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Jours tranquilles à Paris
9 septembre 2020

Deux ex-soldats birmans avouent des crimes contre les Rohingya

birmanie122

Par Stéphanie Maupas, La Haye, correspondance, Harold Thibault

Les deux hommes ont détaillé la chaîne de commandement, nommé les chefs, identifié leur rang et dénoncé leurs ordres. Ils sont désormais sous la garde de la Cour pénale internationale.

En seize minutes, toute l’horreur semble dite, presque mécaniquement. Sur des vidéos, visionnées par Le Monde, deux anciens soldats de l’armée birmane égrènent les meurtres, les viols et les pillages commis contre les Rohingya en 2017. Ils détaillent la chaîne de commandement, nomment les chefs, identifient leur rang et dénoncent leurs ordres. Les deux hommes sont désormais entre les mains de la Cour pénale internationale (CPI). Ils seraient arrivés à La Haye lundi 7 septembre, indiquent deux sources au Monde.

Interrogés et filmés au cours de l’été par les rebelles de l’Arakan Army (AA), les deux anciens soldats semblent déposer comme s’ils étaient déjà face à des juges. Vêtus de leurs uniformes, assis face caméra, ils confessent les crimes en détail, donnant les noms de villages et la localisation des fosses communes dans lesquelles ils ont jeté les corps des Rohingya. « Nous les abattions et nous débarrassions d’eux en appliquant l’ordre de tuer tout le monde, enfants ou adultes », relate l’un d’eux, qui précise avoir agi sur ordre direct de son lieutenant-colonel, à la tête du bataillon. Leurs témoignages, dont l’existence a été révélée mardi par le New York Times, sont les premiers venus des rangs mêmes de l’armée birmane, sur les massacres commis à l’été 2017 à l’encontre de la minorité musulmane, conduisant à l’exode au Bangladesh des deux tiers de sa population d’un peu plus d’un million de personnes.

« C’est un moment crucial pour les Rohingya et pour les peuples de Birmanie dans leur quête de justice », assure Matthew Smith, directeur de l’ONG Fortify Rights, qui travaille sur le drame des Rohingya. L’armée birmane a toujours nié l’existence d’attaques massives contre les Rohingya tandis que la dirigeante Aung San Suu Kyi, répondant à l’affaire portée par la Gambie au nom de l’Organisation de la coopération islamique, devant la Cour internationale de justice (CIJ) cette fois, a considéré en décembre 2019 que « l’intention génocidaire ne peut être l’unique hypothèse » des violences, tout en reconnaissant « la souffrance de plusieurs innocents ».

Bénédiction de leurs supérieurs

Dans ces vidéos tournées en juillet par une guérilla rebelle en conflit avec l’armée birmane, l’AA, le soldat Myo Win Tun, 33 ans, dit avoir été impliqué dans l’exécution de femmes, d’hommes et d’enfants et reconnaît un viol dans le village de Taung Bazar, en septembre 2017. Le deuxième classe Zaw Naing Tun, âgé de 30 ans, estime que son groupe a bien tué 80 musulmans, y compris des vieillards, et rasé une vingtaine de villages. Un jour de septembre 2017, dans le village de Zin Paing Nyar, dix Rohingya ont été ligotés puis abattus vers 15 heures par cinq soldats dont lui-même, qui creusèrent un trou ensuite, pour finir la besogne aux alentours de 17 heures : « Il a fallu deux heures pour les enterrer. »

S’il n’a pas commis de viol, précise-t-il, c’est qu’étant du bas de la hiérarchie il était de vigie quand ses supérieurs s’en prenaient aux femmes du bourg. Les soldats avaient la bénédiction de leurs supérieurs pour piller ensuite les maisons abandonnées. « Vous gardez ce que vous prenez », aurait dit le supérieur de Zaw Naing Tun, qui se souvient : « Nous entrions dans le marché, détruisions les serrures et cadenas, prenions la monnaie, l’or, les vêtements, la nourriture et les téléphones. Nous prenions tout sans aucune crainte. »

Les deux hommes donnent les noms de dix-neuf membres des forces impliqués dans ces violences et de six commandants qu’ils accusent d’avoir donné les ordres, dont un lieutenant-colonel, un colonel et trois capitaines. Ils disent avoir reçu pour instruction de « tous les exterminer », de « tirer sur tout ce que vous voyez » ou encore de « tout tuer ». Les deux soldats opéraient dans deux bataillons d’infanterie légère distincts, le 565e et le 353e, affectés aux « opérations de nettoyage » dans deux cantons, Buthidaung et Maungdaw.

Corrobore les témoignages de victimes

« Ces aveux démontrent ce que nous savons depuis longtemps, à savoir que l’armée de Birmanie est une armée nationale qui fonctionne bien et qui fonctionne avec une structure de commandement spécifique et centralisée, assure Matthew Smith. Les commandants contrôlent, dirigent et ordonnent chaque acte à leurs subordonnés. Dans ce cas, les commandants ont ordonné aux fantassins de commettre des actes de génocide et d’exterminer les Rohingya, et c’est exactement ce qu’ils ont fait. »

Pour Antonia Mulvey, directrice de l’organisation Legal Action Worldwide, et ancienne enquêtrice de la mission d’établissement des faits (MEF) des Nations unies sur la Birmanie, « ce qu’ils racontent est crédible. Leurs aveux corroborent les témoignages de victimes que nous avons pu rassembler depuis 2017 et décrivent parfaitement la responsabilité hiérarchique dans les crimes ».

