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Jours tranquilles à Paris
18 juillet 2020

Nécrologie - Zizi Jeanmaire s’est envolée

Par Rosita Boisseau - Le Monde

Célèbre pour sa chanson « Mon truc en plumes », la danseuse qui a mêlé ballet, cinéma et music-hall est morte à 96 ans.

Quel prénom ! S’appeler Zizi exige d’avoir une tête plus que bien faite et un joyeux culot. C’est Zizi Jeanmaire elle-même, qui s’appelait en réalité Renée, qui s’auto-baptisa ainsi lorsqu’elle était petite. Et ce pseudo lui resta, qu’elle accrocha aux affiches de la danse classique, du music-hall et du cinéma, dans le monde entier. Un trajet unique servi par un talent tout aussi exceptionnel que Raymond Queneau, Boris Vian et Serge Gainsbourg, entre autres, ont célébré.

Zizi Jeanmaire, créatrice de Carmen, dans la chorégraphie de Roland Petit (1924-2011), et de la chanson Mon truc en plumes, est morte le 17 juillet, chez elle, dans sa maison de Tolochenaz, en Suisse, des suites d’une hémorragie cérébrale. Elle avait 96 ans. Née Renée Jeanmaire en 1924, à Paris, elle a 9 ans lorsqu’elle intègre l’école de danse de l’Opéra national de Paris. Elle y croise celui qui deviendra son mari en 1954, Roland Petit, « l’homme de sa vie, son amour, dont elle parlait tous les jours », selon le danseur et ami Luigi Bonino, qui a interprété avec elle nombre de spectacles entre 1975 et 1990. Elle intègre le corps de ballet de la troupe parisienne en 1940 et la quitte quatre ans plus tard. Elle collabore ensuite avec différentes compagnies puis rejoint en 1948 les Ballets de Paris, créés par Petit.

« Carmen, une concrétisation »

Zizi Jeanmaire, c’est d’abord Carmen, ballet époustouflant taillé sur mesure pour elle par Petit en 1949. « J’avais envie qu’il me chorégraphie un ballet pour moi toute seule, nous racontait-elle en 2006. Il fallait que je l’aie et je l’ai eu. Roland venait de voir l’opéra de Carmen à Baden-Baden. Cela a déclenché son désir de le chorégraphier. Je me suis dit que c’était pour moi et je l’ai convaincu… Carmen a été une concrétisation de tout ce que j’avais vécu à l’école de danse, tout ce dont je rêvais. C’est grâce à ce rôle que ma personnalité de danseuse a pu s’exprimer totalement. Je me suis en quelque sorte rencontrée moi-même en l’interprétant. »

Pour incarner ce personnage téméraire, elle accepta, à la demande du chorégraphe, de couper ses cheveux bouclés pour adopter ce casque court et profilé qui allait être le sien toute sa vie. C’est grâce aussi à ce spectacle dans lequel Roland Petit lui-même interprétait Don José que ces deux personnalités fusionnèrent. « Sur scène, il m’a beaucoup inspirée. On vivait une sorte d’osmose et on s’est rencontrés à travers le ballet. Je suis tombée follement amoureuse de lui grâce à Carmen. Il était incroyable en Don José, très persuasif. Parfois, nous étions tellement à fond dans l’action qu’il lui est arrivé de me donner de vraies claques. »

Carmen fit un triomphe, tourna dans le monde entier et reste emblématique d’un classique moderne qui sait rouler des hanches en respectant la verticalité académique. Pendant la tournée aux Etats-Unis, Zizi Jeanmaire commence à prendre des cours de chant et se trouve prête pour endosser le premier rôle dans La Croqueuse de diamants (1950), toujours sous la direction de Petit, sur des chansons de Raymond Queneau.

« Une belle danseuse classique »

Elle s’offre ensuite Hollywood, invitée par le producteur américain Howard Hughes. Elle y tourne le film Hans Christian Andersen (1952), de Charles Vidor. La voilà ensuite sur Broadway, à New York, avec la comédie musicale The Girl in Pink Tights (1954), avant de repartir sur la côte Ouest. Cette veine musicale qui va devenir la sienne, elle la creuse de retour en France à la fin des années 1950. Elle enchaîne en meneuse de revue mais toujours en dansant et sur pointes des productions à l’Alhambra, au Casino de Paris, à Bobino, au Zénith. En 1961, elle chante pour la première fois son tube fracassant Mon truc en plumes, signé par Jean Constantin.

« C’était d’abord une belle danseuse classique, rappelle Brigitte Lefèvre, directrice de la danse de l’Opéra national de Paris de 1995 à 2014. Elle dansait remarquablement bien. Je me souviens de l’avoir vu interpréter Carmen dans les années 1960 et c’était incroyable. Il n’y avait qu’elle qui pouvait exécuter ses pas croisés typiques de ce ballet. Elle avait le talent de rendre érotique l’abstraction classique mais sans jamais le montrer, c’était simplement là. »

Le danseur Luigi Bonino ajoute : « Dans Carmen, Roland Petit lui indiquait de travailler les pieds comme des mains, et de lécher le sol, ce qu’elle faisait magnifiquement. Je l’ai vue pour la première fois lorsque j’étais adolescent, dans les années 1960, à la télévision italienne où elle animait l’émission « Studio Uno ». Elle chantait une chanson que je n’ai jamais oubliée et que je lui ai fredonnée lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois en 1975 au Ballet de Marseille. Elle portait à l’époque un pull-over qui s’arrêtait au ras des cuisses, ses jambes étaient sublimes et l’ont toujours été. Pourtant, elle ne les aimait pas. »

