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Jours tranquilles à Paris
25 août 2020

Enquête - Catherine Deneuve et son double

Par Raphaëlle Bacqué

« Catherine Deneuve, derrière l’écran » (2/6). La carrière de l’actrice est indissociable de celle de sa sœur Françoise Dorléac, morte dans un accident de voiture en juin 1967. « A nous deux, nous ferions une femme parfaite », ont-elles coutume de dire au début des années 1960.

Cela fait déjà une bonne heure que Jean-Paul Rappeneau patiente dans ce restaurant de la rue Lincoln où le milieu parisien du cinéma a ses habitudes, à deux pas des Champs-Elysées. A la table voisine, son ami le jeune réalisateur Claude Sautet déjeune avec le documentariste Marcel Ophuls. Plus loin se tiennent des producteurs et des scénaristes. Des amis de la Nouvelle Vague et des gens du « cinéma de papa », comme les premiers disent des seconds.

Tout le restaurant devine qui ce grand escogriffe de Rappeneau espère. Pour le rôle principal de son premier long-métrage, La Vie de château, ce fan de comédie américaine clame partout qu’il n’imagine personne d’autre que « la Katharine Hepburn française : Françoise Dorléac ! ». Nous sommes au tout début de l’année 1964, et le 7e art ignore encore notre héroïne, Catherine Deneuve. Il n’y en a que pour sa sœur.

Depuis le 5 février, les spectateurs font la queue devant les salles pour voir les cascades de Jean-Paul Belmondo dans L’Homme de Rio, un film signé Philippe de Broca, mais dont Rappeneau a coécrit le scénario. L’actrice de 22 ans qui donne la réplique à Belmondo, c’est Françoise Dorléac et le moins que l’on puisse dire, c’est que les critiques et le public l’ont remarquée. Elle est ravissante, drôle, pétulante dans les scènes d’action, avec ce petit quelque chose de moderne et d’émancipé qui plaît tant aux jeunes femmes des années 1960.

Rappeneau adore son débit de mitraillette et son côté très « fille », lui qui a quatre sœurs. Il cherche un rythme à son histoire, celle d’une famille de châtelains partagés entre la séduction d’un beau résistant et la soumission aux officiers nazis occupant leur demeure. Françoise Dorléac sera parfaite.

D’ailleurs, la voilà enfin. Il faut voir cette entrée théâtrale dans le restaurant ! Essoufflée, en jean blanc, les cheveux savamment décoiffés, un minuscule chien sur le bras, juste au-dessus de son sac Kelly, comme Grace Kelly… « Je ne peux pas rester… On m’attend… Cinq minutes à peine… Je suis désolée… C’est fou, cette vie parisienne… » On croirait tout à fait que Cary Grant, James Stewart et tout le Hollywood des comédies dont raffole Rappeneau vont surgir dans son sillage. Françoise s’assied à peine. Réclame un café crème et des chips pour tremper dans le café, de l’eau pour son chien. Annule sa commande. « Dans le scénario, votre Marie, c’est une fille proche de la nature… Moi je la vois pieds nus… Bon, il faut que je me sauve… » Elle est déjà partie.

Avant même de faire connaissance avec Catherine, il faut donc se laisser étourdir par Françoise. Et d’abord descendre à l’Epi Club, une minuscule boîte de nuit tenue par Jean Castel, boulevard du Montparnasse. Au rez-de-chaussée, une épicerie vend des fruits et légumes. Au sous-sol, un bar et une piste de danse. En ce début des années 1960, Rappeneau y va souvent avec ses copains Claude Sautet, Alain Cavalier et Pierre Schoendoerffer, qui rêvent tous de percer dans le cinéma. C’est là, bien avant qu’elle n’explose sur grand écran, que la petite bande a découvert Françoise Dorléac. « C’était une danseuse sensationnelle, se souvient Rappeneau, presque toujours accompagnée de Jean-Pierre Cassel, le seul acteur de sa génération qui sache enchaîner bossa-nova, rock ou madison. »

Avec son air mutin et sa voix grave, on ne voit et on n’entend qu’elle. Françoise n’est pas seulement jolie. Elle est aussi spectaculaire. Extravagante, elle rit trop fort, parle trop haut, cherche le grand amour, la célébrité, la fête et des amis. Pas tout à fait le même genre que Catherine, d’un an et demi sa cadette, qui préfère fumer sur une banquette, à deux pas du bar, plutôt que de se jeter sur la piste du night-club.

