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Jours tranquilles à Paris
27 août 2020

Deneuve et Truffaut, secrets partagés

Par Raphaëlle Bacqué

« Catherine Deneuve, derrière l’écran » (4/6). L’actrice et le réalisateur avaient noué une relation particulière, notamment pour l’inoubliable « Dernier Métro », en 1980. Un film où affleurent, sans que le public s’en rende compte, des silences communs.

« Dans cette histoire, tout le monde a quelque chose à cacher. » C’est ainsi que François Truffaut a résumé pour Catherine Deneuve Le Dernier Métro, en lui tendant son scénario. Il en a écrit l’intrigue avec sa complice Suzanne Schiffman, à l’été 1979, et il sait très bien qu’en lisant ces quelque 300 pages, parfaitement dialoguées, l’actrice en devinera toutes les allusions et les clés.

Truffaut n’a pas seulement imaginé le rôle de Marion Steiner pour elle. Il a puisé dans sa propre histoire mais aussi dans celle de l’actrice, au cœur de la famille Dorléac, de quoi nourrir ces personnages projetés en 1942, dans le Paris occupé. Qui le sait ? Le cinéaste n’en a parlé ni à ses proches ni, surtout, à la presse. Seule Catherine doit pouvoir comprendre les indices qu’il a déposés tout au long de son récit. Ce sera leur secret intime, dans cette histoire qui n’en manque pas.

Le tournage du Dernier Métro doit débuter le 28 janvier 1980, et Truffaut a déjà imaginé d’en bannir la lumière du jour : l’Occupation et ses ambiguïtés ne s’accordent qu’avec la nuit. L’action débutera par l’arrivée de Bernard Granger, que doit jouer Gérard Depardieu, au Théâtre Montmartre où se monte une nouvelle pièce, La Disparue. Il est engagé par Marion Steiner (Catherine Deneuve). C’est elle qui a repris la direction de l’établissement depuis que son mari, le metteur en scène juif Lucas Steiner, interprété par l’Allemand Heinz Bennent, a fui le nazisme en Amérique du Sud. En vérité, Steiner se dissimule dans la cave, juste sous la scène.

Le film doit fonctionner comme une série de poupées russes : Marion Steiner cache son mari ; Bernard Granger, son engagement dans la Résistance ; le metteur en scène, Jean-Louis Cottins (Jean Poiret), planque son homosexualité ; la jeune première, ses amours avec l’habilleuse ; la fille qui fait du marché noir, ses coucheries avec des officiers nazis. Le Dernier Métro, c’est le monde des doubles vies et des doubles jeux, un univers de mensonges obligés dans une période où la vérité peut tuer.

Le film lui-même est double. Il y a celui que l’on voit à l’écran ; et l’autre. Dans ce dernier, Lucas Steiner (le mari caché) est le porte-parole de Truffaut. « Qu’est-ce que c’est avoir l’air juif ? », questionne le metteur en scène confiné dans sa cave.

La question taraude le cinéaste depuis qu’il a retrouvé, en 1970, la trace de son véritable géniteur. Ce n’est pas l’architecte Roland Truffaut, comme il l’a cru jusqu’à l’âge de 12 ans, mais Roland Lévy, un dentiste contraint d’abandonner son cabinet parisien pour fuir, en 1941, les lois du régime de Vichy sur le statut des juifs. C’est là l’un des tiroirs secrets de son scénario. L’autre concerne Deneuve.

Le sens caché

A un mois du début du tournage, juste avant Noël, Maurice Dorléac est mort, à 78 ans. Le père de Catherine ne verra pas ce film qui raconte pourtant en partie son histoire. Car les comédiens du Théâtre Montmartre, que dirige Marion Steiner, ressemblent follement aux parents de l’actrice. On l’ignore, mais Truffaut, à dessein, a parsemé son film de références à cette famille de comédiens. Celle qu’évoque l’habilleuse du Dernier Métro, en trinquant un soir de première – « elle est souffleuse à l’Odéon ! » –, c’est la grand-mère maternelle, qui faisait ce drôle de métier et dont Catherine a hérité les yeux verts. Le petit Jacquot qui répète sa réplique « Maman, tu crois qu’il va revenir, M. Carl ? » pour les besoins de La Disparue, c’est Renée, la mère de Catherine, recrutée enfant au Théâtre de l’Odéon et qui, tous les soirs, déclamait sur scène : « Est-ce qu’ils ont des ailes, maman ? »

