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Jours tranquilles à Paris
28 juin 2020

Syrie Damas, son univers impitoyable

Article de Benjamin Barthe

Argent, pouvoir, trahisons… la tumultueuse relation entre Bachar Al-Assad et son cousin Rami Makhlouf recèle les ingrédients d’un « mousalsal », série populaire arabe. Loin d’être affaibli, le président syrien fait le ménage dans son entourage

BEYROUTH - correspondant

M enhebak », (« Nous t’aimons »). Ce slogan ingénu, imprimé sur de gigantesques portraits de Bachar Al-Assad, recouvre les murs de Damas. Nous sommes en mai 2007, à quelques semaines du référendum qui va accorder un deuxième mandat au président syrien avec un score de satrape africain (97,6 %). La campagne conçue en vue de cette échéance veut donner l’impression que le pays tout entier est tombé sous le charme de ce quadragénaire (il est né en 1965) à l’allure moderne et flegmatique. Son père, Hafez Al-Assad, commandeur sec et impénétrable, régnait par la peur. Le fils, lui, veut se faire aimer.

La campagne est l’œuvre du cousin maternel de Bachar Al-Assad, l’entrepreneur Rami Makhlouf, de quatre ans son cadet, considéré comme l’homme le plus riche de Syrie. Quelques mois plus tôt, le navire amiral de son groupe, la compagnie de téléphonie mobile Syriatel, avait déroulé sur les panneaux publicitaires de la capitale une formule du même acabit, pleine de candeur, qui aurait pu tout aussi bien servir de devise au chef de l’Etat : « Daïman Maek ! » (« Toujours avec toi ! »).

Pour le régime, c’était la belle époque. Le duo Bachar-Rami, amis d’enfance, phagocytait l’espace public. La politique est dévolue au premier, les affaires au second. Aucune ombre ne semblait planer sur cette alliance bien huilée, ciment du nouveau régime, plus libéral économiquement, incarné par Assad junior. La protection du président permettait au milliardaire d’accaparer les marchés les plus juteux. En échange, ce dernier reversait une partie de ses bénéfices dans les caisses du gouvernement et dans la tirelire du couple présidentiel, Bachar et l’élégante Asma.

Treize ans plus tard, il n’est plus du tout question d’amour. Les deux inséparables sont à couteaux tirés. Le gouvernement, ruiné par neuf années de guerre civile et étranglé par les sanctions internationales, a fait main basse sur Syriatel, en arguant d’impôts impayés. Les avoirs de Rami Makhlouf ont été gelés, certains de ses employés arrêtés, et ses gros bras désarmés. Le grand argentier du système, âgé de 50 ans, est mis sur la touche.

Ses piscines de dollars

Mais dans une série de vidéos postées au printemps sur sa page Facebook, le banni a contre-attaqué. Il a contesté les accusations de fraude fiscale portées contre lui et dénoncé l’arbitraire des services de sécurité – des doléances cocasses dans la bouche de cet homme qui a financé la répression de la révolution de 2011 dans le pays. Le cousin Rami s’est même présenté en bienfaiteur de la communauté alaouite, un défi implicite au président, membre comme lui de cette minorité religieuse, issue du chiisme, qui forme le socle du régime.

« Tout autre que lui aurait été liquidé dans l’heure », remarque l’opposant Ayman Abdel Nour, ancien conseiller de Bachar Al-Assad. Sauf que l’audacieux porte un nom de famille illustre, qui le protège, et possède beaucoup d’argent à l’étranger, caché dans des comptes offshore et des sociétés-écrans. « C’est son assurance-vie, confie un homme d’affaires damascène qui connaît les deux protagonistes de ce bras de fer. S’il était éliminé maintenant, tous ses avoirs passeraient sous le contrôle de sa femme et de ses fils qui sont à l’étranger.Rami est blessé, mais il n’est pas encore à terre. »

Cette tumultueuse affaire recèle tous les ingrédients du parfait mousalsal – ces feuilletons arabes très prisés en période de ramadan. Des piscines de dollars, la gloire et le pouvoir, et puis, derrière cette façade clinquante, des haines recuites, des coups de poignard dans le dos et un clan qui s’entre-dévore. La chute de la maison Makhlouf, c’est Dallas à Damas.

L’histoire de Bachar et Rami puise ses origines dans celles de leurs pères respectifs, Hafez Al-Assad et Mohamed Makhlouf. Peu après son accession au pouvoir en 1970, à la faveur d’un coup d’Etat, le premier nomme le second, frère de son épouse Anissa, à la tête de la régie des tabacs. Caractéristique du dirigisme en vigueur à l’époque en Syrie, l’organe étatique détient le monopole de la production et de l’importation de cigarettes. Et de leur contrebande ! Grâce à cette machine à cash, Mohamed Makhlouf, dit « Abou Rami » (« le père de Rami »), s’enrichit rapidement.

