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Jours tranquilles à Paris
14 octobre 2020

Société - Pourquoi pleurons-nous ?

pleurs pourquoi

DE STANDAARD (BRUXELLES)

Pourquoi certains sont-ils plus sujets aux larmes que d’autres, et pourquoi jugeons-nous différemment ces pleurs selon la personne, l’époque ou la région ? Ce journal belge s’est penché sur ces questions et en brosse un délicat tableau.

Je le reconnais sans hésitation : je suis une vraie madeleine. C’est sans doute pour ça que la scène de la “mare de larmes” dans Alice au pays des merveilles a toujours parlé à mon imaginaire. Après être tombée dans le terrier du lapin, Alice se retrouve dans une longue salle avec une minuscule porte derrière laquelle se trouve un magnifique jardin. Pour y entrer, elle boit un peu de potion qui la fait rapetisser et un petit gâteau qui la fait devenir gigantesque, mais le jardin reste inaccessible. Par pure frustration, elle éclate dans ce qui doit être la plus humide crise de larmes de toute la littérature.

Se forme alors une mare de larmes où – après avoir de nouveau rétréci – elle tombe aussitôt. (En réalité, le débit de nos larmes est un chouïa plus modeste. Des étudiants de l’université de Leicester ont calculé que si toute la population mondiale se mettait à pleurer en même temps, à raison de 55 larmes par personne, on pourrait peut-être remplir une piscine olympique, mais une personne seule ne fera certainement pas une mare.)

Ce qui fait fondre Alice en larmes, c’est un mélange de colère et d’impuissance. Cela constitue plus souvent une raison de pleurer chez les femmes que chez les hommes, selon l’expert ès larmes Ad Vingerhoets. De façon générale, les femmes pleurent davantage : trois ou quatre fois par mois, contre une fois tous les deux mois pour les hommes. Il existe d’autres raisons à cette différence : par exemple, l’éducation et la pression venant des amis et des pairs – qui diffèrent chez les garçons et les filles –, le fait que les femmes ont en moyenne plus d’empathie et sont plus souvent confrontées à des situations émotionnelles, de par leur métier ou parce qu’elles regardent d’autres films et lisent d’autres livres que les hommes. Enfin, cela tient aussi aux hormones : la testostérone bride les larmes, alors que la prolactine abaisse le seuil à partir duquel l’on s’épanche.

Des larmes comme armes

L’impossibilité d’exprimer sa frustration : c’est aussi ce qui est arrivé à Yi-Fei Chen, une jeune Taïwanaise qui a suivi des études à la Design Academy, à Eindhoven [Pays-Bas]. Sous la pression de son tuteur, elle a présenté un projet qu’elle n’avait pas eu le temps de mener correctement à son terme – elle ne lui a pas dit qu’elle manquait de temps, parce que, à Taïwan, on ne contredit pas un professeur. Et il l’a publiquement couverte de reproches. Résultat : une irrépressible crise de larmes dont elle a eu énormément honte.

Cet incident l’a poussée à s’interroger : comment transformer ses émotions en force ? En 2017, elle en a fait son projet de fin d’études : le Tear Gun, le “pistolet à larmes”, est une sorte de pistolet en cuivre relié à un petit entonnoir en silicone qui recueille ses larmes. Celles-ci sont immédiatement congelées pour servir de munitions – elles font aussi mal qu’un grêlon. Ainsi, en utilisant ses larmes, cette étudiante timide, en pleurs, s’est métamorphosée en femme puissante.

Les sanglots des hommes

Les différences entre hommes et femmes ont aussi des origines culturelles. L’image que l’on se fait d’un homme qui pleure est sujette à des fluctuations, écrit Ad Vingerhoets. Achille et Ulysse aimaient verser une petite larme de temps à autre ; de ce point de vue, Homère fait peu de différence entre hommes et femmes. Il ne considère pas du tout le fait de pleurer comme quelque chose de féminin ou de faible. Les héros du Moyen-Âge également – comme Lancelot et le roi Arthur, ou encore Roland –, bien que ces fictions ne reflètent pas nécessairement la vie réelle. Mais Jules César aussi et, plus proche de nous, Winston Churchill avaient de temps en temps leur crise de larmes, sans que cela n’écorne en rien leur réputation d’hommes puissants.

Jamais les hommes n’ont tant reniflé qu’au XVIIIe siècle. Autour de 1750, les philosophes des Lumières se mirent en quête d’autres valeurs que la religion comme socle d’une société morale et paisible. Ils choisirent la philanthropie et la compassion. Et comme la compassion faisait bien sur un CV, on pouvait de temps en temps laisser libre cours à ses larmes pour prouver que l’on était une personne bonne et droite. Les hommes et les femmes pleuraient comme des madeleines dans les livres ; les prêtres et les avocats s’y mirent aussi pour émouvoir leur public aux larmes. Mais la tendance est allée trop loin et, à la fin du siècle, on considérait les personnes faisant preuve d’une sensibilité exagérée comme ridicules et trompeuses. On pouvait encore pleurer, certes, mais de préférence chez soi, écrit l’historien de la culture Elwin Hofman.