Une jeune brune réservée

C’est donc cela, le point de départ. Une jeune brune réservée qui laisse sa sœur sur le devant de la scène. Personne ne peut douter que Françoise Dorléac rêve d’être actrice. « Pas la deuxième ou la troisième… la première ! », a-t-elle lancé à la radio, dès ses débuts. Mais Catherine ? Veut-elle vraiment faire carrière au cinéma ? Partout, elle répète qu’elle a fait ses premiers pas devant la caméra à 17 ans, en 1960, pour une seule et unique raison : le réalisateur Jacques Poitrenaud cherchait pour Les portes claquent une actrice capable de jouer la sœur… de Françoise.

Dans l’aventure, elle a abandonné le lycée Lafontaine, dans ce 16e arrondissement où elle a passé son enfance. « De toute manière, la plupart des gens oublient ce qu’ils ont appris à l’école, c’est ça qui me console. Les femmes surtout… », explique-t-elle benoîtement à Ciné Télé Revue qui vient de publier, en 1962, sa première interview. Ce n’est pas Françoise qui se présenterait ainsi ! Elle est tellement plus affirmée. D’ailleurs, c’est elle qui a conservé le patronyme de la famille, Dorléac. Puisqu’il était convenu que Catherine n’était que de passage dans le cinéma, leur mère, Renée, a proposé pour nom de scène le sien : Deneuve.

« Dès qu’elle sort de la piste de danse, elle devient transparente. Les regards convergent tous vers sa sœur, passant à travers elle comme si elle était transparente », a immédiatement noté Roger Vadim, en croisant Catherine, un soir de septembre 1960, à l’Epi Club. A l’époque, Catherine n’a pas encore 17 ans. Le réalisateur en affiche le double et semble fait pour séduire toutes les femmes.

Attardons-nous un instant sur la longue silhouette de cet homme aux yeux gris, alors qu’il descend sur la piste de danse. De tous ceux qui se pressent ce soir-là dans la boîte du boulevard du Montparnasse, il est sans aucun doute le plus célèbre. Pour le cinéma français, Roger Vadim est une sorte de compagnon frôlant la Nouvelle Vague sans en être. Aux yeux du grand public, il est bien mieux que cela : le découvreur et accessoirement l’ex-mari de Brigitte Bardot, starifiée en quelques pas de mambo par le film qu’il lui a dédié, Et Dieu créa la femme. Avec ses vestes en daim et son regard rieur, il semble incarner l’insouciance des « trente glorieuses », la liberté sexuelle avant Mai 68, la dolce vita version Saint-Tropez.

« Comme un bernard-l’hermite »

On pourrait facilement peindre ce fils de Russes blancs en play-boy un peu fat, avec sa Ferrari 250 GT couleur argent et sa façon de laisser dire qu’il « façonne » les actrices pour en faire des stars. En réalité, le Pygmalion de « BB » vaut mieux que les caricatures. Il est beau, intelligent, drôle. Observateur, aussi. C’est ce qui plaît tant aux femmes : comme Don Juan, il sait leur parler d’elles-mêmes, en faisant mine de s’oublier. Vadim s’est d’ailleurs choisi deux amis de la même étoffe : l’acteur français Christian Marquand et la plus grande star hollywoodienne du moment, Marlon Brando. Lorsque leur trio déambule nonchalamment boulevard Saint-Germain, on croirait de jeunes loups en repérage. Avec eux, la vie paraît facile et pleine d’aventures dont le cinéma offre le fabuleux décor.

Quand il a aperçu Catherine, Roger Vadim n’a pas seulement été frappé par sa façon de se tenir en retrait, presque recroquevillée « comme un bernard-l’hermite ayant perdu sa coquille ». « J’ai aussi été le seul à la trouver plus belle que sa sœur », écrira-t-il plus tard dans ses Mémoires du diable (Stock, 1975). Sur les photos de l’époque, elle est d’une délicatesse absolue en effet avec sa peau diaphane sous une masse de cheveux bruns, son nez fin et droit de statue antique, ses yeux verts pailletés d’or. La pureté divine d’un Botticelli, parfaite et inatteignable. Dès qu’on voit les sœurs « en vrai », cependant, Françoise a indéniablement plus d’éclat, paraît plus vivante.

