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Jours tranquilles à Paris
6 septembre 2020

Entretien - Aurélia Michel : « L’histoire de l’esclavage irrigue encore une large part de l’organisation de notre société »

Par Claire Legros - Le Monde

Pour l’historienne, la fiction raciste de « Valeurs actuelles » et le débat sur le titre « Les Dix Petits Nègres » montrent que l’ordre établi depuis plusieurs siècles ne tient plus tout seul : il faut l’alimenter d’arguments, de dessins, de fantasmes, analyse-t-elle dans un entretien au « Monde ».

Que dit la fiction raciste de Valeurs actuelles de notre société ? Comment analyser les débats sur la suppression du mot « nègres » dans le titre du célèbre roman d’Agatha Christie ? Aurélia Michel est historienne et autrice d’un essai où elle décrypte la façon dont l’esclavage et la colonisation ont contribué à construire un « ordre racial » qui structure encore aujourd’hui le monde contemporain (Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points, « Essais », inédit, 400 p., 10 euros).

Pour la chercheuse au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (Cessma) et maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université Paris-Diderot, on assiste à « une remise en cause croissante de cette organisation sociale fondée sur la race ».

Quelle analyse faites-vous de la publication par « Valeurs actuelles » du récit mettant en scène Danièle Obono, députée de Paris (La France insoumise), en esclave africaine ?

Cet épisode met en scène de façon extrêmement choquante, mais malheureusement sans surprise, des ressorts classiques du racisme depuis le XIXe siècle. On y trouve bien sûr la négation de l’implication de l’Europe dans la traite, dont la responsabilité est renvoyée aux Africains, alors que le XVIIIe siècle, période choisie par les auteurs, est précisément le moment où la traite africaine est entièrement commanditée par l’économie européenne.

Un autre procédé raciste bien identifié est l’ensauvagement – terme utilisé récemment dans un autre contexte –, qui consiste à mettre en scène le caractère prétendument primitif des conditions de vie des Africains, pour le tourner en ridicule, alors même que les conditions de vie des paysans français à la même époque n’étaient sans doute pas plus confortables selon ces critères.

La mise en avant de fantasmes sur l’esclavage sexuel constitue un autre procédé raciste, là encore sans aucun fondement historique. Les seuls personnages blancs – et français –, dans cette histoire, sont un prêtre et des religieuses, ce qui montre bien l’image tronquée de la France que ses auteurs cherchent à restaurer, d’autant plus absurde que l’Eglise catholique n’était alors pas engagée contre l’esclavage.

Vous montrez dans votre essai que l’histoire de l’esclavage reste très présente dans l’organisation de notre société. Cette séquence s’inscrit-elle dans cet héritage ?

Elle en fait pleinement partie. L’histoire de l’esclavage et de la colonisation irrigue encore une large part de notre organisation économique, sociale et politique. Au moment de l’abolition de l’esclavage, la notion de race s’est construite sur un argumentaire pseudo-biologique qui, comme l’esclavage, met en place une altérité radicale, une exclusion fondamentale du groupe : les catégories raciales déterminent les corps susceptibles d’être exploités par une position prétendument naturelle dans le monde du vivant.

« QUAND ON A BESOIN DE FAIRE UN “ROMAN D’ÉTÉ” SUR CE SUJET, C’EST QUE QUELQUE CHOSE VACILLE »

Cet axiome a accompagné toute la réflexion scientifique et politique occidentale du XIXe siècle, mais aussi la progression capitaliste de l’Europe et la construction de l’ordre social qui structure encore notre société et notre inconscient.

Les catégories, non pas biologiques mais sociales, faisant référence à la race, qui ont été produites pendant cette période, sont encore bien présentes dans notre société, et se manifestent dans toute une série de violences de plus en plus médiatisées, mais aussi dans les mécanismes silencieux de l’orientation scolaire ou de l’accès aux soins.

Mais ces catégories sont aussi de plus en plus contestées. Le déchaînement raciste désinhibé de Valeurs actuelles intervient dans une période de remise en cause croissante de cette organisation sociale fondée sur la race. D’une certaine manière, l’ordre établi depuis plusieurs siècles ne tient plus tout seul, il faut l’alimenter d’arguments, de dessins, de fantasmes. Quand on a besoin de faire un « roman d’été » sur ce sujet, c’est que quelque chose vacille.

La condamnation unanime par la classe politique est-elle le signe de cette évolution ?

C’est peut-être le seul élément positif de la séquence. S’il est abject et terrifiant que l’on puisse déverser dans l’espace public ce genre d’agression, au moins cela oblige-t-il chacun à prendre position.

En revanche, la condamnation ne se fait pas partout avec la même indignation. Ainsi, Damien Abad [député du Gard, Les Républicains] regrette la publication mais ne voit pas son caractère « raciste ». Eric Dupond-Moretti [le ministre de la justice] a condamné le « roman nauséabond » tout en notant que sa publication n’est pas illégale et relève de la liberté d’expression. Le garde des sceaux ne voit pas ou ne veut pas voir qu’il y a là un délit tout à fait identifiable de révisionnisme, de négationnisme et de racisme.

Que traduit pour vous le débat suscité par le changement du titre du roman d’Agatha Christie ?

