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Jours tranquilles à Paris
11 juillet 2020

« Le garde des sceaux tenait jusqu’à il y a peu un discours qui rend très inquiétante sa nomination »

Par Katia Dubreuil, Présidente du Syndicat de la magistrature

Dans une tribune au « Monde », la présidente du Syndicat de la magistrature estime préoccupante la nomination d’Eric Dupond-Moretti à la chancellerie, notamment en raison de ses critiques à l’égard du Parquet national financier.

Il y a deux façons de s’inquiéter de la nomination d’Eric Dupond-Moretti à la chancellerie. La première, la plus évidente et la plus immédiate, consiste à dresser contre lui les juges, du seul fait qu’un avocat pénaliste de renom et de talent, qui a certes trop souvent cédé à la facilité de la provocation et de l’outrance, accéderait à la tête du ministère de la justice. Elle institue une logique guerrière, une barricade infranchissable entre, d’un côté, les magistrats, et, de l’autre, le monde politique et les avocats, forcément animés d’intentions malveillantes à l’endroit des premiers. Cette réaction est, il est vrai, confortée par l’insondable morgue d’un casting gouvernemental dans lequel la justice est reléguée au dixième rang protocolaire, et où deux ministres sont confortés alors que l’un fait l’objet d’une enquête pour viol et l’autre pour corruption et trafic d’influence.

C’est pourtant oublier que le garde des sceaux n’est pas davantage le ministre des magistrats qu’il n’est celui des avocats, des greffes, des personnels pénitentiaires ou des éducateurs, et que la légitimité des premiers à l’incarner n’est pas, en définitive, nécessairement supérieure à celle des autres. C’est oublier également qu’une telle mise à distance, par les magistrats, de ceux qui les critiquent parfois n’est pas audible, à juste raison, par le corps social, qui les renvoie volontiers à un certain désir, pas toujours fantasmé, d’entre-soi.

Ce détour corporatiste est d’autant moins nécessaire que la nomination du nouveau garde des sceaux pose des problèmes d’un autre type, dès lors qu’on s’attache à le prendre à ses propres mots. Contrairement à ce qu’il prétend souvent, Eric Dupond-Moretti ne se contente pas de défendre des hommes : en les défendant, par le degré de généralité de ce qu’il dit et par les lieux où il le dit, il défend des causes. Toutes ne sont d’ailleurs pas à jeter aux orties, et il porte parfois sur l’institution un regard pertinent, que l’on aurait tort de disqualifier du seul fait de son acerbité.

Eric Dupond-Moretti défend avec constance la présence du peuple français dans les cours d’assises, un meilleur équilibre de la procédure pénale ; il morigène le conformisme ambiant et la justice d’abattage que constitue trop souvent la comparution immédiate : sur ces terrains fondamentaux, il porte une parole qui mérite l’attention, voire le soutien. « De la parole aux actes », donc : les projecteurs, qu’il a eu coutume d’attirer, seront implacablement tournés vers ce « ministre des libertés », tel qu’il s’est déjà autoproclamé le jour de son investiture, en espérant qu’il mette également en lumière la justice civile, pour laquelle il n’a eu aucun mot lors de son discours de passation.

Un discours sans nuances

Mais sur d’autres terrains tout aussi fondamentaux, le garde des sceaux tenait jusqu’à il y a peu un discours qui rend objectivement très inquiétante sa récente nomination. De ce discours sans nuances, trois exemples conduisent à trois questions.

Depuis le début de la Ve République, les magistrats de l’ordre judiciaire sont formés dans une seule et même école. Cette école permet la formation d’une culture commune, fondée sur l’indépendance et la déontologie. Dans une institution judiciaire globalement précarisée, tout le monde ou presque s’accorde à faire de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) un des rares outils efficients et internationalement reconnus. Pourtant, Eric Dupond-Moretti n’a jamais vu en cette école autre chose que le ventre fécond du corporatisme judiciaire, à seule fin d’en suggérer la suppression. Le nouveau garde des sceaux s’engage-t-il à préserver le modèle français de l’ENM ? Cette première question est d’autant plus centrale qu’un récent rapport, rendu à la demande du chef de l’Etat, a proposé des évolutions radicales, dont certaines seraient dévastatrices pour l’ENM.

Ensuite, les condamnations de Jérôme Cahuzac, Patrick et Isabelle Balkany, François Fillon, mais aussi des décisions rendues au sujet de la compagnie Airbus, pour ne prendre que quelques exemples, démontrent que les efforts accomplis depuis de nombreuses années commencent à porter leurs fruits pour donner à la justice économique et financière une ampleur et une crédibilité qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Il s’agit là d’un enjeu démocratique de première importance, fondé sur le principe d’égalité de tous devant la justice, et qui emporte des conséquences fondamentales sur la confiance des citoyens envers leurs institutions et leur classe politique.

Pourtant, Eric Dupond-Moretti n’a eu de cesse, ces dernières années, au-delà de la défense d’individus qui ne saurait lui être reprochée, de stigmatiser la « volonté effrénée de transparence », susceptible de conduire à « la dictature », au « maccarthysme », de mélanger les lanceurs d’alerte avec les délateurs, et de pourfendre l’un des principaux outils de ce combat pour l’égalité, le Parquet national financier (PNF). Le nouveau garde des sceaux s’engage-t-il à poursuivre et amplifier les efforts réalisés depuis plusieurs années contre la criminalité économique et financière ?

Enfin, et plus délicat : Eric Dupond-Moretti s’est investi ces dernières années, et c’est son droit le plus strict, dans la défense des personnes poursuivies dans les plus importantes affaires politico-financières du moment. Il est notoirement proche de toute une frange du barreau engagée dans un combat sans merci afin de décrédibiliser les magistrats spécialisés en matière économique et financière et en criminalité organisée. Comme ministre de la justice, il aura accès aux remontées d’informations des parquets dans tous ces dossiers, qui sont par nature signalés. Par ce biais, il saura avant tout le monde que telle enquête est ouverte contre telle personnalité politique ou tel avocat.

« LE NOUVEAU GARDE DES SCEAUX S’ENGAGE-T-IL À METTRE FIN IMMÉDIATEMENT À TOUTES LES REMONTÉES D’INFORMATIONS DANS LES AFFAIRES POLITICO-FINANCIÈRES OU CELLES CONCERNANT DES AVOCATS ? »

Dans ces circonstances, il est normal que de nombreux procureurs et juges s’interrogent sur les usages dévoyés qui pourraient être faits de ces informations extrêmement sensibles – et ce à plus forte raison qu’ils savent, depuis la condamnation de Jean-Jacques Urvoas, que ces usages ne seraient pas l’apanage d’un avocat ayant de multiples liens d’intérêt dans des dossiers de premier ordre. Le nouveau garde des sceaux s’engage-t-il à mettre fin immédiatement à toutes les remontées d’informations dans les affaires politico-financières ou celles concernant des avocats, et à engager une réflexion ambitieuse sur une réduction drastique des autres ?

Telles sont les questions auxquelles celui qui en a posé tant, et pas seulement de mauvaises, depuis tellement d’années à l’institution judiciaire devra répondre s’il veut trouver sur son chemin des partenaires loyaux et constructifs.

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