« D’une exigence extrême »

Personnalité exceptionnelle, « femme de tempérament mais tendre aussi, toujours en train d’aider les jeunes danseurs » selon Bonino, Zizi Jeanmaire était une travailleuse féroce. « Tous ceux qui ont collaboré avec elle me l’ont dit, raconte l’autrice Ariane Dollfus, actuellement en train d’écrire une biographie de Jeanmaire. Le compositeur Jean-Jacques Debout se rappelait qu’en 1970, pour la première revue mise en scène par Roland Petit au Casino de Paris dont il avait écrit les chansons, elle faisait sa barre le matin, répétait l’après-midi et retournait travailler le chant le soir. »

Un penchant que souligne également Eric Vu-An, directeur du Ballet Nice-Méditerranée depuis 2009, qui a joué et chanté avec elle Java Forever (1988) : « Elle était d’une exigence extrême. Toujours hyperprofessionnelle et ne laissant rien au hasard. Ce qui fait au bout du compte que le spectacle devient une seconde nature où tout est précis et a l’air improvisé. J’admirais son élégance quoi qu’elle fasse, ce métissage entre sa voix gouailleuse et sa sophistication dans sa façon de bouger. »

Juchée sur des chaussons de pointes ou des talons aiguilles, Zizi a séduit et emballé des personnalités de premier plan. Aragon affirmait que « sans elle Paris ne serait pas Paris », Boris Vian écrivit : « Elle a des jambes plus longues que son corps… Elle a des yeux à vider un couvent de trappistes en cinq minutes. Elle a une voix comme on n’en fait qu’à Paris. Cette sirène canaille est aussi une danseuse divine, une vraie force de la nature. » Quant à Serge Gainsbourg, il lui écrivit les chansons de Zizi je t’aime, pour le Casino de Paris, en 1972.

En 2000, elle est à l’affiche du spectacle Zizi Jeanmaire 2000, à l’amphithéâtre de l’Opéra-Bastille. Elle y donnait un tour de chant et y interprétait deux chansons signées par sa fille, Valentine Petit, écrivaine. Zizi confiait alors au Monde : « Je me retrouve à l’Opéra-Bastille, comme quand j’avais 15 ans à Garnier. Inexplicable ambiance de petite ville dans la grande, avec ses codes, ses traditions. La boucle serait-elle bouclée ? J’ai toujours conservé une âme de danseuse ! Quel exutoire pour se libérer ! Paris est ma ville, j’y suis née. J’y ai le souvenir de tant de sensations fortes, car, avec Roland, seule la création a guidé nos vies. »

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7 juillet 2020

Nécrologie - Ennio Morricone, une dernière fois

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Par Aureliano Tonet

Au-delà de sa célèbre collaboration avec le réalisateur Sergio Leone, le chef d’orchestre et compositeur italien, mort le 6 juillet, à 91 ans, laisse une œuvre immense.

Joueur chevronné, Ennio Morricone avait composé l’hymne des Jeux olympiques d’échecs, qui s’étaient déroulés en 2006, à Turin. « Le jeu d’échecs est bien plus qu’un simple passe-temps, affirmait-il, en 1991, au magazine spécialisé Torre & Cavallo. C’est une chose importante ; une philosophie, un moyen de mieux se connaître, un miroir de la lutte de la vie. » Anecdotiques, sans doute, au regard d’une œuvre musicale parmi les plus prodigieuses du XXe siècle, ces phrases peuvent être transposées au rapport passionnel qu’il entretenait avec la chose artistique : une affaire « importante », où l’intimité le dispute au lyrisme, et la conflictualité à l’apaisement.

Pour le partenaire emblématique du cinéaste Sergio Leone, qu’il a accompagné de Pour quelques dollars de plus (1964) à Il était une fois en Amérique (1984), cette lutte s’est achevée, lundi 6 juillet : le chef d’orchestre et compositeur italien est mort, à 91 ans, dans une clinique de sa ville de Rome, où il avait été admis à la suite d’une chute.

Il était une fois, donc, Ennio Morricone. Né le 28 novembre 1928, à Rome, il grandit à Trastevere, alors l’un des quartiers les plus populaires de la capitale italienne. Sa mère, qui travaille dans le textile, l’élève au côté de ses trois sœurs, Adriana, Maria et Franca. La peintre yougoslave Eva Fischer, de retour de déportation, est sa voisine. Plus tard, Morricone conviendra que cette enfance sous haute protection féminine a pu nourrir son attrait pour les voix de femmes − l’un des leitmotivs de sa proliférante discographie. « L’instrument par excellence, celui qui ménage les plus impressionnantes variations, du cri au murmure, c’est la voix humaine − en particulier féminine », confessera-t-il, en 2014, au Monde.

Tout aussi décisive sera l’influence paternelle : originaire d’Arpino, dans le Latium, Mario Morricone est trompettiste dans divers orchestres. C’est cet instrument que le jeune Ennio décide d’étudier au conservatoire de Santa Cecilia, en même temps que l’orchestration et la composition. Une encre dont se servira le maestro pour établir sa « signature » : altières et mélodieuses, ses parties de trompette figurent en tête des sonorités auxquelles l’adjectif « morriconnien » est le plus souvent associé, avec le tressautement de la guimbarde ou le chuintement des chœurs.

Si ces « gimmicks » l’ont rendu célèbre bien au-delà du cercle des amateurs de musique de films, le Romain prenait ombrage de ce que l’on réduise son écriture à une succession d’effets, aussi accrocheurs fussent-ils : « La trompette produit des sons tellement intenses qu’il faut l’utiliser avec parcimonie », disait celui qui a gravé quatre morceaux avec le jazzman Chet Baker, en 1962.