Leurs témoignages sont en effet cohérents avec le récit fait par les Rohingya. Les villages ont été incendiés, généralement au lever du jour, puis la population a dû fuir sous les balles de mitraillettes, parfois les tirs de mortier, les hommes interpellés étaient tués et jetés dans des fosses communes, les femmes violées et laissées pour mortes. Dans certains villages, les unités ont été plus cruelles qu’ailleurs, comme à Tula Toli, où les enfants ont été jetés au feu ou dans la rivière.

Le cadre dans lequel ont été tournées les vidéos et le parcours des deux hommes suscitent néanmoins plusieurs questions. Les deux soldats se sont-ils exprimés sous la contrainte ? Sont-ils véritablement repentis ? Dans une première vidéo publiée en mai par l’armée rebelle et alors passée inaperçue, Myo Win Tun figurait parmi un groupe de quatre soldats disant avoir fait défection. Issu d’une minorité du nord-est du pays, les Shanni (ou « Shan rouges »), il disait avoir été recruté de force – une pratique largement établie au sein de l’armée birmane – et avoir abandonné ses rangs du fait des discriminations et des brimades d’officiers de la majorité ethnique bamar. « Il y a de multiples questions sur les vidéos des déclarations des soldats diffusées par l’Arakan Army. Il n’est pas clair si elles sont faites volontairement ou sous quelles circonstances. Mais maintenant qu’ils sont à La Haye, le contexte est différent, et les soldats peuvent être interrogés dans des circonstances plus rigoureuses », souligne Richard Horsey, un analyste politique indépendant basé à Rangoun.

Les probables déserteurs sont passés dans des circonstances inexpliquées entre les mains de l’AA, groupe qui se pose en défense de l’ethnie bouddhiste arakanaise contre l’armée et le pouvoir birman. Cette guérilla pourrait avoir vu en ces hommes un fardeau dont il était préférable de se débarrasser, voir une opportunité susceptible d’affaiblir l’ennemi birman en dénonçant ses crimes contre les Rohingya. Les deux hommes auraient été relâchés en direction de la frontière du Bangladesh.

A la mi-août, ils se sont présentés aux autorités frontalières bangladaises et ont demandé à être placés sous protection. « Je peux confirmer que deux Birmans ont approché la frontière avec le Bangladesh et demandé la protection du gouvernement, commente Payam Akhavan, conseil du Bangladesh et ancien procureur international. Ils ont avoué des crimes de masse et des viols de civils rohingyas lors de l’opération de 2017 ». Après quoi, « conformément aux obligations du Bangladesh, en vertu du statut de la Cour pénale internationale, le bureau du procureur a été averti. Tout ce que je peux dire, c’est que les deux personnes ne se trouvent plus aujourd’hui sur le territoire du Bangladesh. Mais les enquêtes de la Cour sont confidentielles, et je ne peux pas révéler l’identité d’un quelconque suspect ou de témoins, ou leur localisation ».

Complexité du procès

A La Haye, le bureau du procureur refuse de confirmer la prise en charge des deux hommes. Et rappelle le secret de l’instruction, « non seulement pour protéger l’intégrité des investigations mais aussi pour assurer la sûreté et la sécurité des victimes, des témoins et de tous ceux avec lesquels le bureau interagit ». Matthew Smith n’hésite néanmoins pas à pousser l’avantage : « Ces hommes pourraient être les premiers criminels de Birmanie jugés devant la CPI, et les premiers témoins de l’intérieur auxquels a accès la Cour. Nous espérons une action rapide. »

C’est oublier la complexité du procès. Rangoun n’a jamais adhéré à la Cour, établie par un traité ratifié à ce jour par 123 Etats, et celle-ci n’est donc pas compétente pour les crimes commis sur son territoire. La procureure Fatou Bensouda a pu en revanche s’emparer de ceux commis au Bangladesh voisin, dont au premier chef le crime contre l’humanité pour déportation. Elle pourrait poursuivre d’autres crimes, dont ceux de persécution, mais elle devra prouver que la situation des Rohingya au Bangladesh en découle.

Pour l’instant, la pandémie de Covid-19 a sérieusement ralenti les enquêtes du bureau du procureur, y compris celle sur la Birmanie, ouverte en novembre 2019. Et comme dans nombre d’affaires, il faudra sans doute des mois, voir des années, avant que les juges ne valident de futurs mandats d’arrêt et qu’un procès puisse s’ouvrir. A moins que les deux hommes soient inculpés et décident de plaider « coupable ». Dans la négociation judiciaire qui s’engagerait alors avec le bureau du procureur, les repentis pourraient raconter par le détail les crimes auxquels ils ont participé, voir déposer un jour contre leurs supérieurs.

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