Il y a surtout beaucoup de Maurice Dorléac dans Nadine Marsac, cette jeune actrice jouée par Sabine Haudepin. Arrivée au théâtre dans une voiture allemande, on la voit justifier ainsi son retard à la répétition : « Je faisais une synchro… J’fais tout ce qu’on me propose… J’fais des émissions de radio le matin ; à l’heure du déjeuner, j’fais des doublages et le soir, je frime à la Comédie-Française ! » On croirait entendre le père de Catherine qui jamais, pendant toute la guerre, n’a cessé de jouer pour subsister.

Qui peut comprendre, hormis Truffaut et son interprète principale, le sens caché de cette scène où Marion/Deneuve se penche vers le metteur en scène/Poiret pour excuser avec indulgence Nadine/Maurice d’un « elle aussi, elle a besoin de travailler » ?

C’est à peu près ce qu’a plaidé Maurice Dorléac, le 27 novembre 1944, lorsqu’il a été entendu par les comités d’épuration de la Libération. Démobilisé en août 1940, bientôt père de famille nombreuse, l’acteur avait alors fait comme des centaines de cinéastes, comédiens et techniciens : il avait repris son métier. Des petits rôles dans une demi-douzaine de films et, surtout, dans 72 pièces radiodiffusées sur Radio-Paris, l’antenne de propagande de l’occupant, voilà ce qui lui est reproché à la Libération. « L’Union des artistes dramatiques recherchait des interprètes pour assurer des émissions dramatiques à Radio-Paris. Je me suis présenté et j’ai été engagé. Ma collaboration à Radio-Paris a commencé en septembre 1940 et s’est poursuivie jusqu’en mai 1944. Toutes ces émissions ont été, à mon sens, artistiques et j’ai touché des cachets allant de 300 à 1 500 francs », peut-on lire sur le procès-verbal de son audition, désormais déposé aux Archives nationales.

Un chef d’accusation grave

Contre lui, le chef d’accusation est grave : « Avoir, soit sciemment apporté en France ou à l’étranger, une aide directe ou indirecte à l’Allemagne ou à ses alliés, soit porté atteinte à l’unité de la nation et à la liberté et à l’égalité des Français. »

C’est la formulation qui figure sur les quelque 300 000 dossiers jugés, depuis la Libération, parmi lesquels figurent quelques milliers d’artistes. Celui de Maurice Dorléac serait anodin s’il n’avait aussi enregistré pour Radio-Paris quelques pièces dont les seuls titres, L’Angleterre a forfait, Un espion anglais, font figure de propagande. « Ce n’est pas par conviction politique que je suis entré à Radio-Paris, mais uniquement pour subvenir aux besoins de ma femme et de mes trois enfants », a-t-il plaidé pour sa défense. Moyennant quoi, le 22 décembre 1944, il a été frappé d’indignité nationale et d’une interdiction de travailler pendant six mois.

Si le public n’en sait rien, Truffaut, lui, ne l’ignore pas. Non seulement il connaît les Dorléac, mais Catherine lui a raconté leur histoire. C’est un enfant de la guerre (il est né en 1932), et il se souvient parfaitement de ces pièces de théâtre qu’on écoutait en famille sur Radio-Paris, lorsqu’il avait 12 ou 13 ans. Plus intéressé par les ambiguïtés de la collaboration que par les gloires de la Résistance, il a gardé de l’indulgence pour les artistes de ces années-là.

Le Dernier Métro n’est pourtant pas seulement sa vision nuancée de cette période noire. Il est le témoignage de son intimité profonde avec Catherine Deneuve. Comme une dernière preuve de tendresse à l’intention de celle qu’il a autrefois passionnément aimée. C’est l’ultime clé du film.

Un secret jalousement gardé

Depuis dix ans, le cinéaste n’en finit pas de glisser dans son œuvre de discrets rappels de cette histoire sentimentale dont l’un et l’autre gardent pourtant jalousement le secret.