Seule Catherine peut savoir combien sa sœur, qui entre deux essais joue les mannequins chez Féraud, est complexée. Des heures durant, Françoise Dorléac s’examine devant les miroirs, toujours déçue de ce qu’elle y voit. Son œil gauche est trop petit, sa bouche trop grande, ses cheveux impossibles à coiffer. Elle peut parfaitement renoncer à une soirée parce qu’elle « ne peut vraiment pas sortir avec cette tête-là ! ». Son corps sublime, elle l’affame, le talque soigneusement mais ne le juge jamais à son goût. Catherine affirme l’avoir vue s’évanouir d’angoisse dans la salle de bains tant elle se trouve « épouvantable ». A Pascal Thomas, le futur cinéaste des Zozos, Françoise avoue un jour : « De ma sœur, on disait toujours “Oh, qu’elle est ravissante !” et de moi jamais rien, bien entendu. Un vrai pou, un pou dansant. »

Il y a parfois un peu d’agacement entre elles. Mais pas de vraie jalousie. D’ailleurs, dans la famille, les quatre sœurs sont soudées, surtout les trois dernières. Leur aînée, Danielle, née en 1936 d’une précédente union de Renée avec le comédien Aimé Clariond, est partie dès ses 18 ans vivre dans un studio du boulevard Exelmans, dans le 16e, mais Françoise, née en 1942, Catherine, en 1943, et Sylvie, trois ans plus tard, ont vécu dans la même chambre. Il y a entre elles des milliers de confidences, échangées depuis les lits superposés, dans cet appartement HLM qu’une amie de la famille leur a trouvé, boulevard Murat, à deux pas de la porte de Saint-Cloud.

Jamais Maurice et Renée Dorléac n’auraient cru que les difficultés viendraient de Catherine, habituellement si pondérée. Françoise, oui, leur paraît rebelle. Du reste, elle a été virée du lycée. Catherine, même lorsqu’elle a voulu se fiancer à 15 ans avec un garçon de Seine-Port, cette petite station au bord de la Seine où la famille part se baigner l’été, a toujours été la plus retenue. Et voilà soudain qu’elle menace de se tuer s’ils ne la laissent pas vivre avec Roger Vadim…

La réputation amoureuse de Vadim

Ce n’est pas le saltimbanque qui inquiète les Dorléac. Maurice est lui-même comédien, directeur de doublage des films de la Metro-Goldwyn-Mayer distribués en France. Quant à Renée, elle fait encore de la « synchro » pour la télévision et le cinéma. Non, leur inquiétude tient avant tout à la réputation amoureuse de Vadim.

S’il a épousé Bardot dès qu’elle a eu 18 ans, en 1952, Vadim en a divorcé au bout de deux ans : Brigitte était tombée amoureuse de son partenaire d’Et Dieu créa la femme, Jean-Louis Trintignant. Nouveau mariage avec Annette Stroyberg, une charmante Danoise, lancée dans une adaptation moderne des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Deux ans plus tard, elle l’a quitté. Un soir de première, alors qu’un dîner était prévu chez Maxim’s, elle s’est levée de table avant le dessert, a demandé discrètement son manteau et a rejoint son amant, le chanteur Sacha Distel, qui l’attendait au coin de la rue Royale, dans une voiture de sport blanche.

Tous les magazines à sensation de l’époque racontent que les deux jeunes femmes, BB et Annette Stroyberg, s’étaient lassées des multiples aventures de leur mari. Comment leur sage Catherine pourrait-elle donc être heureuse avec un tel séducteur ?

Lorsqu’on plonge dans les journaux de l’époque, Françoise Dorléac apparaît dans les pages théâtre dès 1960 – elle joue alors Gigi, de Colette – et dans la foulée à la rubrique cinéma. « La fiancée numéro trois de Roger Vadim », c’est ainsi que la presse surnomme au même moment la jeune Deneuve. On ne la remarquait pas derrière sa sœur si extravertie. Cette fois, elle disparaît carrément derrière une ombre plus écrasante encore. Car ce « numéro trois » dont elle se retrouve affublée dissimule la véritable gageure : succéder à la numéro une, Brigitte Bardot. Déjà, Annette Stroyberg était constamment comparée à celle qui l’avait précédée.