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Premiers pas dans la musique légère

Car c’est dans la « musique légère », comme disent les Transalpins, qu’Ennio Morricone a fait ses gammes. D’abord sur les plateaux de la télévision nationale, la Rai, où il effectue quelques piges d’arrangeur, entre 1956 et 1958. Puis, plus fondamentalement, au sein de la filiale italienne de Radio Corporation of America (RCA).

Nommé directeur artistique de cette maison de disque, en 1956, Vincenzo Micocci a de grandes ambitions : offrir au « Boom » − le miracle économique italien − une bande-son digne de ce nom. En 1961, Micocci fait édifier de vastes studios d’enregistrement, via Tiburtina, au nord de Rome. Il en confie les clefs à un trio d’arrangeurs qui viennent de s’illustrer sur plusieurs productions siglées RCA : l’Argentin Luis Bacalov, ainsi qu’un duo d’amis fraîchement diplômés du conservatoire, Bruno Nicolai et Ennio Morricone.

Grâce à ce trident exceptionnel, la pop de la Botte rivalise bientôt d’inventivité avec ses rivales anglo-saxonnes. Morricone, en particulier, officie derrière les principales vedettes de l’époque, à un rythme effréné : Mina (Se telefonando), Gianni Morandi (Fatti mandare dalla mamma), Gino Paoli (Sapore di sale), Rita Pavone (T’ho conosciuto), Edoardo Vianello (O mio signore), Jimmy Fontana (Il Mondo), Paul Anka (Stasera resta con me)…

Pour le jeune orchestrateur, cette école est le contrepoint idéal à ses études académiques. A Santa Cecilia, son maître Goffredo Petrassi l’avait initié au répertoire classique − Bach, Beethoven, Stravinsky − comme à l’avant-garde contemporaine, de Luciano Berio à Luigi Nono. Chez RCA, Morricone découvre un instrumentarium que les mandarins du conservatoire vouaient aux gémonies, et qui fera le sel de ses futures partitions : guitare électrique, basse, batterie… Il apprend la vitesse d’exécution, l’efficacité mélodique, l’émulation collective. Surtout, il saisit le potentiel artistique de formes alors jugées mineures, car populaires : la pop-music, dont il goûte la malice et la sensualité, tout en onomatopées ; et, bien sûr, le cinéma.

Faut-il s’en étonner ? Le premier cinéaste à faire appel à lui, Luciano Salce, a frayé avec le music-hall. Artiste prolixe que ce Salce, tour à tour acteur, parolier, metteur en scène de théâtre, de télévision ou de cinéma. Morricone l’a brièvement côtoyé dans les studios de la Rai, en 1958, puis lors des répétitions d’une pièce avec le mime Félicien Marceau, La Pappa Reale (1959), dont il assure l’illustration sonore.

Lyrisme facétieux

Leurs six collaborations filmiques, de Mission ultra-secrète (1961) à El Greco (1966), sont dans le ton des travaux de Morricone chez RCA : entre autres merveilles, la voix ténébreuse du chanteur Luigi Tenco y fait mouche, servie par les paroles de Salce et les cordes lancinantes du maestro.

Au sud de Rome, dans les studios de Cinecittà, les jeunes Turcs du cinéma italien repèrent ce compositeur prometteur. Parmi eux figure une vieille connaissance de Morricone, Sergio Leone, qui a fréquenté la même école primaire que lui.

Enfant de la balle − son père est réalisateur, sa mère actrice −, épris de cinéma américain, Leone cherche à subvertir les stéréotypes du western. En croisant cet imaginaire avec ceux du péplum et du film de samouraï, il compte bien en révéler l’ironie ; pire, la cruauté. Finies les poursuites effrénées de cow-boys et d’Indiens : place à une ronde de mercenaires et de gringos, cupides et laconiques. Le scénario de Leone tient en quelques lignes ? A charge pour Morricone, préposé à la bande-son, d’en déployer toute la richesse. Le maestro pioche dans le lexique qu’il a commencé à élaborer pour Salce et la RCA − arpèges obsédants, chœurs incongrus… −, dont il accentue les facéties opératiques. Le résultat, Pour une poignée de dollars (1964), est un carton international, et propulse Morricone au rang de star, en même temps que la vedette du film, un certain Clint Eastwood.

Dès lors, le compositeur sera de tous les longs-métrages de Leone. Et pour quelques dollars de plus (1965), Le Bon, la Brute et le Truand (1966), Il était une fois dans l’Ouest (1968), Il était une fois la révolution (1971) creusent la veine du western à l’italienne, auquel la presse a cru bon d’accoler le terme « spaghetti », ce qui a le don d’irriter Morricone.

Quant à leur ultime collaboration, Il était une fois en Amérique (1984), elle fera date : le film est une méditation mélancolique sur le temps et l’amitié, et la partition, le plus vertigineux des sabliers. Du reste, il n’est pas interdit de lire, dans le duo formé par Max (James Wood) et Noodles (Robert De Niro), un écho de la relation tempétueuse qu’entretenait le cinéaste avec son alter ego musical.

