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Jours tranquilles à Paris
18 juin 2020

Culture - Pour les artistes, le confinement n'était que le début de la catastrophe

culture

THE NATION (NEW YORK)

La fermeture prolongée des musées, théâtres et autres lieux de culture est le germe d’un désastre à long terme. “Le vivant, socle sur lequel repose presque toute l’industrie culturelle moderne, a été anéanti”, écrit l’essayiste américain William Deresiewicz.

Pour bien comprendre les conséquences de la pandémie sur le monde de la culture, il faut tout d’abord savoir que cette crise s’abat sur un secteur déjà affaibli par vingt ans de frénésie numérique. Ou, plus précisément, de démonétisation des arts par le numérique. En d’autres termes, tout produit culturel pouvant être dématérialisé (musique, texte, photo et vidéo) a vu son prix chuter, s’il n’est pas devenu gratuit. Les sources de revenu de nombreux secteurs se sont taries : les ventes de CD pour les musiciens, de tickets et de DVD pour le milieu du cinéma, les avances sur les droits d’auteur pour les écrivains, les revenus publicitaires pour les journaux.

Un coup dur

Artistes et organisations culturelles ont donc appris à vivre de sources difficiles à dématérialiser, c’est-à-dire les objets physiques et, surtout, les événements en public. Ainsi, les musiciens enchaînent les tournées. Les écrivains donnent des conférences, des lectures publiques, enseignent ou participent à des résidences. Les artistes visuels (animateurs, illustrateurs, dessinateurs de BD) font cours ou animent des ateliers. Les magazines organisent des événements à la chaîne pour monnayer leur marque. Les festivals de tout poil prolifèrent, que ce soit en musique, cinéma, stand-up ou littérature. C’est aussi le cas des expositions, devenues cruciales pour vendre de l’art visuel haut de gamme, et des conventions comme le Comic Con, formidables vitrines pour de nombreux domaines artistiques.

Mais aujourd’hui, rien de tout cela n’est possible [tant que le confinement reste de rigueur]. La fermeture des salles de spectacle a été un coup dur pour les orchestres, les troupes de danse, les compagnies de théâtre et tous les artistes qui créent ou se produisent pour ces structures. De même pour les musées, les galeries, les espaces artistiques et tous les créateurs dont le travail y est exposé. Le vivant, socle sur lequel repose presque toute l’industrie culturelle moderne, a été anéanti. Le seul secteur qui n’était pas mal en point avant la pandémie, le seul bassin de créativité encore prospère au XXIe siècle, à savoir la télévision, a tout de même dû suspendre sa production, mettant ainsi des dizaines de milliers de travailleurs au chômage.

La raréfaction des petits contrats de court terme

Cependant, la disparition des revenus issus de l’événementiel n’est que le début de la catastrophe. La plupart des artistes vivent d’une multitude de petits contrats. Comme me l’a dit un jour un confrère auteur, nous empilons les chèques. En général, avoir un travail à temps plein ne permet pas de pratiquer suffisamment son art, ni de s’absenter pour les tournées ou les résidences nécessaires à la poursuite de sa carrière. C’est pourquoi les artistes vivent majoritairement de contrats ponctuels ou à court terme : commissions, commandes, enseignement à temps partiel. Mais ceux-ci sont destinés à se raréfier à mesure que les entreprises et les institutions comme les universités réduisent leurs dépenses. Le sort des écoles d’art n’augure rien de bon à l’heure de l’enseignement virtuel.

Certains artistes travaillent aussi comme chauffeurs pour Uber et Lyft, comme serveurs dans des bars et des restaurants, ou exercent d’autres emplois mal rémunérés dans le secteur des services. Mais beaucoup de ces emplois ont disparu ou ont été drastiquement réduits. Pour ne rien arranger, toutes ces activités, qu’elles soient artistiques ou alimentaires, sont rarement accompagnées d’une couverture santé.

L’impossible retour à la normale

Une carrière artistique ne peut pas être mise en pause pendant trois, six, douze, vingt-quatre mois sans conséquences. On vit d’un projet à un autre. Même si un album ou un spectacle fait un tabac, il faudra repartir de zéro pour le suivant. L’attention du public est de courte durée et doit être constamment entretenue.

La plupart des gens espèrent un retour à la normale, si tant est que ce soit possible, mais du côté des artistes, rien ne les attend après la crise, sauf rares exceptions. Il n’y a pas de bureau où l’on pourra retourner pointer : l’artiste est une petite entreprise à lui tout seul. Pour les acteurs, les auteurs et les réalisateurs dont les productions ont été suspendues, pour les comédiens et les musiciens dont les tournées ont été annulées, et pour les artistes visuels qui tablaient sur leur prochaine exposition, après des années de préparation, de privations et d’incertitudes, la pandémie a peut-être détruit des occasions qui ne se présenteront plus. En art plus que dans tout autre domaine, avoir du succès passe par avoir de la chance. Malheureusement, même dans un contexte plus favorable, nul n’est à l’abri de se faire saboter par un concours de circonstances. Et cette pandémie est un concours de circonstances qui sabote les artistes à une échelle sans précédent.

Le recours fragile au mécénat

De plus, les répercussions du Covid-19 sur l’économie, dès maintenant mais aussi une fois que la crise sanitaire sera passée, seront sans doute funestes pour les artistes. Peu importe l’amour que nous portons à la culture, la soutenir financièrement est un luxe. À mesure que le monde sombrera dans la prochaine récession économique, il ne restera pas grand-chose à dépenser en livres et en vinyles.

Depuis l’essor du contenu gratuit, les dépenses culturelles sont de plus en plus motivées par la bienveillance. Ainsi, le développement des plateformes de financement participatif comme Kickstarter et Patreon constituent sans doute l’innovation qui s’est avérée la plus utile aux artistes ces dix dernières années. Ces plateformes, qui remettent le mécénat au goût du jour, sont devenues des bouées de sauvetage pour de nombreux créateurs : beaucoup en tirent aujourd’hui une part importante de leurs revenus. Mais participatif ou non, tout financement dépend de l’existence d’investisseurs suffisamment aisés pour se permettre de donner.

Le joug des Big Tech

En vérité, la démocratisation d’Internet n’a pas démonétisé la culture. Simplement, ceux qui en tirent des bénéfices ne sont plus les artistes, mais les personnes qui comptent les clics et revendent les données qui en résultent. Pour la Silicon Valley et les géants de la technologie (Google, Facebook et Amazon en première ligne), la culture “gratuite” est une véritable mine d’or. Ces entreprises ont organisé un transfert massif et ininterrompu de richesses, de l’ordre de dizaines de milliards de dollars par an, des créateurs aux distributeurs, des artistes aux Big Tech. Et s’ils en ont été capables, c’est grâce à leur position de monopole qui leur a apporté un pouvoir et une richesse incomparables.

Avec les dégâts qu’est en train de causer la crise sanitaire sur le commerce de proximité, en plus d’accroître l’importance des écrans dans nos vies, attendons-nous à ce que l’hégémonie des Big Tech n’en soit que renforcée dans le monde post-pandémie.

La situation des artistes n’était déjà pas resplendissante. Et pour ceux qui auront la chance de ressortir de la crise avec un semblant de carrière, les choses seront sans doute encore pires.

William Deresiewicz

Source

The Nation

NEW YORK http://www.thenation.com/

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