Le jeu des ressemblances reprend avec la « nouvelle découverte de Vadim ». Catherine, elle-même, a décidé « par amour », dit-elle, de se teindre en blonde et d’adopter la coiffure « choucroute » lancée par BB. Comment mieux proclamer que pour Vadim toutes les femmes sont interchangeables, pourvu qu’elles ressemblent à Bardot ?

En ce début des années 1960, presque toutes les filles de son âge se coiffent ainsi et adoptent les robes vichy. Mais tout de même. Françoise affirme sa personnalité, quand Catherine brouille son identité. « Vous avez un handicap, tout le monde vous compare à quelqu’un d’autre… », note cruellement le journaliste François Chalais qui interroge en 1962 pour la télévision ce « petit personnage », comme il l’appelle méchamment. Elle proteste, bien sûr. Alors, il lui assène de sa voix légèrement traînante cette vérité terrible : « Ce qu’il y a avec vous, Catherine Deneuve, c’est qu’on a l’impression que vous cherchez un style. On voit beaucoup de photos de vous et vous n’êtes jamais pareille. Pardonnez-moi l’expression, mais vous n’êtes pas tout à fait finie. »

Encore dans sa chrysalide

Françoise Dorléac n’aime pas Vadim justement pour cette raison. « Jamais je ne lui pardonnerai ce qu’il lui a fait. Il lui a enlevé l’âme du corps et il l’a remplacée par une autre. Maintenant, elle ressemble plus à Brigitte Bardot et à Annette Vadim qu’à elle-même », confie-t-elle devant un journaliste. C’est vrai, Deneuve est encore dans sa chrysalide. Vadim l’a propulsée en 1963 dans son nouveau film, Le Vice et la vertu, adaptation libre des œuvres du marquis de Sade, coécrit avec l’écrivain Roger Vailland.

C’est un navet d’un érotisme kitsch où des jeunes filles sont livrées aux désirs d’officiers nazis. Annie Girardot y incarne le vice, Catherine, la pureté vertueuse. A l’écran, elle est raide comme une jolie poupée. « J’ai fait de Brigitte et d’Annette ce qu’elles sont et je ferai la même chose pour Catherine. J’agis ainsi en partie pour m’affirmer moi-même et en partie pour affirmer mon amour pour elles », proclame Vadim dans Ciné Revue comme s’il parlait d’un cheptel… Moyennant quoi, seule Annie Girardot, déjà sacrée en 1960 par Rocco et ses frères de Visconti, paraît émouvante. « Catherine Deneuve est une “vertu” plutôt pâlotte », juge le critique du Monde. « Positivement inexistante tant elle est fade », assènent Les Lettres françaises.

Nous en sommes donc là. Des deux sœurs, l’une multiplie les rôles au théâtre et au cinéma pour bâtir la carrière dont elle rêve, l’autre saisit en dilettante les chances qui passent. C’est peu de dire que le destin est généreux avec elle en mettant sur sa route Jacques Demy. Depuis 1961, le réalisateur de 29 ans travaille avec son « frère de création », le compositeur Michel Legrand, sur un projet de comédie musicale.

L’histoire doit se dérouler à Cherbourg, sur fond de guerre d’Algérie, et mettre en scène une jeune fille, Geneviève, et son amoureux, Guy, bientôt appelé du contingent dans les Aurès. Enceinte de lui, Geneviève renonce à l’attendre pour un mariage de convenance qui légitimera son enfant. Autant dire que Demy entend aborder deux des tabous de la société : cette guerre dans laquelle la France s’enlise, et les contraintes qui pèsent sur la plupart des jeunes gens dans ce pays conservateur où la pilule n’est pas autorisée et l’avortement proscrit. Une sorte d’anti-Vadim…

L’apprentissage des injustices de la vie

Alors que la critique a rangé Catherine Deneuve dans la catégorie des jolies utilités, Jacques Demy l’a repérée dans un film aujourd’hui oublié, L’Homme à femmes (1960) de Jacques-Gérard Cornu. Elle y jouait un tout petit rôle, mais c’était celui de la nièce de Danielle Darrieux, l’idole du cinéaste. Pour sa Geneviève, il a d’abord pensé à la chanteuse Sylvie Vartan, mais en 1963, maintenant qu’il a réuni l’argent nécessaire, il revient vers Catherine Deneuve.