Impossible, pourtant, de comprendre un pan majeur de sa filmographie sans la confronter à cette relation avec Deneuve. Onze ans auparavant, il a offert à Catherine La Sirène du Mississippi (1969) face à la grande star de l’époque, Jean-Paul Belmondo. Belle au possible et pourtant vénéneuse, elle y incarnait une jeune intrigante s’introduisant par subterfuge auprès de Louis Mahé (Belmondo), un riche industriel, afin de lui voler sa fortune. Fou amoureux d’elle, Mahé finit par accepter son sort, allant même jusqu’à se laisser empoisonner.

Ce drame romantique et sombre déguisé en intrigue policière a été l’un des plus cinglants échecs de la carrière du réalisateur. La sirène s’appelait Marion – déjà – et comme pour mieux souligner la parenté entre les deux films, Truffaut a injecté dans Le Dernier Métro la même réplique : « Tu es belle, si belle que te regarder est une souffrance. – Hier, tu disais que c’était une joie ! – C’est une joie et une souffrance… » Même la scène d’amour, avec ces mains qui remontent le long des bas et ce « oui, oui, oui » soupiré, est semblable d’un film à l’autre.

C’est au cours des dix-huit jours de tournage à La Réunion de La Sirène du Mississippi, en décembre 1968, que s’est nouée l’histoire d’amour entre le cinéaste et l’actrice. Ce n’est pas la première fois que Truffaut tombe amoureux d’une interprète. Mais, il s’agit alors de bien autre chose que d’une liaison de tournage, plutôt une passion mêlée d’un parfum d’interdit. Quelques années auparavant, le réalisateur avait entretenu une courte relation sentimentale avec la sœur de Catherine, Françoise Dorléac, son héroïne de La Peau douce. Aimer sa sœur, dix-huit mois après la mort dans un accident de la route de celle qu’il appelait « Framboise », c’est à la fois un tabou et une façon – incompréhensible pour l’extérieur – de faire revivre la jeune disparue.

Est-ce pour cela que Truffaut et « Kate de Neuve », comme il la surnomme, vivent leur amour comme s’il devait rester caché ? On les voit ensemble lors des premières, il est venu à Tolède, en Espagne, lorsqu’elle tournait avec Buñuel, elle a passé l’été dans le Massif central où il réalisait L’Enfant sauvage. Cependant, Catherine attaque systématiquement les journaux qui osent la moindre insinuation. Si Truffaut y fait allusion, dans un entretien au New York Times, en France, le sujet relève de l’interdit.

Même le milieu du cinéma n’a pas été mis dans la confidence. Gilles Jacob, alors journaliste aux Nouvelles littéraires, se souvient très bien d’être arrivé chez Deneuve pour y recueillir une interview et d’avoir découvert avec surprise Truffaut revenant d’une partie de golf. « Je n’ai rien dit, raconte-t-il aujourd’hui, et c’est sans doute pour cela qu’ensuite elle a bien voulu m’accorder deux entretiens, comme un remerciement tacite de ma discrétion. »

Messages codés

Truffaut a donc aimé les deux sœurs et n’en souffle rien. Ce sont ses films qui en parlent pour lui. « Ann et moi, nous aimons le même homme, c’est tragique, pas extraordinaire », fait-il dire à Muriel, dans Les Deux Anglaises et le continent (1971). Ce drame est aussi celui d’un homme – interprété par Jean-Pierre Léaud, le double cinématographique du réalisateur – usé et dévoré par sa liaison avec deux sœurs. Ce n’est que le début d’une longue série de messages codés à l’attention de Deneuve.

Jamais, sans doute, Truffaut n’a trouvé comme avec elle quelqu’un qui lui ressemble autant. Jeanne Moreau, sa mythique interprète de Jules et Jim ou de La mariée était en noir, avait été pour lui une initiatrice plus qu’une semblable.

Avec Catherine Deneuve, il partage non seulement l’amour du cinéma, mais aussi un certain nombre de traits de caractère : « Une grande pudeur, le désir farouche de préserver sa vie privée, une forte ambition et un irrépressible besoin de séduire », énonceront plus tard Antoine de Baecque et Serge Toubiana, les biographes du cinéaste (François Truffaut, Gallimard, 2001). Et aussi « une fragilité et une angoisse à fleur de peau, une blessure encore vive due à la disparition de certains proches, la peur du contact public, un certain pessimisme face à la société et une humeur cyclothymique ».