Hafez Al-Assad sait récompenser ceux qui lui sont loyaux. Quand il était venu faire sa demande en mariage, dans les années 1950, les parents d’Anissa avaient fait grise mine. Le prétendant, bien qu’officier de l’armée de l’air, provenait d’une lignée alaouite nettement moins prestigieuse que les Makhlouf. Mohamed avait soutenu sa démarche et les deux hommes s’étaient liés d’amitié.

Au milieu des années 1980, en plein boom immobilier, le président transfère son partenaire de taoula (backgammon) à la tête de la Real Estate Bank, la banque d’Etat chargée du crédit à la construction. Les profits et les dessous-de-table s’envolent. Tout en conservant son titre de fonctionnaire, Abou Rami s’impose aussi comme l’interlocuteur obligé – et grassement rétribué – des importateurs de pétrole syrien.

Le futur magnat des télécoms syriens grandit dans cet environnement trompeur. Un système socialisant qui dédaigne officiellement l’argent, mais qui ménage, pour ses fidèles serviteurs, quelques rentes fort lucratives. Grisé par son ascension et par sa proximité avec le président, Mohamed élève son fils « dans l’idée qu’ils font partie intégrante du pouvoir en Syrie », écrit Ayman Abdel Nour dans un article publié par le think tank Middle East Institute.

Lorsqu’ils voyagent, les Makhlouf ont droit à un traitement VIP, avec passeports diplomatiques, lounge privé, dispense de contrôle et escorte de la présidence. « On pouvait appeler le standard du palais et demander à être transféré à leur domicile, poursuit Ayman Abdel Nour. (…) Les Makhlouf étaient les partenaires des Assad ; c’est ainsi qu’ils se percevaient. Ce n’était pas seulement le régime des Assad, mais le leur aussi. »

Lorsqu’il succède à son père, mort en 2000, Bachar reproduit ce schéma. Il offre à Rami la gestion de Syriatel, pionnier d’un nouveau marché prometteur. Selon le Syria Report, une lettre d’informations économiques en ligne, le contrat est signé après un appel d’offres de seulement deux semaines, organisé en plein été, de façon à s’assurer qu’aucun concurrent sérieux ne puisse émerger.

Le parlementaire Riad Seïf, qui dévoila au grand jour ce tour de passe-passe, paya son culot de plusieurs années de prison. La régie des tabacs, le fief d’Abou Rami, était le symbole de l’étatisme dévoyé des années 1970 et 1980. Syriatel sera l’emblème du « capitalisme de copains » impulsé par le nouveau chef de l’Etat. L’habillage change, mais le favoritisme continue.

Début 2001, Bachar Al-Assad officialise son mariage avec Asma Al-Akhras, la fille d’un cardiologue sunnite d’Homs installé au Royaume-Uni. Le président l’a rencontrée durant ses études d’ophtalmologie à Londres. Son allure glamour et sa formation d’analyste financière ravissent les gazettes people. Mais chez les Makhlouf, la nouvelle venue ne fait pas recette. Il faut dire que la famille avait un temps espéré que l’héritier d’Hafez épouserait Kinda, une sœur de Rami.

« Ouverture vers les sunnites »

« Anissa [mère de Bachar] et Mohamed étaient contre cette union, confie un consultant syrien qui travaillait à l’époque pour le couple présidentiel. C’est Bahjat Souleiman [un ponte de l’appareil sécuritaire syrien, mentor de Bachar Al-Assad au début de son mandat] qui les a convaincus de l’accepter. Il y voyait une importante ouverture vers les sunnites », la communauté majoritaire en Syrie.

L’argument laisse Rami de marbre. « Les relations entre lui et Asma ont été mauvaises dès le premier jour, assure un membre de l’élite économique syrienne. Il n’a pas aimé qu’elle soit sunnite et qu’elle ait des ambitions. » « Les Makhlouf, c’est la vieille école, renchérit le consultant. Asma, à cette époque, se piquait de réformes et de modernité. Ça ne pouvait pas marcher entre eux. »

Les opportunités économiques, à l’époque, sont suffisamment nombreuses pour combler tous ces ego. En 2006, dans le cadre de la politique de développement du secteur privé, Rami Makhlouf crée une gigantesque holding baptisée « Cham ». Soixante-dix entrepreneurs, dont des grands noms du secteur, s’associent à lui. Le nouvel oligarque a un argument massue, relate à l’époque le site d’informations économiques Syria Report : « Rejoignez-moi et vous aurez une part du gâteau, restez à l’écart et vous ne recevrez rien. »