Plus de maquillage trop appuyé, a-t-il insisté. Sur la suggestion de son épouse, la cinéaste Agnès Varda, il a aussi demandé à Catherine d’abandonner sa frange et sa coiffure choucroute. Elle doit redevenir ce qu’elle est, une fille de 20 ans qui ne ressemble pas à Bardot mais aux demoiselles de province rêvant d’amour.

Comme son personnage, Catherine est enceinte, justement. Avoir un enfant hors mariage, même Bardot n’avait pas osé. « Une fille dans votre position ne devrait-elle pas se préoccuper de régulariser sa situation ? », lui demande-t-on en interview. C’est dire si le scénario des Parapluies raconte l’époque… Le 18 juin 1963, « mademoiselle Deneuve », comme le souligne la presse, a accouché d’un garçon que Roger Vadim a tenu à prénommer Christian, comme son ami Marquand et comme le fils de Brando. Deux mois plus tard, le tournage des Parapluies de Cherbourg a débuté.

Pareil projet aurait pu faire peur à Catherine Deneuve : après tout, on n’y entend jamais sa voix, elle est entièrement doublée. Il faut minuter chaque scène afin que les acteurs et leur doublure « chant » soient synchrones. Mais le tournage est un enchantement. « Un état de grâce », d’après Catherine. La productrice, Mag Bodard, n’est pas seulement intelligente et audacieuse. Elle est aussi la maîtresse tout ce qu’il y a de plus officiel de Pierre Lazareff, le très influent patron de France-Soir, le plus puissant quotidien de l’époque. Grâce à lui, les problèmes de financement ont été réglés en quelques mois, et Demy et son actrice principale bénéficient de la meilleure exposition médiatique possible.

Jusque-là, jamais les deux sœurs ne s’étaient vraiment retrouvées en compétition. Mais en cette année 1964, Les Parapluies de Cherbourg remporte la Palme d’or au Festival de Cannes. Catherine est partout, sur la Croisette et dans les journaux. A l’inverse, La Peau douce, de François Truffaut, dont Françoise Dorléac est l’héroïne avec Jean Desailly, est éreinté par la critique. Françoise n’a pourtant jamais eu de rôle si profond. Truffaut, qui, comme souvent avec les actrices, en est tombé amoureux, n’a pas seulement filmé sa sensualité et son exubérance, il a aussi saisi un peu de la fêlure de son âme.

C’est l’apprentissage des injustices de la vie. Que Catherine connaisse le succès sans l’avoir voulu provoque chez Françoise une meurtrissure profonde. « Cela a terni mon plaisir », confiera plus tard Catherine Deneuve. Mais ce chagrin ne les fâche pas. Trop de complicité et de souvenirs d’enfance les lient. Et puis, si Deneuve est heureuse professionnellement, sa vie privée bat de l’aile. « J’aime les chenilles, pas les papillons », reconnaît Roger Vadim, comme s’il ne supportait pas le triomphe de sa compagne. Le cinéaste ne cache plus qu’il aime ailleurs. Françoise Dorléac, qui jouait un rôle mineur dans son nouveau film, La Ronde, n’a pu que le voir s’éprendre de la belle Américaine Jane Fonda.

« Elle est la tête, moi les jambes »

Est-ce elle, Françoise, qui a rapporté à sa sœur la rumeur du tournage ? Quoi qu’il en soit, cette humiliation les a rapprochées. A nouveau, elles sortent ensemble dans les boîtes de nuit, l’une sur la piste de danse, l’autre fumant sur une banquette. « On était comme un couple, j’étais comme son mari », a dit Catherine Deneuve, interrogée par Laure Adler pour « A voix nue », sur France Culture. « Elle, c’est la tête, moi, les jambes », s’amuse à l’époque Françoise Dorléac. « A nous deux, nous ferions une femme parfaite », rient-elles de concert. Elles ne croient pas si bien dire : c’est comme si le cinéma était tombé amoureux des deux sœurs. Michel Deville, Roman Polanski, Philippe de Broca, François Truffaut, les réalisateurs ayant engagé Dorléac se tournent désormais également vers Deneuve et réciproquement.

