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Jours tranquilles à Paris
16 août 2020

« Si les Etats-Unis interdisaient TikTok, ce serait le début d’une plus sérieuse balkanisation d’Internet »

tik tok

Eva Galperin, membre de l’association Electronic Frontier Foundation, revient sur les actions entreprises par Donald Trump en vue d’interdire l’application chinoise sur le territoire américain.

Propos recueillis par Grégor Brandy 

La situation se complique encore pour TikTok aux Etats-Unis. Après avoir annoncé qu’il comptait interdire la populaire application sur le territoire américain, Donald Trump est passé à l’acte et a signé, jeudi 6 août, un décret présidentiel ouvrant la voie à la limitation de l’usage du réseau social dans le pays, évoquant une « urgence nationale » – TikTok étant détenu par l’entreprise chinoise ByteDance.

Comme le note le Washington Post, un tel décret peut servir de base pour forcer Apple et Google à retirer TikTok de leurs magasins d’applications pour smartphones – App Store ou Google Play – aux Etats-Unis. L’« executive order » de Donald Trump ordonne que dans quarante-cinq jours, une entreprise américaine n’aura plus le droit de procéder à des opérations commerciales avec TikTok. Ceci dans le cas où cette application serait toujours détenue par sa maison mère, ByteDance : Microsoft est en effet encore en train de négocier un rachat de TikTok, devant aboutir avant le 15 septembre, ce qu’un tel décret n’empêche pas en fixant une période de quarante-cinq jours.

Eva Galperin est directrice de la cybersécurité à l’Electronic Frontier Foundation (EFF), une importante association de défense des libertés sur Internet. Dans un article publié le 4 août, elle expliquait ses doutes sur le fait que Donald Trump puisse avoir l’autorité légale pour décider unilatéralement de bannir TikTok sur le territoire américain, et relevait qu’une telle décision soulèverait de nombreuses questions liées à la liberté d’expression.

Elle a répondu aux questions du Monde sur le sujet, le 5 août, la veille de la signature du décret par Donald Trump.

Le Monde : Pourquoi est-il, selon vous, inquiétant que le président des Etats-Unis menace d’interdire TikTok, une application et un réseau social ?

Eva Galperin : Parce que c’est anticonstitutionnel. Il peut effectivement interdire l’application – le fait que c’est anticonstitutionnel ne veut pas dire que c’est impossible – mais le code informatique est protégé par la liberté d’expression sous le premier amendement aux Etats-Unis.

L’excuse de la menace contre la sécurité nationale ne permet pas un pouvoir illimité. Le président Trump ne peut pas simplement décider que quelque chose constitue une menace à la sécurité nationale américaine et le faire bannir du pays. Il doit venir à bout du droit au premier amendement de TikTok de distribuer son code en vertu de la liberté d’expression, mais aussi du droit d’Apple et Google de distribuer TikTok dans leurs magasins d’applications.

Le président pourrait quand même le faire, mais il y aurait ensuite des poursuites en justice : il serait finalement déterminé que cette action est anticonstitutionnelle et on y mettrait fin. Ce scénario est assez proche de ce qui s’est passé avec le « Muslim Ban », le décret anti-immigration pris en janvier 2017 [dont les deux premières versions avaient dû être remaniées].

Quelles seraient les conséquences si Donald Trump venait à interdire TikTok ?

La plus probable serait plusieurs actions en justice. Mais la vraie question est : comment l’interdirait-il ? Avec un décret présidentiel [« executive order »], le problème le plus pressant serait de déterminer la nature exacte de l’argumentaire pour l’attaquer en justice. Ou alors est-ce qu’il essaie de faire pression pour forcer la vente de TikTok à Microsoft ? Cette option semble être la direction vers laquelle on se dirige plutôt qu’une interdiction pure et simple.

Même si vendre TikTok à Microsoft répond au problème des données qui pourraient être fournies au gouvernement chinois, elle ne répond pas à la question de la collecte des données en premier lieu, qui est un vrai sujet d’inquiétude. Ça ne ferait que déplacer ce sujet d’inquiétude de TikTok à Microsoft, et je ne suis pas sûre que l’un soit meilleur que l’autre.

L’Internet chinois a interdit de nombreuses applications, sites et services occidentaux. En cas d’interdiction de TikTok, l’Internet américain prendrait-il la même direction ?

Ce serait un bon début. Je ne pense pas que les Etats-Unis devraient prendre des « leçons de premier amendement » chez les Chinois. Ce n’est pas vraiment un bastion de la liberté d’expression.

Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à s’attaquer aux applications chinoises. L’Inde a récemment interdit TikTok, ainsi que 58 autres applications pour des raisons de « sécurité ». C’est une mauvaise réponse également selon vous ?

Cela ne veut pas dire que les Etats-Unis doivent faire de même. Je ne pense pas que notre Internet devrait être façonné à la manière des Indiens non plus. Je pense que l’on renonce à notre leadership si on laisse l’Inde et la Chine décider de ce à quoi Internet doit ressembler.

Si les Etats-Unis venaient à interdire TikTok, je pense que ce ne serait que le début d’une plus sérieuse balkanisation d’Internet. La force d’Internet, aujourd’hui, est son degré de décentralisation et sa résistance à la censure. Mais ce n’est pas toujours le cas et il devient de plus en plus centralisé et de moins en moins résistant à la censure dans certains cas.

Poussée à son bout, la balkanisation d’Internet signifierait que chaque pays aurait son propre Internet avec ses propres applications… Ils ne pourraient pas tous se parler entre eux, cela dépendrait de la situation entre les différents pays.

Pensez-vous qu’Internet a pris cette direction ces dernières années ?

Je pense que l’exemple chinois est très tentant pour d’autres dirigeants autoritaires. Par exemple, Vladimir Poutine a cité explicitement l’Internet chinois comme exemple de ce qu’il aimerait voir pour la Russie.

Ceci étant dit, différents pays ont découvert à quel point c’était compliqué à mettre en place. Un Internet tel que l’ont les Chinois requiert beaucoup d’infrastructures physiques et légales, qui n’existent pas dans la plupart des pays. Le meilleur exemple qui me vient en tête à ce sujet est l’Iran. L’Iran essaie de construire un « Internet halal » depuis plusieurs années déjà, sans trop de succès.

Dans un article, vous vous retrouvez à défendre TikTok face à Donald Trump, pour pouvoir continuer à attaquer cette application sur d’autres questions. Est-ce que ce n’est pas étrange ?

Travailler dans le milieu des libertés civiles est souvent synonyme de défendre des gens attaqués pour les mauvaises raisons. Cela ne veut pas dire que ce sont de bonnes personnes ou que vous n’avez pas vos propres critiques à leur encontre. J’aime penser que l’Electronic Frontier Foundation est une organisation qui fait dans la nuance. C’est très important si l’on veut pouvoir critiquer une entreprise, un pays ou une politique. Nous devons être dans notre bon droit et être cohérents.

Grégor Brandy

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