Est-il couple plus dissemblable que Leone, ogre débonnaire et généreux, et Morricone, ludion sec et nerveux ? « Sergio supportait la Lazio de Rome, et Ennio le club de foot rival, l’A.S. Roma, racontait au Monde l’acteur et cinéaste Carlo Verdone, en 2019. Je me demandais comment ils pouvaient s’entendre aussi bien l’un avec l’autre… Lorsque Leone m’a annoncé qu’il produirait mon premier film, Un Sacco Bello (1980), il a emmené Morricone dans ses bagages. C’était non négociable, j’étais terrorisé ! Dieu soit loué : sa bande-son est un joyau. »

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Un caractère trempé

Cela a contribué à sa légende : le caractère du compositeur était plutôt du genre trempé. Dans un premier temps, cet orgueil rageur sera son meilleur atout. A partir de la moitié des années 1960, l’Italie bascule dans la violence politique ; une nouvelle génération de cinéastes, aussi dorée que séditieuse, s’en fait l’écho.

Pour leurs pellicules irrévérentes, les partitions incandescentes de Morricone s’avèrent le combustible idoine : Bernardo Bertolucci l’enrôle sur Prima della rivoluzione (1964), Marco Bellocchio sur Les Poings dans les poches (1965), Pier Paolo Pasolini sur Des oiseaux, petits et gros (1966). Suivront Marco Ferreri, Elio Petri, Mauro Bolognini, Dario Argento, Mario Bava, les frères Taviani… « Il ne se passe pas un mois sans qu’Ennio et moi, nous nous engueulions par téléphone, confiait le réalisateur Paolo Taviani au Monde, en 2018. C’est un génie, et une sacrée tête de mule. »

Il n’empêche, sur les génériques, « Musique d’Ennio Morricone » devient le plus fiable des labels de qualité. D’autant qu’il franchit sans encombres les frontières : en 1969, son nom apparaît aussi bien à l’affiche du Clan des Siciliens, du Français Henri Verneuil, que de La Tente rouge, du Soviétique Mikhaïl Kalatozov ; deux ans plus tard, Here’s To You, extrait de Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo, est un tube international, porté par la voix de Joan Baez.

Mais, très vite, les choses se gâtent : « Ennio demandait qu’on lui apporte le film déjà monté, expliquait Marco Bellocchio au Monde, en 2016. Alors seulement il pouvait se mettre au travail : il regardait les images et composait la musique, point final. Je voulais davantage d’interaction ; à partir de 1972, je me suis tourné vers un compositeur plus jeune et conciliant. » En authentique auteur, Morricone exige, auprès de chacun de ses collaborateurs, le « final cut » : il ne l’obtiendra pas toujours, loin s’en faut. Malgré la fidélité que lui témoigneront Bernardo Bertolucci, Mauro Bolognini ou Guiseppe Tornatore, sa carrière, jalonnée de fâcheries plus ou moins définitives, souffrira en partie de cette irascibilité. Elle lui devra aussi, paradoxalement, ses plus beaux trésors.

Dès 1966, Morricone, qui ne désire rien davantage que de garder le contrôle sur ses créations, claque la porte de RCA : il fonde avec son vieux complice Vincenzo Micocci la maison de disque Parade. Un nom ô combien morriconien, tout d’esquive et d’esbroufe, qui tient autant de la revue militaire que de la rêverie. Quatre ans durant, Morricone y publiera certains de ses meilleurs disques, ainsi que ceux d’arrangeurs (Piero Piccioni, Luis Bacalov, Armando Trovajoli…) et d’interprètes dont il partage la sensibilité. Las, entâché par les malversations d’un avocat possédé par le demon du jeu, le label ferme boutique en 1970. Cet échec ne dissuade guère le compositeur d’ouvrir, la même année, et aux côtés des mêmes musiciens, un studio d’enregistrement dernier cri, le Studio Ortophonic.

Il donne sur la Basilique du Sacré-Cœur Immaculé de Marie, une église massive du très chic quartier des Parioli, dans le nord de Rome : « Quand j’y pense, cela me semble incroyable que Morricone ait enregistré les bandes-son des premiers films de mon père, Dario Argento, dans un environnement aussi coincé », racontait au Monde la fille du maître du cinéma d’épouvante, Asia Argento, en janvier.

Schizophrénie musicale

De fait, au tournant des années 1970, Morricone semble une parfaite incarnation de la notabilité. Avec le groupe d’improvisation Nuova Consonanza, ou sous son propre nom, il cède à son penchant pour la musique sérieuse, ou plutôt « absolue », ainsi qu’il la définit : « La musique de film, à l’inverse de la musique absolue, est appliquée et contrainte, insistait-il, non sans une pointe de condescendance. Elle s’adresse à un public de culture moyenne. »

Toujours impeccable avec ses montures foncées et sa mine concentrée, déjà bardé d’hommages et de récompenses, Morricone file, depuis 1956, un mariage sans histoires avec Maria Travia, qui lui donnera quatre enfants. Sauf que sa discographie prend une allure de plus en plus schizophrène : d’un côté, les partitions « respectables », adoubées par l’establishment du classique et du cinéma international ; et de l’autre, des bandes-son démoniaques, illustrant les sous-bois les plus permissifs du cinéma « bis ».

Composées à une cadence de satyre, publiées en catimini, voire sous des pseudonymes dignes d’acteur porno (Dansavio, Leo Nichols…), ces bandes originales voient Morricone prendre part à une improbable bacchanale. Dans cette Italie à cheval entre les années 1960 et 1970, l’heure est au mélange des genres cinématographiques ‒ le film érotique drague le policier, le péplum pactise avec le western. Pour célébrer ces noces torrides, le maestro trouve des notes insensées : débarrassé des étiquettes esthétiques, confronté à des cinéastes aux ego moins susceptibles, il laisse dériver sa virtuosité vers de voluptueux rivages, qui empruntent autant à la musique baroque qu’au funk et à la bossa-nova. N’a-t-il pas enregistré tout un album, en cette prolifique année 1970, avec le maître de la musique populaire brésilienne, Chico Buarque de Hollanda ?