Jean-Paul Rappeneau, lui, n’a jamais réussi à revoir Françoise après le fameux rendez-vous expédié de la rue Lincoln. Nicole Stéphane, sa productrice pour La Vie de château, lui propose alors : « Et pourquoi pas sa cadette ? Elle est jolie, parle avec le même débit de mitraillette et depuis Les Parapluies, c’est elle qui a du succès. » Lorsque le réalisateur appelle Françoise Dorléac pour lui apprendre la nouvelle, elle rétorque simplement : « Si c’est ma sœur, ça va. » Pour la première scène, où Catherine apparaît, étendue dans un hamac, le réalisateur se souvient cependant du conseil de Françoise qui voyait son héroïne jouer pieds nus : « Pourriez-vous enlever vos espadrilles ? » C’est comme si l’esprit de Dorléac flottait sur Deneuve…

Evidemment, le subtil Jacques Demy ne peut qu’être frappé par la complicité de leur duo et cette façon qu’a l’une de terminer la phrase commencée par l’autre. Après le succès des Parapluies, il s’est lancé dans l’écriture d’une autre comédie musicale. Sa première version des Demoiselles de Rochefort devait s’intituler Boubou, le nom du petit frère des jumelles du film, mais plus il voit les sœurs Dorléac-Deneuve, plus il est clair qu’elles domineront son histoire. Tous les dialogues ont été écrits pour le rythme et le phrasé si particulier du duo.

Un moment précieux

Ce tournage est un moment précieux. Après avoir passé plusieurs semaines à répéter ensemble à Londres, sous la direction du chorégraphe irlandais Norman Maen, Catherine et Françoise se sont installées dans le même hôtel, au bord de la mer, à la sortie de Rochefort. C’est presque comme si elles se retrouvaient dans les lits superposés de leur chambre d’enfant, au temps où elles étaient les filles Dorléac. Des moments d’autant plus précieux qu’ils seront les derniers et éclatants témoignages de leur tendresse partagée.

Que ce serait-il passé si, le 27 juin 1967, dix mois après la fin du tournage des Demoiselles, Françoise n’était pas morte à 25 ans, dans un terrible accident de voiture ? Aurait-elle plu « de plus en plus », comme le prédisait Truffaut, qui voyait en « Framboise », comme il l’appelait, « un visage et un corps construits en dur et pour durer » ? Catherine aurait-elle mené la même carrière ? « Si elle était là, il y a des films que je n’aurais pas faits… », a-t-elle dit un jour, comme si les cinéastes l’avaient parfois choisie pour « remplacer » son aînée, ce double d’elle-même.

Pendant longtemps, cette douleur, ce sentiment d’usurpation qui pèse sur les épaules des survivants ont littéralement rendu impossible toute évocation de Françoise par Catherine. Elle était comme assommée. Incapable de parler de cette « déchirure » au cœur même d’un duo si soudé. Sur les photos prises sur le tournage de Benjamin ou les mémoires d’un puceau, le réalisateur Michel Deville voit encore aujourd’hui les marques d’« infinie tristesse » sur le visage de Catherine Deneuve. C’est là qu’elle a appris la mort de sa sœur. « Le deuil est asphyxiant, et les impératifs de production ne lui ont pas laissé le temps de reprendre son souffle. Elle ne l’a d’ailleurs pas demandé, se souvient le cinéaste. Peut-être que les contraintes du tournage et l’obligation de jouer l’ont tenue au bord du précipice. »

Deneuve s’est noyée dans le travail. La longue liste de films des dix années suivantes – 26 longs-métrages, enchaînés les uns à la suite des autres –, c’est le deuil de Françoise. Quelques mois après le drame, son agente, Giovannella Zannoni, lui avait demandé : « Ne pensez-vous pas que vous pourriez reprendre votre nom ? » Elle y a renoncé. Sur ses papiers d’identité figure bien le nom de la famille. Mais pour le cinéma, Catherine reste Deneuve. Dorléac désigne à jamais sa sœur.

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