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Jours tranquilles à Paris
9 juillet 2020

Comment le téléphone mobile a détrôné l’appareil photo en vingt ans

Par Nicolas Six

La photographie sur mobile a remplacé dans les usages courants les appareils classiques et imposé de nouvelles pratiques. Retour sur deux décennies de bouleversements.

Pas facile d’expliquer aux adolescents d’aujourd’hui ce qu’était la photographie il y a vingt ans. Les amateurs utilisaient majoritairement des appareils argentiques parfois jetables, pressaient le déclencheur avec parcimonie car chaque image coûtait, changeaient la pellicule toutes les 36 photos, et après avoir longtemps patienté, allaient voir le résultat en boutique, sur papier.

L’année 2000 est un moment de bascule. Cette manière patiente de capturer le monde vit ses derniers instants de suprématie. Les appareils photo numériques cessent d’être méprisés par une bonne partie des professionnels et bientôt des amateurs. Leurs ventes explosent quand celles des appareils à pellicule s’effondrent.

Une autre mutation photographique s’opère plus discrètement : deux premiers mobiles à capteur photo sont commercialisés en 2000 en Corée du Sud et au Japon. Les téléphones Samsung SCH-V200 et le Sharp J-SH04, dont la riche descendance bouleversera les usages de la photographie. Mais pour l’heure, leur naissance ne captive qu’un maigre public. Les images grossières de ces mobiles (0,1 et 0,3 mégapixels) sont tout juste bonnes à imprimer des timbres-poste. Le roi de la décennie 2000, c’est l’appareil photo numérique.

Une conquête fulgurante

Comment imaginer, au début de ce nouveau siècle, qu’un téléphone capturera un jour des photos de haute qualité ? Ce petit morceau de plastique possède, c’est vrai, quelques pièces communes avec les appareils photo — mémoire, écran, processeur, batterie — mais il lui manque l’essentiel, un bon capteur photo et un objectif de qualité. Au début des années 1980, réussir à caser ces organes dans les menues entrailles d’un mobile s’apparente à de la science-fiction.

Mais les mobiles progressent à une vitesse folle. Dès 2005, les premiers téléphones équipés de capteurs photo 3 mégapixels éveillent la curiosité des technophiles. En 2007, le Nokia N95 commence à susciter le désir du grand public avec ses clichés 5 mégapixels relativement agréables.

Une photo 8 mégapixels tirée il y a onze ans avec un Samsung Pixon. Les mobiles avaient à cette époque encore tendance à « brûler » le bleu du ciel, une habitude que les meilleurs smarpthones ont perdue dans la deuxième moitié des années 2010.

Il faut attendre 2008 pour que la photographie mobile atteigne la barre des 8 mégapixels qui permet d’aborder sereinement l’impression d’une image A4, comme le ferait un appareil à pellicule. Cette étape franchie, les smartphones vont dévorer le marché, bloquer la progression spectaculaire des appareils photo numériques, puis siphonner leurs ventes.

Un outil bien plus instinctif

Il faut dire que le mobile se révèle être un appareil photo plaisant pour les utilisateurs qui n’ont jamais réussi à s’entendre avec l’argentique. Il permet de visualiser la photo plus vite qu’avec un Polaroid, avant même de presser le déclencheur, ce qui facilite la capture de photos réussies. Les images sont gratuites. L’encombrement du mobile est si modeste que la plupart des utilisateurs l’emportent en permanence, contrairement à leur appareil classique. Et la qualité des images ne cesse de progresser depuis deux décennies. Frédéric Guichard, le PDG de DXOmark, un laboratoire dont les tests de qualité d’image sont utilisés par beaucoup de géants du mobile et de la photo, détaille 

« Ces appareils sont équipés de capteurs trente fois plus petits que ceux d’un Reflex, ils boivent donc beaucoup moins de lumière, leurs photos devraient être beaucoup moins bonnes. Mais en tant qu’ingénieur, j’arrive à m’expliquer leur progression. Depuis dix ans déjà, il y a plus de professionnels qui travaillent à améliorer les capteurs des mobiles qu’à améliorer ceux des appareils photos numériques. Les ingénieurs ont trouvé une série d’astuces qui s’appuient souvent sur l’énorme puissance de calcul des smartphones. »

Dernier atout du mobile, et pas des moindres : ses aptitudes au partage. Dès 2002, il devient possible d’envoyer une photo instantanément à l’autre bout de la France par MMS. Rapidement, la liste des destinataires s’élargit avec la naissance des réseaux sociaux et la progression de l’Internet mobile. En quelques années, la photo devient facile, instantanée, dématérialisée et voyageuse. Le nombre de clichés pris annuellement est multiplié par près de vingt en vingt ans, si l’on compare les estimations de Kodak pour l’année 2000 à celles du cabinet d’études Keypoint, qui prévoit plus de 1 400 milliards de photos en 2020.

Haute teneur sociale

Pour Frédéric Guichard, « ce qui s’est passé ces vingt dernières années est aussi important pour la démocratisation de la photo que les progrès faits au XXe siècle, comme l’invention des automatismes ou la démocratisation de la pellicule ». Vincent Lavoie, historien de la photo à l’université du Québec, y voit une évolution majeure lui aussi. « L’usager devient maître de toute la chaîne, de la prise de photo à sa diffusion, en passant par son édition. » Et pour l’historien, la fonction sociale de la photographie acquiert au passage une place centrale.