Comble de la lascivité, il invite ses camarades de jeu à participer à l’orgie : à la même époque, les condisciples les plus proches de Morricone − Bruno Nicolai, Piero Umiliani… − se livrent à des caresses musicales similaires, même si aucune de leurs bandes originales n’égalera ses prouesses. Avec le temps, ces musiques composées pour d’obscures séries B − La Donna Invisibile (1969) de Paolo Spinola, Metti, una sera a cena (1969) de Giuseppe Patroni Griffi, Maddalena (1971) de Jerzy Kawalerowicz… − ont été réévaluées, au point d’apparaître aujourd’hui comme les chapelles sixtines de sa discographie.

Morricone lui-même était conscient de leur valeur. N’a-t-il pas « recyclé » l’un de ces thèmes, Chi Mai ?, pour la fameuse bande-son du Professionnel (1981) de Georges Lautner ? Le compositeur n’oubliait jamais d’inclure ces partitions sensuelles au répertoire des concerts qu’il donnait depuis des décennies, dans les arènes du monde entier. Avec leur protocole réglé comme du papier à musique, ponctué par d’interminables ovations, ces cérémonies insistaient, non sans emphase, sur la carrière internationale de Morricone.

C’est que celle-ci, à partir de L’Exorciste II de John Boorman (1977), connaît une vive accélération. Là encore, la liste des cinéastes qui se sont tournés vers lui donne le tournis : Terrence Malick (Les Moissons du Ciel, 1978), John Carpenter (La Chose, 1982), Brian de Palma (Les Incorruptibles, 1987), Roman Polanski (Frantic, 1988), Pedro Almodovar (Attache-moi, 1990) ou Quentin Tarantino (Les Huit Salopards, 2015, qui lui valut son premier Oscar, en 2016, neuf ans après celui reçu pour l’ensemble de sa carrière)… Rien moins que le gotha du cinéma mondial, même si Morricone s’adonnait, de temps à autre, à des choix plus compromettants : qui se souvient de sa participation à La Cage aux folles 2 (1980), d’Edouard Molinaro, par exemple ?

Avant de se rendre à la pharmacie où il avait ses habitudes, dans le centre de Rome, le compositeur passait systématiquement un coup de fil : « Morricone ! », criait-il dans le combiné. « Lequel ? », répondait la pharmacienne, qui comptait un homonyme parmi sa clientèle. Le compositeur faisait alors fuser les noms d’oiseaux : « Le maestro, bon Dieu ! Celui dont le nom a été donné à un astéroïde ! » Une passe d’armes qui évoque celle qui l’opposa à Quentin Tarantino, en novembre 2018, sur un mode bien plus planétaire et polémique : « Cet homme est un crétin, aurait dit Morricone à un journaliste de la version allemande de Playboy. Il n’a rien des grands d’Hollywood, comme John Huston, Alfred Hitchcock ou Billy Wilder. Tarantino ne fait que du réchauffé. » Après la publication, l’Italien nia ardemment avoir tenu de tels propos, menaçant même le magazine de poursuites judiciaires.

L’« anxiété » de la scène

Du reste, on touche là au cœur du système Morricone : la musique a-t-elle déjà connu un être à ce point écartelé entre la quête d’honorabilité et l’appel de la dépravation ?

Avant chaque interview, le « staff » du musicien glissait aux journalistes une liste d’expressions prohibées et de « conseils » pour que l’entretien se déroule dans de bonnes conditions : mieux valait, vous faisait-on comprendre, prononcer le mot « maestro » que « spaghetti ». Cependant, le même entourage se plaisait à raconter les « vices cachés » de Dottore Ennio et Mister Morricone : parmi eux, une passion quasi pathologique pour les clefs de chambre d’hôtel, dont il avait assemblé, murmurait-on du bout des lèvres, une impressionnante collection. Curieuse manie pour quelqu’un qui a passé sa vie cloîtré dans son studio d’enregistrement, non ?

Pas tant que ça, répondront ceux qui ont déjà assisté à l’un de ses concerts. Sur scène, Morricone semblait user de sa baguette comme un serrurier manœuvre la gâche, le pêne ou la bouterolle. En fin mécanicien, il privilégiait les sonorités métalliques − carillon, glockenspiel, clavecin, arpèges de guitare électrique, cuivres −, qu’huilaient violons et violoncelles. Si certaines parties paraissaient un brin rouillées (basses et batteries notamment, très kitsch), le dispositif, dans l’ensemble, fonctionnait à merveille : chez chaque spectateur, la boîte à images s’ouvrait grand, laissant défiler une cavalcade de cow-boys et de coyotes, de mafieux et de filles fardées. « Avant de monter sur scène, je ressens une grande anxiété, reconnaissait-il en 2014. Comme tout chef d’orchestre, j’ai une responsabilité vis-à-vis des musiciens et du public. Si le concert se passe bien, je redeviens tranquille. »

De toutes ces grands-messes, les plus poignantes furent données à Rome, comme il se doit. Pour ses adieux à la Ville éternelle, Morricone reçut, le 11 janvier, une longue standing-ovation, au Sénat. Six mois plus tôt, du 15 au 23 juin 2019, il s’était produit dans un lieu à l’histoire autrement sulfureuse, les thermes de Caracalla : c’est que, chez cet homme-là, les honneurs se doublaient toujours d’un frisson de volupté.

