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Jours tranquilles à Paris
31 octobre 2020

Internet à l’assaut de l’espace

Article de Sophy Caulier

Porté par les échanges de données et dopé par les innovations technologiques qui ont fait baisser les coûts, le marché des satellites fascine les entreprises privées, telles SpaceX ou Amazon. Les projets de constellations se multiplient, menaçant l’espace de saturation

DOSSIER

Le 22 septembre, la Station spatiale internationale (ISS) a rallumé ses propulseurs et s’est élevée de quatorze kilomètres. Il ne s’agissait pas de changer d’itinéraire ou de point de vue, mais d’éviter une éventuelle collision avec un morceau d’un lanceur japonais en orbite depuis 2018. Le choc aurait pu causer des dommages importants à l’ISS, qui se déplace à la vitesse de… 27 500 km/h, dix fois la vitesse d’une balle de fusil. C’était la troisième manœuvre d’évitement opérée par l’ISS depuis le début de l’année. Pour sa part, l’Agence spatiale européenne (ESA) lance en moyenne deux alertes de risque de collision par jour. En septembre 2019, elle a dû dérouter son satellite Aeolus (conçu pour mesurer les vents) afin d’éviter une collision avec un satellite de la constellation Starlink de l’entreprise californienne SpaceX. Sur les 5 500 satellites actuellement répartis sur les trois orbites (basse, moins de 2 000 km, moyenne entre 2 000 et 36 000 km, haute à 36 000 km), la moitié seulement sont opérationnels. Autrement dit, quelque 2 700 satellites, entiers ou en morceaux, et les débris des lanceurs qui les ont mis en orbite, continuent de tournoyer dans l’espace. Au vu des projets de lancement inscrits à l’agenda des prochaines années, les risques de collision vont se multiplier.

L’orbite basse pourrait, en effet, ressembler bientôt à une autoroute les jours de grands départs, car les projets de nouvelles constellations se sont multipliés au cours des dernières années, menaçant l’espace de saturation. Il vous est peut-être arrivé, par nuit claire et loin des sources de lumière, de voir plusieurs points lumineux se déplacer en caravane dans le ciel. Il s’agissait probablement d’un chapelet des satellites Starlink que SpaceX lance par dizaines deux fois par mois ! Selon le cabinet Euroconsult, spécialisé dans le secteur de l’espace, le nombre de petits satellites (moins de 500 kg) lancés en moyenne chaque année passerait de 181 entre 2010 et 2019 à 1 011 d’ici à 2029.

Depuis les années 2010, le spatial a changé d’ère. Il n’est plus la seule affaire des gouvernements, des agences spatiales, des organisations internationales, ni des industriels qui fabriquent pour le compte des précédents. La miniaturisation et les innovations technologiques, la baisse du coût, tant de la fabrication des satellites que de leur lancement, ont permis à des entreprises privées – SpaceX et Amazon en tête – de lancer de gigantesques projets de constellations de petits satellites pour offrir un accès à Internet à haut débit aux zones les plus reculées de la planète. Ces projets sont portés par la transformation numérique de toutes les activités professionnelles et par la demande du grand public de disposer de débits toujours plus importants pour être connecté partout et tout le temps.

Mégaconstellations

Fin 2020, le projet Starlink de SpaceX aura déjà placé un millier de satellites sur orbite. La société doit en lancer 12 000 dans les prochaines années, et envisage d’en envoyer 30 000 de plus dans un second temps. Fin juillet, Kuiper, projet d’Amazon, a obtenu le feu vert des autorités américaines pour lancer 3 200 satellites. Quant à OneWeb, récemment repris par le gouvernement britannique et l’opérateur de télécoms indien Bharti Global, il a déjà lancé 74 satellites et prévoit d’en lancer 600 d’ici à 2022. « Ces acteurs ont changé la donne du spatial, mais en volume uniquement. Leurs projets représentent 70 % des satellites à lancer, mais, en valeur, les projets gouvernementaux restent largement majoritaires et représentent 75 % du marché ! », précise Steve Bochinger, directeur général d’Euroconsult.