Au même moment, Asma établit son propre groupe, Souria Holding. Le tour de table est moins prestigieux : une vingtaine d’investisseurs seulement, de seconde catégorie. L’épouse de Bachar ouvre aussi une organisation de charité, Syria Trust, la première ONG de l’histoire du pays. Mais, selon Ayman Abdel Nour, Anissa et sa fille Bouchra (la sœur aînée de Bachar) brident les ambitions de l’ex-banquière londonienne. Rami, lui, ne cesse de se développer. Grâce à ses relais au plus haut sommet de l’Etat, son empire s’étend aux hydrocarbures, aux services financiers, au transport aérien et aux assurances.

« Cette frénésie d’investissements n’a pas toujours été bien vue par Bachar, précise un homme d’affaires bien introduit à Damas. En 2004, quand Rami est parti faire des emplettes à Dubaï, dans l’immobilier et l’hôtellerie, le ton est monté entre les deux hommes. La dispute a été apaisée grâce à l’intervention d’Anissa et de Mohamed. » L’actionnaire majoritaire de Syriatel est aussi dans le collimateur du Trésor américain, qui le met sous sanctions en 2008, au motif qu’« il bénéficie de la corruption des responsables publics et qu’il l’encourage ».

Mais la punition n’entame pas son appétit. « Nous avons l’argent, nous avons le pouvoir », s’exclame-t-il un jour, en tapant du poing sur la table de son bureau, lors d’une réunion avec des partenaires. « Je veux tout le gâteau », lance-t-il une autre fois à un ministre qui lui suggère de modérer ses ambitions. La scène est relatée par le journaliste libano-américain Sam Dagher dans son ouvrage Assad or We Burn the Country (« Assad, ou nous brûlons le pays », Little, Brown and Company, 2019, non traduit)].

A la fin de la décennie 2000, il se dit que Rami contrôle 60 % de l’économie syrienne. L’estimation est disputée. Le patron de Cham Holding doit cohabiter avec un compétiteur aussi bien placé que lui, Maher Al-Assad. Le frère cadet du président, homme fort de l’armée, investit par l’intermédiaire de plusieurs prête-noms, comme Mohamed Hamsho. Mais Rami garde une longueur d’avance. Le numéro un, c’est lui.

En mars 2011, cette médaille se transforme en boulet. Dès les premiers rassemblements antirégime, à Deraa, dans le sud du pays, son nom est conspué. Des boutiques de Syriatel sont brûlées. Le roi des affaires devient le champion de la prédation. Les Makhlouf, qui redoutent d’être les premiers sacrifiés si le régime cède aux révoltés, plaident pour une réponse brutale auprès de Bachar Al-Assad.

C’est Hafez, le jeune frère de Rami, qui se distingue le plus dans ce registre. Colonel des services de renseignement, il supervise la répression à Deraa, aux côtés de Maher Al-Assad. Les deux hommes interviennent aussi à Douma, une banlieue de Damas qui s’est soulevée dans la foulée. Quand les conscrits hésitent à ouvrir le feu sur les protestataires, le colonel Makhlouf et ses sbires s’en chargent personnellement.

Rami tente de son côté une diversion. En juin 2011, il annonce qu’il se retire des affaires pour se consacrer à l’action caritative. Il crée une association, Al-Boustan, qui vient en aide aux familles de combattants morts pour le régime, principalement des alaouites de la côte. Une initiative qui fait de l’ombre au projet d’Asma Al-Assad. Mais cette organisation se dote d’une branche paramilitaire, affectée à la protection des installations pétrolières. Et, en coulisses, le banquier du régime poursuit son œuvre.

En 2012, il fait accoster des tankers dans le port de Tartous, en passant à travers les mailles de l’embargo pétrolier décrété par les Etats-Unis et l’Union européenne. Il investit aussi dans l’importation de produits alimentaires, un nouveau marché, apparu à la faveur des mauvaises récoltes de 2013 et du basculement des zones rurales dans la rébellion. « Il a été l’acteur-clé de la résilience du pouvoir syrien », reconnaît un expert sécuritaire étranger. En échange de ces précieux services, Damas rabaisse en 2014 la part des bénéfices de Syriatel devant être reversés à l’Etat de 60 % à 20 %. Une copieuse ristourne !