6 juillet 2020

Le compositeur italien Ennio Morricone est mort à l'âge de 91 ans

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Lauréat d'un Oscar en 2016, le musicien est mort dans la nuit de dimanche à lundi dans une clinique de Rome, où il était hospitalisé à la suite d'une chute ayant provoqué une fracture du fémur, d'après plusieurs médias italiens citant sa famille.

Le compositeur italien Ennio Morricone, réputé dans le monde entier pour ses musiques de films tels que Le Bon, la brute et le truand, est mort dans la nuit du dimanche 5 au lundi 6 juillet à l'âge de 91 ans, indiquent l'Agence de presse italienne Ansa (lien en italien) et plusieurs médias italiens, citant la famille du musicien.

Lauréat d'un Oscar en 2016, le musicien est mort dans une clinique de Rome où il était hospitalisé, à la suite d'une chute ayant provoqué une fracture du fémur. Il s'est éteint "à l'aube du 6 juillet, à Rome", annonce l'avocat de la famille, Giorgio Assumma, dans un communiqué. Ses obsèques auront lieu de manière privée, "dans le respect du sentiment d'humilité qui a toujours inspiré les actes de son existence", précise l'Ansa.

Né à Rome en 1928, Ennio Morricone a écrit des partitions pour quelque 400 films. Son nom était le plus étroitement lié au réalisateur Sergio Leone, avec lequel il a travaillé sur les désormais classiques "westerns spaghettis" ainsi que Il était une fois en Amérique. Le compositeur a travaillé sur des films de genres très différents, de l'horreur à la comédie.

26 juin 2020

Poutine met en scène la victoire de la Russie sur le nazisme

MOSCOU - correspondant Le Monde

Comme pour rattraper le temps perdu, la Russie a célébré les 75 ans de la victoire sur l’Allemagne nazie, mercredi 24 juin, avec un faste appuyé. « Cette victoire a forgé la destinée de la planète pour des décennies et est restée dans l’histoire comme la plus grandiose par son ampleur, par son importance et par sa hauteur spirituelle et morale », a dit le président russe, Vladimir Poutine, à la tribune installée sur la place Rouge, à la veille d’un vote crucial pour son avenir personnel. Les célébrations, qui avaient été annulées le 9 mai à cause de l’épidémie due au coronavirus, ont débuté à Vladivostok, à sept fuseaux horaires de la capitale, avec un défilé de 1 600 soldats, blindés et même des systèmes de défense antimissiles S-400. Des défilés d’ampleurs diverses ont eu lieu dans 25 villes.

A Moscou, ce sont 14 000 militaires qui ont paradé, accompagnés de 234 unités motorisées et 75 avions et hélicoptères, mais sans les nouveaux missiles supersoniques « invincibles » que Moscou se vante d’avoir développés. Quelques détachements étrangers, dont un chinois, ont également foulé les pavés de la place Rouge. Les traditionnels « hourras ! » lancés à pleine poitrine par les jeunes soldats étaient audibles à des centaines de mètres à la ronde.

Pour le Kremlin, il s’agissait de montrer que cette parade était tout sauf une commémoration par défaut, après les célébrations très réduites du 9-Mai. La date du 24 juin correspond au premier défilé de la victoire organisé à Moscou en 1945. La pratique avait ensuite été abandonnée avant de faire son retour en 1965, le 9 mai, jour de la capitulation allemande. Ce n’est que dans les années 1990, que le défilé est devenu annuel.

Impossible toutefois de ne pas sentir le spectre du coronavirus planer sur ces célébrations, moment fort traditionnel de la diplomatie russe qui vire volontiers à la démonstration de force. Des hôtes de marque, comme les présidents chinois, Xi Jinping, ou français, Emmanuel Macron, ont renoncé au déplacement, laissant la tribune officielle aux dirigeants de la Communauté des Etats indépendants (CEI) et au président serbe Aleksandar Vucic. Le Biélorusse Alexandre Loukachenko, qui affronte une contestation importante dans son pays, était au côté de Vladimir Poutine avec son fils cadet Nikolaï.

Surtout, les célébrations étaient amputées de leur dimension populaire : à Moscou et dans la plupart des villes organisatrices, les autorités avaient demandé aux citoyens de rester chez eux, devant leur télévision. Pour autant, ni les soldats participant au défilé, ni les officiels en tribune, ni même les vétérans invités à leurs côtés ne portaient de masque. De la même façon, le défilé du « régiment immortel », devenu très populaire ces dernières années, ne se tiendra que le 26 juillet. Les Russes y défilent avec le portrait de leurs ancêtres ayant participé à la guerre.

Dans une quinzaine de régions, les gouverneurs ont même décidé d’annuler toute célébration, avec l’accord du Kremlin. Cette prudence rappelle que l’épidémie est loin d’être stabilisée en Russie, malgré les assurances données par le pouvoir central dès la mi-mai. Dans plusieurs régions, elle est même en expansion. Le 24 juin, 7 116 nouveaux cas étaient annoncés dans le pays, pour un total de 606 881.

A Moscou, où le coronavirus est en recul, le maire, Sergueï Sobianine, considérait toutefois fin mai que les restrictions dureraient des mois. Il les a finalement levées du jour au lendemain, le 8 juin. De l’avis de nombre d’observateurs, c’est le Kremlin qui lui a tordu le bras, précisément pour pouvoir organiser le défilé et, surtout, le vote constitutionnel du 1er juillet. Parallèlement à la réouverture des cafés, des parcs ou des instituts de beauté, le défilé militaire doit ainsi marquer le retour à la normale et relever le moral des électeurs.