C’est Truffaut qui est à l’origine, en 1969, de la rencontre de Deneuve avec Alfred Hitchcock, ce maître en cinéma avec lequel il a publié, trois ans plus tôt, une série d’entretiens exceptionnels. Le réalisateur d’origine britannique cherche alors une interprète pour The Short Night, un film d’espionnage qui doit se passer en Norvège.

La blonde Catherine, avec sa froideur apparente d’iceberg et son mystère niché dans les neuf dixièmes de glace immergée, ne peut que lui plaire. « Elle se prête admirablement aux rôles qui comportent un secret, une double vie, explique Truffaut comme s’il faisait la promotion de son actrice. Catherine Deneuve ajoute de l’ambiguïté à n’importe quelle situation, n’importe quel scénario car elle donne l’impression de dissimuler un grand nombre de pensées secrètes qui se laissent deviner à l’arrière-plan. »

Un appétit commun de cinéma

Elle semble hésiter, cependant. Il lui écrit alors ses arguments dans une longue lettre : « Hitchcock/Deneuve ! Vous sentez bien que cette association donnera d’avance au film un retentissement énorme. Tous les gens qui n’y ont jamais pensé vont sursauter : “évidemment… ça s’imposait… Elle était faite pour lui… etc.” Si l’on vous cite Joan Fontaine, vous pensez Rebecca, Soupçons et vous vous cassez la tête pour vous rappeler ses autres films. Même chose pour Ingrid Bergman, Grace Kelly, Kim Novak, Eva Marie Saint… » Le film ne se fera pas. Mais ces conseils montrent comme il y a, entre eux, un appétit commun de cinéma.

Avec lui, elle affine son jeu. « Je n’aime pas les acteurs qui apprennent leur texte par cœur. Je veux qu’ils le disent dans la chaleur du moment », professe Truffaut. Parfois, lorsqu’elle juge qu’un dialogue n’est « pas naturel », que « ce n’est pas comme ça que l’on parle dans la vie ordinaire », il lui rétorque : « Mais si l’on voulait qu’un personnage parle comme dans la vie, on prendrait des gens dans la rue et non pas des acteurs ! »

La vie avant le cinéma

En amour, surtout, Truffaut et Deneuve partagent la même langue. Ce passage du « vous » au « tu » selon les moments d’intimité. Catherine correspond au fétichisme érotique, à la fois complexe et classique, que l’on retrouve dans les films du cinéaste, et aussi chez Yves Saint Laurent que Catherine lui a présenté pour qu’il l’habille dans La Sirène : les jupes fluides, les bas couleur zibeline et ces robes à boutons longues à défaire. Catherine est belle, « à tel point qu’un film dont elle est la vedette pourrait se passer de raconter une histoire », confie le réalisateur.

Ce que n’a pas saisi Truffaut, c’est que pour elle, contrairement à lui, la vie passe avant le cinéma. Il n’a pas pris garde à cette interview, donnée en 1969, au magazine américain Life. « Une femme possède trois soupapes de sécurité, expliquait-elle, un homme, un enfant, un travail. Dans ma tête, ces priorités devraient suivre cet ordre ; dans ma vie réelle, l’ordre est exactement inverse. » Elle veut un enfant. Déjà père de deux filles, Truffaut n’en veut pas. Dans ses films, d’ailleurs, si les enfants sont toujours présents, ses héroïnes n’en ont jamais, comme si elles étaient tout entières disponibles pour l’amour.

Leur rupture, à Noël 1970, le laisse anéanti. Pendant des semaines, à Paris, il ne quitte plus la suite de l’hôtel George-V où il s’est réfugié. Sombre dans la dépression. Entreprend une cure de sommeil, exactement comme Louis Mahé, l’industriel de La Sirène du Mississippi, lorsque Marion/Deneuve l’abandonne. Le personnage a été imaginé deux ans plus tôt. Comment Truffaut ne croirait-il pas que le cinéma est la vie même ?