Les projets de réseaux satellitaires de télécommunications ne datent pas d’aujourd’hui. Dans les années 1990, plusieurs projets de constellations visaient à proposer des services destinés aux activités dans des zones mal couvertes (bateaux, avions, mines, exploitation forestière…). Mais la norme GSM, arrivée en même temps, s’est imposée pour la communication mobile. Peu de grands projets « privés » de télécoms satellitaires ont survécu. En orbite basse, il reste les opérateurs Globalstar et Iridium, ce dernier ayant été sauvé après avoir fait faillite en 1999. Leurs principaux clients sont les acteurs du transport aérien et maritime, les secteurs pétrolier et minier, les navigateurs et, pour Iridium, la défense américaine, qui dispose ainsi d’un signal accessible à ses troupes partout dans le monde.

Le marché visé par les nouvelles mégaconstellations est celui des télécoms et de l’Internet à haut débit. Qu’il s’agisse de consulter la météo, de suivre un itinéraire ou de visionner le dernier clip de son groupe préféré, « un utilisateur de smartphone a recours, chaque jour, aux services fournis par 40 satellites en moyenne », constate Jean-Luc Fugit, député et rapporteur des travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur les satellites et leurs applications. Les nouveaux opérateurs veulent se différencier des services existants en proposant des tarifs plus accessibles, un débit plus élevé et un temps de latence réduit. Autrement dit, un accès plus rapide et de meilleure qualité autorisant le streaming, la visioconférence, le jeu en ligne…

Starlink, le plus avancé des projets en cours, proposerait un accès à ses satellites pour environ 80 dollars (68 euros) par mois impliquant de se munir d’une « box » et d’une antenne coûtant entre 100 et 300 dollars, selon les indications fournies par SpaceX.

Intégration verticale

La société affirme avoir déjà enregistré 700 000 demandes d’information aux Etats-Unis. Le principal atout de Starlink – comme celui de Kuiper – est l’intégration verticale. SpaceX et Amazon maîtrisent toute la chaîne de valeur. Ils fabriquent les lanceurs et les satellites, et les envoient eux-mêmes dans l’espace. De plus, sous contrat avec la NASA et d’autres opérateurs, SpaceX peut profiter des lancements qui lui sont commandés pour embarquer ses propres « grappes » de satellites. Et, grâce à ses lanceurs réutilisables Falcon, l’entreprise d’Elon Musk a réduit le coût moyen de lancement au kilogramme de 8 000 dollars, au début des années 2000, à moins de 4 000 dollars en 2018. Reste à voir si les services d’Internet à haut débit offerts par la 5G ne vont pas s’imposer sur le marché avant que les constellations ne soient pleinement opérationnelles, rejouant le scénario du GSM et du téléphone satellite des années 1990.

S’il ne trouve pas son salut auprès des particuliers adeptes des séries vidéo ou des gameurs frénétiques, le marché se développera certainement du côté des applications professionnelles telles que l’Internet des objets, l’automatisation et l’interconnexion des usines, les liaisons entre véhicules quels qu’ils soient, y compris autonomes, les smart cities, l’e-santé et autres projets s’appuyant sur de l’Internet à haut débit en temps réel. L’annonce de Microsoft, mardi 20 octobre, préfigure peut-être ce marché de l’« industrie spatiale » version XXIe siècle alliant l’amont et l’aval, soit les infrastructures, les données qu’elles transmettent et les applications faites grâce à ces données. Le géant de Redmond a révélé la signature de partenariats avec les opérateurs SpaceX et le luxembourgeois SES afin d’assurer à ses clients des connexions sécurisées par satellites à sa plate-forme cloud Azure. Microsoft lance également un data center clés en main, c’est-à-dire un conteneur autonome capable de fonctionner dans des conditions climatiques et d’approvisionnement en énergie critiques, et connecté aux utilisateurs via des satellites. L’alliance du spatial et du cloud au service de l’économie numérique.