Les célébrations de la victoire se tiennent à la veille de l’ouverture des bureaux de vote, jeudi, pour le scrutin organisé par le Kremlin sur sa réforme constitutionnelle. Pour faire face à la situation sanitaire, les opérations de vote sont étalées sur une semaine. Les électeurs doivent valider quarante-six modifications constitutionnelles proposées par le Kremlin en début d’année. La principale concerne la « remise à zéro » des mandats de Vladimir Poutine, lui permettant de rester au pouvoir après 2024.

D’autres modifications, souvent symboliques, ont également été ajoutées, destinées à graver dans le marbre l’héritage politique et idéologique de M. Poutine, mais aussi à augmenter la participation et l’intérêt des électeurs. L’une d’elles concerne précisément la défense de la « vérité historique » et la « mémoire des défenseurs de la patrie ».

Obsession mémorielle

Le rôle de l’histoire comme outil de mobilisation nationale s’est renforcé ces dernières années, et la mémoire de la guerre occupe là une place centrale. Ce récit insiste uniquement sur le caractère glorieux de la victoire et le sacrifice immense consenti par les peuples de l’Union soviétique. Les questionnements sur les épisodes sombres de cette période, à commencer par le protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop en 1939 dans lequel Moscou et Berlin se partagent l’Europe de l’Est et notamment la Pologne, sont de plus en plus tus, quand ils ne sont pas tout simplement interdits.

Cette obsession mémorielle a pris une dimension conflictuelle au cours de ces derniers mois. Moscou a multiplié les passes d’armes avec ses voisins ou avec les Etats occidentaux au sujet de la guerre et de son déclenchement, attribuant notamment à Varsovie la responsabilité du déclenchement des hostilités.

Vladimir Poutine a de nouveau sonné la charge la semaine passée dans une longue tribune publiée dans la revue américaine National Interest, accusant l’Occident d’un « révisionnisme » historique qui déstabilise « les principes d’un développement pacifique » du monde. Mercredi, à la tribune, le président russe s’est montré plus consensuel, rappelant seulement que, selon lui, l’Union soviétique avait « détruit 75 % des avions, chars et pièces d’artillerie de l’ennemi ». Il a aussi appelé la communauté internationale à « renforcer l’amitié, la confiance entre les peuples ainsi que l’ouverture d’un dialogue et une coopération sur les questions actuelles ».

23 juin 2020

Checkpoint Charlie se cherche toujours un avenir

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Lieu historique inévitable à Berlin, les abords de Checkpoint Charlie pulullent aujourd’hui de boutiques kitsch. Photo AFP

Le 22 juin 1990 Checkpoint Charlie, l’emblématique poste frontière interallié entre l’est et l’ouest de Berlin, était démonté. Trente ans après, ce carrefour longtemps aux allures de « Disneyland » de la guerre froide se cherche encore un avenir.

Le poste frontière fut établi par les Alliés en septembre 1961 dans la foulée de la construction du Mur de Berlin qui sépara la capitale allemande durant près de trente ans entre sa partie communiste à l’Est et sa moitié occidentale. Il tire son nom de l’alphabet phonétique de l’Otan, C pour Charlie.

Des dizaines de chars face à face

Jusqu’à la réunification du pays en 1990, il fut le plus important point de passage pour les étrangers et les diplomates, qui pouvaient également transiter par train entre les deux Berlin via la gare de Friedrichsstrasse. Il fut aussi un lieu d’échange de prisonniers.

Le Checkpoint Alpha (A), le plus grand lieu de passage entre les deux blocs, était, lui, situé à la frontière inter-allemande à Helmstedt, tandis que le Checkpoint Bravo (B) se trouvait à Dreilinden, à l’entrée de Berlin-Ouest.

Le Checkpoint Charlie fut le théâtre de plusieurs tentatives audacieuses d’évasion d’Allemands de l’Est vers l’ouest, qui ont inspiré l’industrie du cinéma. Il représentait, il est vrai, la seule ouverture dans le Mur de béton et de barbelés qui séparait la ville.

La zone était, surtout, un lieu de tensions extrêmes. Le 27 octobre 1961, des dizaines de chars et soldats des deux camps se firent face pendant 16 heures, à la suite d’un différend sur la libre circulation des ressortissants des pays alliés dans les deux moitiés de la ville.

Les Soviétiques exigèrent de contrôler un diplomate américain qui souhaitait pénétrer à Berlin-Est, ce qui était contraire aux accords alors en vigueur.

Le président américain John F. Kennedy et le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev donnèrent finalement l’ordre de retirer les chars, face au risque que l’incident ne dégénère en troisième guerre mondiale.

Un nouveau projet

À la suite de la réunification allemande, le site de Checkpoint Charlie s’est transformé en une sorte de parc à thème sur la Guerre froide, avec ses vendeurs de fausses chapkas, masques à gaz en plastique, et de faux soldats américains. Il est un passage obligé pour les visiteurs de la capitale, avec un musée adjacent très « kitsch ».

La municipalité berlinoise n’a guère apprécié cette « merchandisation » et mené de longs et houleux débats sur l’avenir des lieux. Dernier projet en date : des bâtiments de taille limitée avec obligation que 30 % de l’espace soit utilisé pour des logements sociaux, une place publique et un musée de la Guerre froide digne de ce nom.

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19 juin 2020

Macron rend hommage à Londres et aux Britanniques, quatre-vingts ans après l’appel du 18 juin

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Par Cécile Ducourtieux, Londres, correspondante - Le Monde

Pour sa première visite à l’étranger depuis février, il a commémoré le discours fondateur de la Résistance prononcé par le général de Gaulle.

