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Jours tranquilles à Paris
26 septembre 2020

Tribune - « Ce n’est pas assagir Rimbaud et Verlaine, ni les récupérer à des fins partisanes, que de les faire entrer au Panthéo

rimbaud

Par Collectif - Le Monde

Initiateurs d’une pétition en faveur de la panthéonisation des deux poètes, visant à honorer deux libertés mais aussi « à désinstitutionnaliser » ce lieu, l’éditeur Jean-Luc Barré et l’universitaire Frédéric Martel, soutenus par trois écrivains et par le dramaturge Olivier Py, répondent à leurs détracteurs dans une tribune au « Monde ».

Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont parmi les plus grands − sinon les plus grands − poètes de notre langue. Il se trouve qu’ils étaient aussi amants. Voilà pourquoi nous avons suggéré, avec un collectif d’intellectuels et d’écrivains du monde entier, leur entrée au Panthéon. La pétition initiale, soutenue par Roselyne Bachelot et neuf anciens ministres de la culture, a déjà été signée par plus de 5 000 personnes sur le site Change.org.

Nous savions qu’une telle initiative ferait débat, comme ce fut le cas pour Albert Camus. Mais nous n’imaginions pas qu’elle nous ramènerait un siècle en arrière, lorsque le beau-frère d’Arthur, Paterne Berrichon, s’évertuait à christianiser Rimbaud et à « hétéro sexualiser » nos deux « poètes maudits ».

Une « contre-pétition » lancée, le 17 septembre, dans Le Monde par quelques soixante-huitards forcément attardés et cosignée par un petit collectif de professeurs émérites, de catholiques et d’écrivains − certains fort respectables, au demeurant −, s’oppose aujourd’hui à cette « panthéonisation ». Fort bien ! Que l’on nous permette cependant de rappeler quelques-uns des arguments qui ont justifié cette démarche à l’esprit « zutique », laquelle a été depuis lors dénaturée et falsifiée à dessein.

Deux poètes maudits au Panthéon. Lieu censé accueillir les grandes figures de notre patrimoine national, pourquoi le Panthéon ne pourrait-il pas être également celui des poètes ? D’aucuns nous dirons Voltaire, Rousseau et Hugo, certainement, mais pas la bohème ! Les amants débraillés et vagabonds interdits de Panthéon parce qu’ils « conchiaient » les institutions ?

Plus de diversité au Panthéon

Cet argument est facile à retourner : il ne s’agit pas, à nos yeux, d’institutionnaliser Rimbaud et Verlaine ; il s’agit de « désinstitutionnaliser » le Panthéon ! La vie artiste, l’esprit critique, le blasphème, c’est aussi la France et son histoire. Ce n’est pas assagir Rimbaud et Verlaine, ni les récupérer à des fins partisanes, que de les y faire entrer ; c’est vouloir que ce temple laïque et républicain soit « multiplicateur de progrès ».

Nul besoin d’être trotskiste pour savoir qu’il faut toujours investir les institutions pour les faire évoluer de l’intérieur. Et s’il était interdit que nos auteurs fussent célébrés, il faudrait débaptiser sur-le-champ les collèges Rimbaud et les lycées Verlaine.

Des formules antipatriotiques écrites à 16 ans, des armes vendues à 30 (mais ni trafic d’armes ni vente d’esclaves), un peu trop d’absinthe, et voilà les gardiens du temple qui s’agitent. L’effet inattendu de leur contre-pétition est qu’elle est, à leur corps défendant, un outil fallacieux et anachronique servant la « cancel culture », cette maladie du déboulonnage de statues.

Au lieu de défendre l’ordre établi, ne pourrait-on faire évoluer le Panthéon comme on l’a fait pour le Nobel de littérature en l’attribuant à Bob Dylan ? C’est d’ailleurs inévitable. La République doit accueillir plus de femmes, mieux représenter les différences. Ce mouvement est en marche, comme le montrent les panthéonisations récentes d’Alexandre Dumas, de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, de Simone Veil ou d’Aimé Césaire, dont certaines se sont faites symboliquement par une poignée de terre prélevée sur la tombe et par une plaque, sans le déplacement du corps. C’est à ce type de panthéonisation que nous rêvons : elle ferait joie aux instituteurs, hussards de la République, et illuminerait la jeunesse du monde entier qui le chante, de Santiago du Chili à la bande de Gaza. Rimbaud symboliquement rendu « à son état primitif de fils du soleil ».