Enjeux stratégiques

A cet engouement pour les communications satellites et la multiplication des projets commerciaux s’ajoute l’arrivée sur la scène du spatial de nouvelles puissances. « Au début des années 2000, une trentaine de pays investissaient dans le spatial, ils sont 85 aujourd’hui ! Il y a beaucoup de nouveaux entrants institutionnels sur ce marché, car les capacités d’analyse de données élargissent le champ des applications à la gestion des ressources naturelles, à l’agriculture, mais aussi à la sécurité, à la surveillance du territoire, etc. », affirme Steve Bochinger.

Si les enjeux économiques du spatial prennent une nouvelle importance, ce n’est toutefois pas au détriment des enjeux stratégiques et de souveraineté. L’arrivée dans le secteur de la Chine et celles, plus récentes, de l’Inde, des Etats du Golfe et même de l’Afrique, qui s’est dotée d’une agence spatiale en 2019, ne sont pas dues seulement à des préoccupations sociétales. Certes, ces pays visent à développer des applications civiles pour leurs populations, mais également à protéger leurs frontières et leurs armées en dehors de leurs territoires, à lutter contre le terrorisme, à espionner d’autres puissances à l’aide des technologies les plus avancées. Et, pour cela, ils lancent, eux aussi, de nouveaux satellites plus performants et plus nombreux.

Conséquence de cette nouvelle ère du spatial, l’espace commence à être passablement encombré, surtout en orbite basse, et la situation ne peut qu’empirer. On dénombre aujourd’hui environ 20 000 débris de plus de 10 cm, pour la plupart identifiés, dont la collision d’origine est connue et qui peuvent être suivis au télescope. S’y ajoutent les débris plus petits : au total, il y aurait 130 millions de débris de plus de 1 mm. « Cela représente environ 8 000 tonnes, c’est la masse de la tour Eiffel, ce n’est pas énorme, mais, à la vitesse de 7 km/seconde, le moindre débris peut causer d’importants dommages. Et ; s’il est possible de dérouter la Station spatiale ou un satellite opérationnel depuis le sol, on ne peut pas agir sur les débris pour modifier leur trajectoire », explique Pierre Omaly, expert débris spatiaux au Centre national d’études spatiales (CNES). La loi française de juin 2008 relative aux opérations spatiales comporte un chapitre sur la protection de l’espace. Concrètement, les satellites doivent intégrer dès leur conception leur neutralisation au terme de leur durée de vie. « En moyenne, au bout de quinze ans, soit ils entrent dans l’atmosphère et se décomposent pour ceux en orbite basse, soit, pour les satellites géostationnaires à 36 000 km, ils sont désorbités, c’est-à-dire orientés vers un “cimetière” », explique Sabrina Andiappane, responsable des services en orbite pour le groupe d’électronique, d’aéronautique et de défense Thales. Ces services consistent à prolonger la durée de vie des satellites en les ravitaillant en carburant ou en les réparant directement sur leur orbite pour les maintenir en fonctionnement.

D’autres projets en cours visent à la récupération des satellites « morts » ou des gros débris, afin de les dérouter. « Dans le futur, de tels services pourraient être fournis par des satellites spécifiques qui se ravitailleraient à des stations d’accueil elles-mêmes en orbite », anticipe Sabrina Andiappane. En février, le remorqueur spatial MEV-1 (Mission Extension Vehicle 1) de l’Américain Northrop Grumman a ainsi « capturé » un satellite de télécommunications à court de carburant et l’a remis en orbite géostationnaire pour une durée de cinq ans. L’ESA a pour sa part confié le projet Adrios à un consortium mené par la start-up suisse ClearSpace. Doté de 100 millions d’euros, ce projet doit concevoir un démonstrateur qui ira récupérer un étage du lanceur Vega, laissé en orbite basse en 2013. Adrios devrait être opérationnel en 2025. D’ici là, Starlink, Kuiper et OneWeb auront ajouté quelque 5 000 nouveaux satellites dans cette orbite. De quoi corser encore les choses pour Adrios.

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