Le temps qu’a duré le nouvel amour de Catherine Deneuve avec Marcello Mastroianni, né quelques mois après leur rupture, Truffaut est resté invisible. On ne rivalise pas avec le plus charmant des latin lovers. Avec Marcello, elle a fait cet enfant désiré et des films, appris l’italien et des chansons d’amour – Ho capito che ti amo (« J’ai compris que je t’aime ») –, vécu un peu à Rome. Puis, en 1974, Catherine a mis fin au plus beau couple du cinéma franco-italien. « Ne pas avoir la même éducation, les mêmes racines, la même langue, oui que d’écueils… », a-t-elle seulement dit en guise d’explication publique. L’actrice, qui traversait un passage à vide professionnel, a alors rappelé Truffaut et leur relation a repris, amicale cette fois. Les messages codés aussi.

Prenons L’homme qui aimait les femmes, sorti en salle en 1977. A une amie qui croit la reconnaître sous les traits de Véra (Leslie Caron à l’écran), l’ex-épouse et amie fidèle de Truffaut Madeleine Morgenstern rectifie aussitôt : ce grand amour qui fait encore trembler Bertrand Morane, l’alter ego de Truffaut interprété par Charles Denner, c’est Catherine Deneuve. Dans le film, Véra et Bertrand se retrouvent un jour par hasard, dans un vestiaire d’hôtel. Elle est en robe du soir et boa de plumes, exactement comme la robe et le boa dessinés par Yves Saint Laurent que portait Catherine lorsque Truffaut l’a vue au Gala de l’Union des artistes, au bras de Mastroianni.

Extrait de la scène : Véra : « J’ai été obligée de faire ce que j’ai fait. C’était ça ou devenir folle… Evidemment, je ne m’attendais pas à ce que vous alliez souffrir autant… Vous aviez tellement bien caché vos sentiments… Mais je n’ai pas regretté ma décision. Je savais que vous alliez lutter pour vous en sortir ». – Bertrand : « C’est vrai, j’ai lutté et je m’en suis sorti. Au départ, grâce à toutes sortes de médicaments, des gouttes pour dormir, des cachets pour rester calme… Il y avait même des pilules pour devenir joyeux. Ce n’est pas très romantique, mais je trouve cela amusant, l’idée que les histoires d’amour qui finissent mal peuvent se guérir avec de la pharmacie. »

Comme toujours, le cinéaste a laissé un indice à Catherine. Alors que Véra s’en va, Bertrand tourne légèrement la tête vers les vêtements suspendus au vestiaire. Là, sur un cintre, il regarde longuement un manteau en daim à col de fourrure, rappel subliminal de celui qu’avait dessiné Yves Saint Laurent pour La Sirène du Mississippi…

SA CINÉPHILIE, SON OBSERVATION FINE DES PLUS GRANDS RÉALISATEURS LUI ONT DONNÉ UN SAVOIR-FAIRE QUE BEAUCOUP DE CINÉASTES POURRAIENT LUI ENVIER

Même pour La Femme d’à côté (1981), Truffaut dira : « Je pourrais donner des droits d’auteur à Catherine Deneuve. » Il a rédigé les premiers contours de ce drame passionnel en 1972, dans un synopsis de cinq pages. On y retrouve l’amour fou, les retrouvailles des années plus tard, la dépression ; la passion qui ne peut s’éteindre et qui, ne pouvant être vécue, devient souffrance. Ni avec toi ni sans toi.

En somme, avec Le Dernier Métro, il ne s’agit plus de se parler par écran interposé mais de retrouver cette utopie professionnelle qui les unit encore. Sur le tournage, début 1980, le réalisateur fait à Deneuve une confiance absolue. Lorsqu’il est trop fatigué ou occupé à régler mille soucis, c’est elle qui regarde les rushs, suggérant ensuite telle modification ou tel plan supplémentaire. L’actrice n’a jamais été tentée de passer derrière la caméra, comme une Nicole Garcia ou nombre de comédiennes des générations suivantes. Mais sa cinéphilie, son observation fine des plus grands réalisateurs lui ont donné un savoir-faire que beaucoup de cinéastes pourraient lui envier.