« On a toujours capturé des photographies en partie pour le lien social qu’elles génèrent. La carte postale, l’album de famille qui produit le récit d’intégration des générations. Mais la fonction première de la photo est devenue l’établissement d’un contact. On envoie un cliché dans l’attente d’une réactivité des destinataires. La volonté de créer une mémoire devient donc moins importante. On le voit bien avec l’application Snapchat quand les images disparaissent quinze secondes après leur ouverture. La fonction esthétique de la photo est parfois évacuée aussi. L’indifférence esthétique est valorisée comme un crédit d’authenticité. L’image est délibérément malhabile, sans façon. C’est le geste qui compte. »

Mise en scène de soi

Si le premier bouleversement est d’ordre social, le second est plus intime. Les particuliers, qui confiaient souvent la capture de portraits à leurs proches en prennent plus volontiers le contrôle. On assiste à une montée en puissance de la mise en scène de soi, qui n’est plus seulement l’apanage des artistes et des passionnés, mais qui se démocratise.

En 2013, le mot selfie fait son apparition dans le vocabulaire courant, l’année même où la caméra frontale devient un équipement majoritaire sur les mobiles neufs. Cette nouvelle caméra logée au-dessus de l’écran facilite grandement l’exercice plus que centenaire de l’autoportrait. En 2014, un selfie regroupant plusieurs stars, capturé pendant la cérémonie des oscars, et sponsorisé par Samsung justement pour promouvoir un smartphone, passe la barrière du million de partages.

« [Cela] passe par la saturation, la répétition des mêmes poses, leur côté insatiable », juge Vincent Lavoie. Est-ce pour autant la cause d’une montée du narcissisme ? Ou plus simplement un énième avatar de la fascination latente de notre société pour le corps et l’intime ? L’historien n’y voit pas nécessairement la montée de l’égocentrisme :

« Ces images sont destinées à produire des interactions, des “like”, des réponses, etc. Il y a une dimension communicationnelle, voire transactionnelle. Les images sont des vecteurs qui permettent de créer et d’entretenir des relations, de produire des effets d’allégeance et de communauté. »

Massification

En toile de fond de ces bouleversements, que deviennent les photos dont la fonction est surtout esthétique et contemplative ? Sont-elles marginalisées ? Sans doute pas : des plates-formes de partage comme Instagram permettent aux passionnés de compiler leurs petites trouvailles visuelles quotidiennes, d’échanger leurs images de voyage, faisant naître les vocations, cultivant les passions. « Se met en place un système d’émulation qui ne peut générer qu’une massification des photos », estime Vincent Lavoie. Le social n’est jamais loin. Pour le patron de DxoMark, Frédéric Guichard, « en vingt ans, la culture de ce qu’est une bonne photo a beaucoup progressé ».

Les artistes à leur tour s’intéressent au mobile. Des talents font leurs premières armes avec cet appareil, poussant les jurys de prix internationaux comme EyeEm à prendre en compte leurs travaux. Et cela, bien des années après que des prix journalistiques récompensent des reporters pour leurs sujets capturés au smartphone, comme le photojournaliste Ben Lowy.

C’est justement du côté de l’information qu’un troisième bouleversement est attendu. Dès 2005, la publication dans les médias d’images de l’attentat de Londres, réalisées au mobile par des amateurs, laisse entrevoir l’avènement d’un photojournalisme citoyen. Une « révolution » toujours débattue. Une exposition en 2020 dans le cadre du festival d’Arles actait ainsi que le bouleversement n’a pas eu lieu : « Il n’y a pas eu de raz-de-marée de la photographie amateur » dans les médias, selon le réalisateur Samuel Bollendorff et l’historien André Gunthert.

Une conquête inachevée

Vingt ans après sa naissance, le « camera phone » a-t-il cannibalisé la photographie ? Pas complètement, puisque 10 % des photographies sont encore capturées avec un appareil photo, selon l’institut d’études Infotrends. Beaucoup de professionnels et de passionnés continuent de faire confiance aux appareils numériques dont ils connaissent bien les atouts face aux mobiles. Dans son laboratoire DXOMark, Frédéric Guichard est amené à observer cette différence :

« La qualité d’image des mobiles s’est rapprochée de celle des reflex, mais ils demeurent moins fiables. Leurs fabricants recourent à une série de manipulations visant à améliorer les photos à notre place, allant jusqu’à décaler de quelques centièmes le moment du déclenchement pour éviter un flou, ou à assembler une dizaine d’images prises très rapidement pour forger un seul cliché de meilleure qualité, pas toujours bien assemblé hélas. Cette intelligence embarquée se trompe de temps en temps, un défaut que les fabricants de reflex pros ne peuvent se permettre. »

Les appareils photo ont de très nombreux autres atouts, à commencer par leurs optiques. Certes, le mobile additionne les objectifs depuis 2016, année de l’introduction du premier ultra grand angle aux photos de paysages plus spectaculaires. Mais côté zoom, l’appareillage d’un mobile est encore très inférieur au zoom optique des appareils photo numériques.

En outre, grâce à leur grand capteur photo, les appareils photos classiques capturent des images dont l’arrière-plan est beaucoup moins net, rendant leurs images bien plus douces. On peut aussi porter au crédit des appareils photo les flashes, qu’il est possible d’additionner pour métamorphoser l’éclairage ambiant. En somme, les mobiles ont encore des progrès à faire avant de faire basculer leurs aînés dans la désuétude.

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