient commis un crime, les émeutes ont recommencé à Minneapolis, et des gens en colère ont incendié un commissariat. (Vendredi 29, un des policiers a été interpellé et inculpé d’homicide involontaire.) Sur Twitter, un Trump en proie à la confusion a menacé de déployer l’armée contre ceux qu’il a traités de “VOYOUS”, affirmant :

"Quand les pillages commenceront, on commencera à tirer.”

Qu’il en ait été conscient ou non, il citait là une expression raciste remontant aux années 1960, utilisée entre autres par George Wallace [gouverneur de l’Alabama connu pour ses prises de positions ségrégationnistes]. Le président a ensuite tenté de calmer le jeu en affirmant qu’il avait juste voulu mettre en garde contre la violence — son équipe de campagne espérait après tout chiper quelques électeurs noirs aux démocrates —, mais ce qu’il voulait dire en réalité était assez évident. On parle là du même président que celui qui, le jeudi, avait retweeté une vidéo d’un de ses partisans qui lançait : “Un bon démocrate est un démocrate mort.”

Trump et la violence d’extrême droite

La présidence Trump a été marquée par des accès choquants de violence d’extrême droite : les émeutes nationalistes blanches de Charlottesville, en Virginie, le massacre de la synagogue de l’Arbre de la vie, à Pittsburgh, la tuerie qui a pris pour cibles des Hispaniques à El Paso. Toutefois, même si le pays bouillonnait et fulminait, il n’y avait pas encore eu de révolte généralisée. Mais aujourd’hui, peut-être sommes-nous à l’aube d’un long été brûlant, théâtre de troubles sociaux.

Car de nos jours, tant de choses font que l’Amérique est prête à s’enflammer : le chômage de masse, la pandémie qui a révélé crûment les inégalités assassines en termes de santé et d’économie, des adolescents désœuvrés, les violences policières, une extrême droite qui rêve d’une deuxième guerre de sécession, et un président toujours prompt à jeter de l’huile sur tous les feux qui se présentent.

“Je pense que nous nous trouvons effectivement à un moment où les choses vont d’abord s’aggraver avant que la paix revienne”, commente l’historienne Heather Ann Thompson, de l’université du Michigan.

Déjà, les manifestations de Minneapolis se répandent dans d’autres villes. Jeudi soir [28 mai], quelqu’un a tiré près d’une foule de manifestants à Denver, et plus de 40 personnes ont été arrêtées à New York. Sept autres ont été blessées par des tirs lors d’une manifestation à Louisville, dans le Kentucky, où les gens demandaient justice pour Breonna Taylor, une Noire non armée abattue par la police dans son appartement en mars dernier.

Un désastre sanitaire et économique

Ces manifestations ont été déclenchées par des cas précis de violences policières. Mais elles se déroulent aussi dans un contexte plus général de désastre sanitaire et économique dont sont victimes, de façon disproportionnée, les personnes de couleur, en particulier les démunis. C’est l’avis de Darnell Hunt, doyen du département des sciences sociales de l’Université de Californie à Los Angeles :

Depuis des années, les sociologues étudient le comportement collectif et les émeutes urbaines, et je pense que l’on peut affirmer, avis que beaucoup partagent, que les émeutes ne sont jamais le résultat d’un unique incident.”

Keith Ellison, le procureur général démocrate du Minnesota, m’a avoué que, ces derniers temps, quand il sort se promener ou courir à Minneapolis, il ressent une “sorte de tension prête à exploser”. Les gens, rappelle-t-il, “ont été enfermés chez eux depuis près de deux mois, et donc, maintenant, leur attitude a changé. Ils n’en peuvent plus. Certains sont au chômage, d’autres n’ont pas de quoi payer leur loyer, et ils sont frustrés, en colère.”

La crise ne fait que commencer

Cette colère ne peut qu’enfler car la ruine économique engendrée par la pandémie ne fait que commencer. Dans certains États, les moratoires sur les expulsions ont été levés, ou vont bientôt l’être. Les allocations-chômage supplémentaires votées par le Congrès ne durent que jusqu’à la fin du mois de juillet. Les budgets des États sont en lambeaux, et à Washington, les républicains refusent pour l’instant de leur venir en aide, ce qui signifie que nous allons sans doute bientôt être témoins de douloureuses coupes sombres dans les emplois et les services publics.

“Quand les gens sont fauchés, qu’il n’y a apparemment aucune aide, pas d’autorité vers qui se tourner, aucune certitude quant à l’avenir, cela crée des conditions favorables à la colère, la fureur, le désespoir, la dépression ; un mélange particulièrement volatil”, constate Keeanga-Yamahtta Taylor, professeur du département des études africaines-américaines de Princeton.

Mais si l’on a le sentiment que l’Amérique est aujourd’hui un baril de poudre, ce n’est pas seulement à cause du courroux qui gronde chez les démunis. Le 27 mai, les journalistes Robert Evans et Jason Wilson ont publié une analyse fascinante et inquiétante du mouvement [d’extrême droite] “boogaloo” — “une version en ligne, moderne et extrême, du mouvement des milices” — sur le site d’investigations Bellingcat.

Le rêve “Boogaloo” d’une guerre civile

“Les ‘Boogaloo Bois’ escomptent, voire espèrent qu’avec le retour de la chaleur, on assistera à des affrontements armés avec les forces de l’ordre, ce qui accouchera de l’élan nécessaire à l’éclatement d’une nouvelle guerre civile aux États-Unis”, écrivent Evans et Wilson. Et ils ajoutent :

Dans le paysage déstabilisé de l’après-coronavirus, ils pourraient fort bien participer à une flambée de violence dans les rues des villes américaines.”

Les gens associés à cette sous-culture étaient très présents lors des manifestations anticonfinement, mais certains, motivés par la haine de la police et l’amour du désordre, ont également pris part aux manifestations de Minneapolis.

Confrontés à une telle instabilité, la plupart des présidents américains auraient tendance à miser sur la désescalade. C’est pour cette raison que les troubles sociaux, en dépit de tous les dégâts qu’ils peuvent causer dans les villes où ils éclatent, aboutissent souvent à des réformes. Mais aujourd’hui, nous avons un président qui ne soucie guère d’éviter le chaos, fait remarquer l’historienne Heather Ann Thompson Thompson :

Toutes les autres fois où les manifestations ont dégénéré parce qu’il était urgent de réparer des injustices, le pays a fini par tenter de parvenir à un nouvel équilibre, d’apporter une réponse suffisante pour rétablir la paix, aussi fragile soit-elle,. Or, actuellement, les gens qui nous gouvernent n’ont jamais caché que cela ne les dérangerait absolument pas si nous sombrions totalement dans la guerre civile.”

Quelques-uns de ces clichés nous sont familiers, mais nous n’avons jamais vu ce film-là. Personne ne sait dans quelle mesure les choses pourraient s’aggraver. Tout ce que nous savons, c’est qu’à l’ère Trump, des scènes qui paraissent cauchemardesques la veille peuvent nous sembler presque normales le lendemain.

Michelle Goldberg

Source : The New York Times

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