Quant au patriarche, Mohamed Makhlouf, il officie au début du soulèvement comme conseiller du président. « Al-Khal [l’oncle], comme on le surnomme, est alors considéré comme la voix de l’ombre, le “coach” de Bachar, souligne le politologue Joseph Bahout, fin connaisseur de la scène politique syrienne. Quand il est parti s’installer à Moscou, quelque temps plus tard, il est devenu l’homme des livraisons d’armes russes à la Syrie. »

A l’ombre du Kremlin, allié indéfectible de Damas, le magot d’Abou Rami est à l’abri. En 2014, à la suite d’un désaccord avec le président, son fils Hafez le rejoint. Le Financial Times a révélé que, dans les années qui ont suivi, le bourreau de Deraa, ses frères Ihab et Iyad et leur sœur Kinda ont acquis une vingtaine d’appartements de luxe dans des gratte-ciel moscovites. Valeur totale : 40 millions de dollars (35,5 millions d’euros). Rami, lui, est resté à Damas aux côtés des Assad. La peur d’un écroulement du régime incite les deux cousins à serrer les rangs.

Mais, après la reconquête d’Alep-Est, fin 2016, principale possession urbaine de la rébellion, le vent se met à tourner. Grâce au soutien aérien de la Russie, intervenue un an plus tôt, le pouvoir reprend confiance. En plus de faire reculer les insurgés, Assad le survivant décide de remettre de l’ordre dans la nébuleuse loyaliste. Fin 2017, il ordonne le démantèlement d’une milice prorégime, les Faucons du désert, dont les hommes sont devenus trop gourmands et trop remuants.

Soudaine disgrâce

Les patrons de cette formation, les frères Ayman et Mohamed Jaber, des affairistes de la côte, sont mis au ban du régime du jour au lendemain. Leur proximité avec Bachar Al-Assad et la participation de leurs hommes à plusieurs batailles-clés, comme celle d’Alep, ne leur valent aucune clémence. Le message envoyé par le tyran de Damas est transparent. Personne n’est à l’abri d’une soudaine disgrâce.

Pour Rami Makhlouf, les ennuis commencent à l’été 2019, quand le quartier général de sa milice, à Damas, est encerclé par des soldats. Les nervis sont mis à pied et transférés dans l’armée régulière. Au même moment, les dirigeants de l’organisation Al-Boustan, rivale de Syria Trust, l’ONG d’Asma Al-Assad, sont débarqués et remplacés par des pions du pouvoir.

Puis viennent les sanctions financières. Les avoirs de la société Abar Petroleum, l’un des maillons de l’empire Makhlouf, sont gelés en décembre. Mi-avril, le gouvernement annonce qu’il réclame 233 milliards de livres syriennes (180 millions de dollars à l’époque) à Syriatel et MTN, le numéro deux de la téléphonie mobile, en guise d’arriérés d’impôts. Dans les jours qui suivent, le nouveau proscrit poste sur sa page Facebook les trois vidéos outrées qui font éclater l’affaire au grand jour.

L’ambitieuse Asma tient sa revanche. Les photos publiées durant l’été par les deux fils de Rami Makhlouf, Ali et Mohamed, ont peut-être été la provocation de trop. Des clichés documentant leurs vacances de rock star, entre Monte-Carlo et Mykonos, au volant de Ferrari rutilantes. « Asma pense à ses propres enfants, elle veut assurer leurs intérêts à long terme, soutient Ayman Abdel Nour, l’ancien habitué du palais présidentiel, directeur du site d’informations all4Syria. Elle ne se satisfait plus des versements des hommes d’affaires prorégime, elle veut faire passer leurs avoirs sous son nom et celui de Bachar. En tant qu’ancienne banquière, elle est persuadée de pouvoir les gérer. »

Le chef d’Etat, pour sa part, n’est pas mécontent de rappeler à son cousin les règles du jeu. « Dans son esprit, Rami a toujours été un gestionnaire, et non un partenaire. C’est le malentendu à l’origine de la crise », décrypte un membre de la nomenklatura damascène. Le président a d’autant moins de scrupules à faire les poches de son cousin que celles de l’Etat sont quasi vides. Le régime a un besoin vital de dollars pour enrayer la dégringolade de la livre syrienne et la chute du pouvoir d’achat de la population, à bout de force.

Il lui faut aussi calmer ses alliés à Moscou et à Téhéran, pressés de toucher les dividendes du soutien qu’ils lui ont offert ces neuf dernières années. La publication dans les médias russes, au printemps, de plusieurs articles critiques du président syrien a été perçue comme une façon pour Moscou de signifier son impatience. « Nous investissons de grosses sommes d’argent dans l’économie syrienne mais nous ne voyons aucun résultat », pouvait-on lire dans l’un de ces articles, consacré à la corruption au sein du régime Assad.