Le dernier cadeau de Truffaut à Deneuve tient au rôle de Marion Steiner lui-même, cette femme forte qui mène de front son théâtre et ses amours. L’actrice a 37 ans et le cinéaste n’ignore pas que la quarantaine est un cap difficile pour les comédiennes. Dans son scénario, il a abordé le sujet d’une manière qui ne peut que lui plaire : « Elle est encore belle », dit Bernard Granger de Marion Steiner et il tombe amoureux d’elle. En ce début des années 1980, l’idée qu’une femme puisse séduire un homme plus jeune – en réalité Gérard Depardieu n’a que cinq ans de moins que Deneuve – est encore rarissime à l’écran. Mais un couple de cinéma est né : Depardieu et Deneuve feront dix films ensemble.

Le succès extraordinaire du Dernier Métro (3,5 millions d’entrées en France) ouvre pour Catherine Deneuve une longue série de rôles où elle incarnera des maîtresses femmes. « Truffaut trouvait que mon physique m’avait beaucoup servi, expliquera-t-elle plus tard dans Une certaine lenteur. Entretien Catherine Deneuve-Arnaud Desplechin (Rivages, 2010). Il pensait que ce pouvait être un poids et un inconvénient. Il voulait me donner un rôle de maturité, le rôle d’une femme active, brusque, virile, une femme qui a à prendre une décision, une femme un peu brutale. » C’est ce qu’a tout de suite compris Gérard Depardieu. Il résume l’affaire en une phrase : « Elle est le seul homme que j’aurais voulu être », lors du dîner au Fouquet’s qui suit la cérémonie des Césars 1981. Le Dernier Métro y a remporté dix prix, dont ceux du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario et pour le duo Depardieu-Deneuve, les prix du meilleur acteur et de la meilleure actrice.

AVEC LE PERSONNAGE DE MARION STEINER, CATHERINE DENEUVE REPREND LE LEADERSHIP DES FEMMES ÉMANCIPÉES RÉUSSISSANT CARRIÈRE ET AMOUR

Deneuve n’est plus seulement une belle héroïne, elle est devenue la patronne. Cela paraît incroyable aujourd’hui, mais en cette année 1980, il est encore rare que les femmes de pouvoir s’en sortent bien au cinéma. Médecin débordée, dans Docteur Françoise Gailland (1976), de Jean-Louis Bertuccelli, Annie Girardot était frappée d’un cancer et ne trouvait que dans son retour au foyer un espoir de rémission. La même année que Le Dernier Métro, Romy Schneider est La Banquière (de Francis Girod), mais elle termine assassinée… Avec le personnage de Marion Steiner, Catherine Deneuve reprend le leadership des femmes émancipées réussissant carrière et amour.

C’est la dernière fois qu’elle tourne pour le cinéaste. Cela ne les empêche pas de déjeuner presque chaque mois ou d’aller au cinéma ensemble. « Elle a longtemps eu la nostalgie de ne plus être l’égérie de Truffaut », confie Bertrand de Labbey, ex-compagnon de l’actrice qui fut aussi longtemps son agent. Puis, un jour, à l’été 1983, François Truffaut est pris de violentes migraines pendant ses vacances avec l’actrice Fanny Ardant, sa dernière compagne. C’est une tumeur cérébrale. Opérations, convalescence. Catherine Deneuve a arrangé un rendez-vous avec un grand ponte de la médecine, mais le cinéaste est condamné. Il meurt le 21 octobre 1984.

Depuis, l’actrice n’a jamais voulu vraiment raconter ce cinéaste dont elle hante pourtant tant de films. En 1997, elle a attaqué les auteurs de la superbe biographie de Truffaut éditée par Gallimard et, bien qu’ils aient produit devant le tribunal les notes et lettres du réalisateur, a obtenu la suppression de sept passages et une amende de 30 000 francs (elle en réclamait 600 000).

Le réalisateur Arnaud Desplechin, subtil disciple du réalisateur de La Sirène, qui a longuement interrogé l’actrice sur le cinéma, en 2010, reconnaît pour sa part aujourd’hui : « Je n’ai pas osé lui parler de Truffaut. » Vie privée et cinéma sont pourtant, dans cette affaire, intimement mêlés. Mais elle préfère rester The Figure in the Carpet (Le Motif dans le tapis), de la nouvelle d’Henry James qu’affectionnait Truffaut. Ce secret qui permet d’expliquer le récit et dont la quête ne doit jamais se terminer car elle constitue le secret lui-même.

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