Le fait de dire que le titre Les Dix Petits Nègres n’est plus une évidence est là aussi le signe de l’amorce d’une transformation sociale. Petit à petit, des réalités qu’on normalisait – un titre choquant, des insultes racistes proférées par la police, des contrôles liées à la couleur de la peau… – suscitent le questionnement. Les personnes qui en sont les victimes directes le signalent bien sûr depuis longtemps. Mais ce qui est nouveau, à la faveur du poids de nouvelles générations qui ne l’acceptent pas, c’est que l’indignation se généralise dans l’opinion publique. C’est sans doute d’ailleurs parce qu’ils sont privés du mot « nègre » que les auteurs de Valeurs actuelles ont produit les huit pages qui en sont la bavarde paraphrase.

« LES FEMMES COMME LES NOIRS ET DES MINORITÉS SOCIALES RÉCLAMENT D’EXERCER ET DE SE VOIR RECONNAÎTRE UNE SUBJECTIVITÉ TOTALE ET ÉGALE, CELLE DU CITOYEN »

Si la modification du titre d’Agatha Christie suscite en France des réactions – alors qu’elle est intervenue il y a longtemps pour le titre anglophone –, c’est bien parce que ce changement touche à quelque chose de profond. Ce sont les mêmes qui appellent à ne pas toucher à l’image de Colbert ou à ne pas déboulonner les statues, comme s’il s’agissait d’un patrimoine à défendre et que notre civilisation en dépendait.

On entend dire que « c’est un classique de la littérature », que le titre « fait partie de notre culture ». Mais de quelle culture parle-t-on ? Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le mot « nègre » désigne l’« esclave africain ». C’est avec la violence inouïe de la société esclavagiste atlantique qu’il prend sa dimension péjorative et déshumanisante, et s’étend peu à peu à l’ensemble des Africains. Il charrie la somme de violences proférées en trois siècles de colonialisme. Vouloir le maintenir dans notre quotidien comme s’il était anodin, c’est renouveler ce procédé.

Comment l’héritage raciste que vous décrivez a-t-il pu perdurer en démocratie ?

Cette contradiction majeure existe depuis le début de la démocratie, y compris à Athènes, dans la Grèce antique. N’oublions pas que nos Etats démocratiques ont été conçus dans le contexte de l’esclavage. L’idée même de citoyenneté est née en référence directe avec l’esclavage. Le citoyen est un anti-esclave.

Au XXe siècle, la fin de la seconde guerre mondiale, la Shoah et la naissance de l’ONU ont marqué un tournant et amorcé un nouvel ordre mondial. Il est devenu très compliqué d’assumer à la fois l’organisation sociale héritée de l’époque esclavagiste et l’exigence d’une société démocratique et de l’idéal républicain. C’est devenu tellement compliqué qu’on n’est pas allé au bout de cette contradiction, on a préféré la cacher.

Ce non-dit émerge depuis quelques années dans le débat public, avec une accélération de la prise de conscience durant les derniers mois. Là où certains osent l’explorer avec une exigence d’égalité, d’autres refusent d’admettre que cette contradiction existe et d’assumer une histoire désormais bien documentée.

Au nom de l’universalisme républicain, des intellectuels critiquent la « racialisation » du débat public. Qu’en pensez-vous ?

Danièle Obono note justement que, depuis qu’elle fait de la politique, elle défend les idées de son groupe, dont la lutte contre le racisme. Mais parce qu’elle est Noire et d’origine africaine, elle est en permanence soupçonnée d’en faire une lutte essentialiste. On fait souvent ce faux procès à ceux qu’on appelle « identitaires », « racialistes », « indigénistes », alors qu’à y regarder de près leurs revendications n’expriment pas autre chose que la pleine réalisation de l’universalisme.

La promesse révolutionnaire et républicaine d’égalité reste encore à mener pour une partie de la population. Encore faut-il l’admettre et concentrer les efforts et les aspirations vers cet objectif. Tant que des personnes disent « je ne me sens pas traité comme un égal », « je subis telle violence », c’est avant tout cette parole qu’il faut écouter.

Vous établissez un lien historique entre la construction du racisme et celle du sexisme. De quelle façon ?

Les deux problématiques se font écho à bien des égards. Historiquement, le procédé raciste qui consiste à justifier l’esclavage par le biologique, au début du XIXe, est contemporain des lois sur l’état civil qui conditionnent la domination sexiste. De la même manière que les Noirs sont devenus naturellement nègres à cette époque, les femmes sont devenues biologiquement femmes par l’inscription du sexe social à la naissance, la mise en place des règles de la filiation, de la paternité et du mariage. C’est à cette époque aussi, par l’intermédiaire de la médecine, que l’on contrôle leur sexualité, qu’on leur attribue des maladies particulières comme l’hystérie ou la nymphomanie.

Ce n’est pas un hasard si ces procédés sont questionnés de façon concomitante aujourd’hui. Les femmes comme les Noirs et des minorités sociales réclament d’exercer et de se voir reconnaître une subjectivité totale et égale, celle du citoyen. Encore aujourd’hui, la subjectivité dominante, que chacun doit intérioriser mais que tout le monde ne peut pas faire sienne, est celle d’un homme blanc.

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