Charlestown

Sans vouloir attenter au tourisme municipal du maire de Charleville-Mézières, il convient quand même de rappeler l’amour singulier de Rimbaud envers sa ville de naissance, « cet atroce Charlestown » comme il la qualifiait. A son professeur, il écrit : « Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! − ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province ».

Que Rimbaud ait été enterré à Charleville contre son gré, qui en douterait ? Qu’il y demeure dans un caveau avec son ennemi, le farfelu Paterne Berrichon, est une cruauté de l’histoire. Pour cette seule raison, tout rimbaldien sincère devrait vouloir éloigner Rimbaud de Berrichon et de sa prison perpétuelle de Charleville.

Christ a souillé ses haleines ; il a aussi souillé ses reliques. Car la bataille qui se joue depuis sa mort est celle de son prétendu catholicisme. On rend Rimbaud esclave de son baptême ! Pour les contre-pétitionnaires, enlever un corps enterré et béni par le prêtre pour le placer dans le temple de la République est en soi un scandale. Nos débats sont un nouvel épisode de la vieille querelle entre Claudel et Breton.

Il n’y a pas de famille Rimbaud

Les écrivains rimbaldiens homosexuels (Aragon, Gide, Cocteau, Green, plus tard Pasolini ou Yourcenar) se sont élevés contre la lecture strictement catholique de l’œuvre. Face à eux, François Mauriac ou Jacques Maritain, aux mœurs moins avouées, obscurcissaient la sexualité de Rimbaud et Verlaine – exactement comme nos contradicteurs d’aujourd’hui. Rien de bien nouveau : cette contre-pétition est signée par les héritiers de Paterne Berrichon !

« POUR LES CONTRE-PÉTITIONNAIRES, IL S’AGIT DE MINORER, ET PARFOIS DE NIER, LA SEXUALITÉ DE RIMBAUD ET LA RÉALITÉ DE SA RELATION AVEC VERLAINE »

Qu’une arrière-arrière-petite-nièce de Frédéric Rimbaud, le frère d’Arthur, se découvre une mission de salut familial à cette occasion est assez cocasse. C’est pourtant sans rire qu’elle se dit chagrinée de voir son lointain ancêtre taxé de mauvaises mœurs. En tout cas, si hommage il doit y avoir, elle pose une condition : que ce soit sans Verlaine ! On la comprend, un « inverti » dans la famille c’est déjà beaucoup, mais deux au Panthéon, ça pourrait bien finir par faire couple.

Le plus loufoque, ici, est que cette prétendue représentante de la « famille Rimbaud » n’a, en réalité, aucun droit moral sur l’œuvre. De famille Rimbaud, il n’y a pas ! Cette dame appartient à la lointaine lignée du frère et pas à celle d’Arthur. Or c’est sa sœur Isabelle qui a hérité du droit moral, puis à sa mort, en 1917, son mari, le trop fameux Berrichon. Depuis 1922, ses héritiers détiennent le droit moral ; s’il n’en existe plus, il revient au Centre national du livre. « Et c’est ta famille ! » comme disait Rimbaud dans Age d’or.

Drôle de ménage

Ne nous cachons pas la vérité : les arguments contre l’entrée de Rimbaud et Verlaine au Panthéon tiennent pour l’essentiel à la question homosexuelle. C’est l’obsession de la majorité des contre-pétitionnaires, dont plusieurs sont proches de l’esprit de La Manif pour tous. Il s’agit de minorer, et parfois de nier, la sexualité de Rimbaud et la réalité de sa relation avec Verlaine. Lisons-les : ils nous accusent de vouloir imposer à Rimbaud et Verlaine un « pacs morbide » − l’expression, ignoble, rappelle le « sida mental » du regretté Louis Pauwels. Comment de présumés rimbaldiens et verlainiens peuvent-ils se laisser aller à une formule relevant de la pure homophobie ?