La force et les pleurs

Ces dernières années, les hommes qui pleurent en public semblent de nouveau mieux acceptés. Une impression que partage la psychologue sociale Colette van Laar. “On voit davantage de personnalités qui ont une image d’homme fort et qui laissent tout de même paraître leurs émotions. Certains sportifs, par exemple, pleurent de joie ou de tristesse.” Le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, l’a fait. Donald Trump non – “Je ne suis pas un pleurnicheur” –, mais Barack Obama oui. Sept fois au cours de sa présidence, selon une liste établie par la BBC.

Notamment après la fusillade dans l’école primaire Sandy Hook. “Cela suscite des réactions plus positives qu’il y a quelques années”, commente Colette van Laar. “En voyant ses larmes, les gens n’ont pas mis en doute sa capacité à diriger les États-Unis. Au contraire, ils lui ont découvert une nouvelle dimension : c’était aussi une personne empathique.”

L’impression que donnent les dirigeants masculins lorsqu’ils pleurent dépend fortement de leur image. Obama s’en est bien tiré, mais s’il s’agit de quelqu’un dont on doute de la force, de la capacité à diriger et de la masculinité, ça ne marche pas.”

La manière dont un homme pleure a aussi son importance, ajoute Ad Vingerhoets. Les débordements lacrymaux sont à proscrire. Un peu d’humidité dans les yeux suffit. Cela donne l’image d’un homme sensible, mais qui se contrôle.

Périlleuse sensibilité féminine

Imaginons qu’Angela Merkel ou Ursula von der Leyen éclate en sanglots, cela serait-il perçu de manière pareillement positive ? “Difficile à dire”, estime Colette van Laar. “Quand Margaret Thatcher a pleuré parce que son fils Mark s’était perdu [pendant six jours dans le désert] lors du Paris-Dakar de 1982, on lui en a voulu.” Mais c’était il y a longtemps.

Aujourd’hui, les choses ont quelque peu évolué. “Je pense que si Merkel, qui est réputée comme une personne forte, laissait couler une larmichette, ce ne serait pas perçu comme quelque chose de négatif”, avance la psychologue.

Pour les femmes dirigeantes, la difficulté réside en ce qu’elles occupent un rôle traditionnellement masculin et qu’elles doivent répondre à beaucoup d’attentes. Elles ne doivent pas paraître trop féminines, pour ne pas être considérées comme faibles, mais pas non plus trop assertives, car elles ne seraient plus assez féminines. Si elles pleurent, elles risquent vite de donner l’impression de ne pas mettre de côté leurs émotions et donc de ne pas être capables de prendre des décisions rationnelles.”

Là encore, tout cela dépend aussi de l’image de la personne en question.

Perdre le contrôle

L’étude d’Ad Vingerhoets montre par ailleurs que – contrairement à ce à quoi on s’attendrait –, on pleure davantage dans les pays riches, occidentaux, où les gens sont relativement heureux. Les différences entre hommes et femmes sont en outre plus fortes dans ces pays, où l’émancipation est plus avancée. Peut-être cela tient-il au fait que la population de ces pays a une plus grande liberté d’expression et que pleurer y est perçu comme une forme d’expression, pense M. Vingerhoets.

Mais pourquoi alors ai-je honte quand je sors du cinéma les yeux bouffis ? Et pourquoi Yi-Fei Chen s’est-elle retournée quand elle a éclaté en sanglots devant sa classe ? “Peut-être parce que nous avons peur de paraître faibles”, hasarde Colette van Laar.

Parce que se mettre à pleurer reste malgré tout vu comme une perte de contrôle, une preuve que l’on ne contrôle pas ses émotions et que l’on s’écarte de la raison.”

Comment faire dès lors pour ne pas laisser la gêne m’envahir quand je lutte contre les larmes ? Peut-être devrais-je essayer ce que l’on conseilla un jour à l’écrivaine américaine Joan Didion : me mettre un sac en papier sur la tête pour garder les yeux secs. “Il y a une explication rationnelle à cela, écrit-elle. Cette explication a à voir avec l’oxygène. Mais rien que l’effet psychologique est indéniable : il est extrêmement difficile de continuer de se prendre pour Cathy dans Les Hauts de Hurlevent quand on a la tête dans un sac en papier.” Ce n’est pas faux. On en perd la face.

Veerle Vanden Bosch

Source

De Standaard

BRUXELLES http://www.standaard.be

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