Enfin, dans cette crise, avant tout familiale, l’absence des anciens, Anissa et Mohamed Makhlouf, les juges de paix du clan dirigeant, s’est fait sentir. La première est décédée en 2016 à Damas, après avoir vécu quelque temps à Dubaï, avec sa fille Bouchra. Le second est malade à Moscou. « Après la mort de sa mère et l’éloignement de son oncle, Bachar s’est libéré de la tutelle de ses aînés et depuis c’est la spirale infernale », juge Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès, à l’université américaine de Beyrouth.

Aux trois vidéos sacrilèges, le pouvoir a réagi de manière habile, sans violence apparente mais par une avalanche de sanctions sur leur auteur : interdiction de voyager, interdiction de passer contrat avec l’Etat, gel de tous ses avoirs, etc. Parallèlement, les tentatives de Rami Makhlouf pour diviser la rue alaouite et l’appareil sécuritaire ont capoté. En dehors des familles subventionnées par Al-Boustan, ses jérémiades parsemées de sourates coraniques ont scandalisé ou amusé.

« Ne teste pas la patience d’Assad », lui a conseillé fin mai une figure de la communauté, Ahmed Adib Ahmed, professeur de religion spécialiste des alaouites à l’université de Lattaquié. L’ancien intouchable a même été désavoué par son frère Ihab, le numéro deux de Syriatel, qui a démissionné de son poste. Le 5 juin, le fleuron de Cham Holding a finalement été placé sous séquestre judiciaire. C’est le probable prélude à une restructuration de sa direction, sur le modèle de MTN, où des proches d’Asma Al-Assad ont été promus.

L’épilogue du mousalsal reste à écrire. Selon nos informations, des contacts sont toujours en cours entre les deux camps, par l’intermédiaire de deux notables alaouites : Ghassan Mohanna, un oncle de Rami Makhlouf, et Souleïman Haddad, un ancien ambassadeur à Berlin. Les palabres porteraient sur les avoirs de Rami dissimulés à l’étranger, dont une grosse partie a échappé aux limiers occidentaux. « Ce qu’il détient en Syrie n’est qu’une petite partie de sa fortune globale, prévient le membre de l’élite damascène. Il a des investissements en Russie, en Biélorussie et aux Emirats arabes unis bien sûr, mais aussi en Asie et dans quelques pays européens. Il est prêt à transiger sur Syriatel, mais il ne veut lâcher aucun de ses actifs à l’étranger. »

Grogne larvée

L’issue de la négociation déterminera probablement si le cousin Rami pourra rester en Syrie ou s’il devra faire ses valises et rejoindre son père à Moscou. Mais, à ce stade, quelques enseignements peuvent déjà être tirés de ces déchirements. Ceux-ci sont autant le révélateur des failles du système que de sa capacité à les surmonter. Le pouvoir central syrien est évidemment fragilisé par le marasme économique et la grogne larvée qu’il entretient dans les zones loyalistes. Mais dans le bras de fer avec son puissant cousin, Bachar Al-Assad a fait la preuve qu’il tenait toujours fermement ses services de sécurité.

Le régime semble avoir passé ce test, comme il avait passé celui de la défection, en juillet 2012, du général Manaf Tlass, ex-intime du président, exfiltré vers la France. Ou comme il avait géré, quelques jours plus tard, un épisode très délicat, l’élimination des membres de la cellule de crise, à Damas : cette opération, déguisée en attentat rebelle, avait permis de liquider en douce plusieurs hauts responsables sécuritaires soupçonnés de vouloir passer à l’ennemi, dont Assef Chawkat, le vice-ministre de la défense, mari de Bouchra Al-Assad. Le régime syrien a la particularité, quand il se rétracte, de s’endurcir, et non de s’affaiblir.

« L’affaire Makhlouf est le signe du retour en force de Bachar par rapport aux membres du premier cercle dont il était devenu l’obligé, analyse Joseph Bahout. Il a fait le ménage en interne, comme son père en avait l’habitude. Il y a deux ans, il n’aurait pas pu se le permettre, il avait trop besoin de Rami. C’est un signe de bonne santé, paradoxalement. » Les nouveaux oligarques, ces quasi-inconnus qui ont profité de la guerre pour amasser des milliards, à l’image de Samer Foz, le nouveau propriétaire du Four Seasons, palace numéro un de Damas, sont désormais prévenus. Il est peu probable que le régime les laisse jamais accéder au rang de Rami Makhlouf, l’homme qui s’est cru vice-roi de Syrie.

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