Alain Borer assure, péremptoire, dans le journal La Croix le 15 septembre : « Il n’est pas un chercheur honnête qui affirme que Rimbaud fût homosexuel. Les faits s’y opposent ». Et Olivier Bivort, « spécialiste » de Verlaine, de certifier de son côté à la RTBF : « On ne trouve rien dans leur œuvre qui soit une exaltation de la différence sexuelle (…). Ni Rimbaud ni Verlaine n’ont été dénoncés pour leurs préférences sexuelles ». Pierre Brunel, autre signataire, reste célèbre pour cette formule indépassable, que l’on trouve dans sa préface des Poésies complètes (Le Livre de Poche, 1998) : « L’homosexualité [de Rimbaud], trop complaisamment invoquée par la critique, n’explique rien, ou pas grand-chose ».

L’homosexualité de Rimbaud serait donc anecdotique, accidentelle, littéraire. Un égarement d’adolescent. Que nous révèlent les textes ? Toute son œuvre, depuis Un cœur sous une soutane jusqu’à « Vagabonds », en passant par « Le Cœur volé », « Bottom », « Fairy », « H », « Parade », « Antique » et, bien sûr, Une Saison en enfer, en particulier « Vierge folle » − le texte le plus important sur l’amour entre hommes de notre littérature −, est marquée par des références ou des préoccupations de cet ordre.

D’Yves Bonnefoy à Pierre Michon, de Robert Goffin à Steve Murphy ou Max Kramer, les rimbaldiens d’une autre « chapelle » universitaire l’assurent. La formule célèbre : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait » ne dit pas autre chose. Qui relit l’Album zutique, par exemple le « Sonnet du trou du cul », « Jeune Goinfre », « Les Remembrances du vieillard idiot » ou « Les Stupra », sera édifié une fois pour toutes.

Le « concert d’enfers » de Verlaine avec Rimbaud est également un véritable « contrat d’alliance » sur ce sujet. Leur liaison est établie par d’innombrables témoignages et documents, dont le poème « Le bon disciple ». Dans les lettres « Reviens », de juillet 1873, Rimbaud écrit deux fois « Je t’aime » à Verlaine − une grande première entre deux écrivains dans l’histoire des lettres françaises.

« En même temps », mais pas « en couple »

Après leur relation, Rimbaud fut l’amant de Germain Nouveau ; Verlaine, qui fut marié, a connu une longue passion pour le tendre Lucien Létinois. Rimbaud aurait eu une « femme » en Abyssinie ? Il s’agit plutôt d’une domestique dont il écrit : « J’ai renvoyé cette femme sans rémission (…) J’ai eu assez longtemps cette mascarade devant moi ».

La magistrale biographie de Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, (Fayard, 2001), nous apporte bien des clés : l’homosexualité de Rimbaud est attestée ; son hétérosexualité non. Verlaine, encore : « Le roman de vivre à deux hommes/Mieux que non pas d’époux modèles (…) Scandaleux sans savoir pourquoi/(Peut-être que c’était trop beau)/Mais notre couple restait coi/Comme deux bons porte-drapeaux ». En réalité, le dossier est clair pour qui sait lire. Avant la lettre, Rimbaud et Verlaine ont chanté l’« amour encore mal défini ».

Rappelons enfin qu’il n’a jamais été question pour nous de faire entrer Rimbaud et Verlaine au Panthéon « en couple ». S’il s’est agi, comme nous le pensons, d’un amour fou et durable, il reste vrai que les amants se sont blessés et perdus de vue. Rimbaud s’est éloigné de son « Loyola ». Voilà pourquoi nous avons suggéré leur arrivée au Panthéon « en même temps », mais non pas « en couple ». Chacun aurait sa stèle ou sa plaque. Ce sont deux libertés en mouvement que nous voulons honorer.

Par-delà notre pétition, qui aura au moins permis de révéler au grand jour ce camp du déni et de l’ordre moral, une page blanche s’ouvre pour les études rimbaldiennes et verlainiennes. A nous maintenant, et à de nouvelles générations de chercheurs, de produire sans préjugés les recherches nouvelles que, « ô future vigueur », nos deux plus grands poètes méritent.

Jean-Luc Barré, écrivain et éditeur ; Michel Braudeau, écrivain, membre du jury du prix Médicis ; Frédéric Martel, écrivain et universitaire ; Angelo Rinaldi, écrivain, membre de l’Académie française ; Olivier Py, metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon ; Edmund White, écrivain américain.

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