La pluie a cessé, par chance, juste au moment où le président français, le prince Charles et sa femme, Camilla, duchesse de Cornouailles, parvenaient à la statue du général de Gaulle, érigée en face du 4, Carlton Gardens, l’ex-quartier général de la France libre, à deux pas de Buckingham Palace et de Trafalgar Square.

Emmanuel Macron est venu célébrer, jeudi 18 juin à Londres, les 80 ans de l’appel du 18 juin 1940. L’occasion, pour le chef de l’Etat, qui effectue sa première visite à l’étranger depuis le début de la pandémie de Covid-19, de remettre la Légion d’honneur à la Ville de Londres et de rendre hommage aux Britanniques sans qui ce discours fondateur de la Résistance française n’aurait pu être prononcé.

Le fameux appel, radiodiffusé à l’époque sur les ondes de la British Broadcasting Corporation (BBC), est lu par une militaire britannique, la major Johanna Majilette, dans un français quasi sans accent :

« Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi. »

Le 18 juin 1940, de Gaulle « n’était qu’un officier français en rupture de ban », enchaîne Emmanuel Macron, aux côtés du prince Charles. « Le rebelle de Londres n’avait plus rien, n’était plus rien », pourtant, « dans son baluchon d’exilé, il avait emporté l’esprit français ». A Londres, il trouve le concours du premier ministre, Winston Churchill, qui lui offre asile et reconnaissance, malgré les réticences de son cabinet et les doutes du Foreign Office.

Une année consacrée à la mémoire du Général

« C’est Albion qui accueillait Marianne à bras ouverts » et « la monarchie britannique qui devenait le refuge de la République française », ajoute le président, non masqué, comme tous les officiels britanniques. Londres fut « le berceau de la France libre », insiste le président, après avoir rappelé « l’immense bravoure » du peuple britannique à l’époque, un pays, le Royaume-Uni, qui fut le « fer de lance de la libération du monde » face à « la barbarie nazie ».

Pour Emmanuel Macron, cette étape londonienne est la deuxième d’une année qu’il a choisi de consacrer à la mémoire du Général. Le chef de l’Etat compte encore honorer le 50e anniversaire de sa mort – le 9 novembre à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), où est enterré le premier président de la Ve République. Le 17 mai, il avait déjà prononcé un discours consacré à « l’esprit de résistance », à Montcornet, dans l’Aisne, à l’endroit où le colonel de Gaulle, en mai 1940, à la tête d’une division blindée, avait mené l’unique contre-attaque française contre la Wehrmacht.

Pour le chef de l’Etat, rappeler la grandeur de l’homme politique et du chef militaire, qui a su prendre des décisions courageuses et visionnaires à un moment si dramatique de l’histoire nationale, est un moyen de remettre son action en perspective – toutes proportions gardées. Lui aussi est confronté à une situation historique : une crise sanitaire et un séisme économique à venir. C’est encore le moyen de disputer un héritage très convoité par la droite.

« Je suis particulièrement fier que cette statue du général de Gaulle se tienne si proche de celle de mes grands-parents bien-aimés, qui admiraient tant son courage », assure pour sa part le prince Charles, rappelant la confiance que George VI, son grand-père et père de la reine Elizabeth II, avait montrée à l’égard du Français. Le prince Charles et sa femme sont revenus spécialement d’Ecosse, où ils étaient en confinement, pour accueillir le président français. C’est à lui que, symboliquement, Emmanuel Macron remet la croix de la Légion d’honneur à la capitale britannique – plutôt qu’à Sadiq Khan, son maire, pourtant présent lors de la cérémonie.

Tête-à-tête avec Boris Johnson

L’héritier de la couronne britannique, parfaitement francophone, choisit d’insister sur l’amitié franco-britannique et conclut en français : « Aujourd’hui, monsieur le président, réitérons notre engagement à travailler ensemble, à renouveler les liens qui unissent nos pays, qui sont des alliés, des partenaires et des amis. » La reine Elizabeth II, 94 ans, reste confinée au château de Windsor – elle aura un échange téléphonique avec Emmanuel Macron plus tard dans la journée.

De Gaulle n’a pas marqué les esprits des Londoniens – ils retiennent surtout de cette époque le Blitz, qui a fait 43 000 morts civils entre septembre 1940 et mai 1941. Les traces de la présence du Français dans la capitale sont ténues – la statue, une plaque commémorative au 4, Carlton Gardens, une au 99 de la rue Frognal, un logement qu’il avait un temps occupé dans le nord de Londres. Jeudi 18 juin, l’Evening Standard, principal tirage de la capitale, préfère ainsi titrer en « une » sur la disparition, à 103 ans, de Dame Vera Lynn, mythique interprète de We’ll Meet Again (« Nous nous retrouverons »), la chanson qui avait maintenu l’espoir des Britanniques pendant la seconde guerre mondiale et qui a connu une nouvelle jeunesse pendant le confinement.

Pour autant, la visite « mémorielle » du président français est importante pour les autorités britanniques, alors que le pays, ébranlé par la pandémie (plus de 42 000 morts), entre dans une phase cruciale de la négociation de sa « relation future » avec l’Union européenne (UE) après le Brexit. Un accord doit avoir été trouvé d’ici à la fin 2020, sur les plans commerciaux, mais aussi de défense et de sécurité, et le risque d’un « no deal » est bien réel, le gouvernement Johnson n’ayant toujours pas tranché entre sa volonté de maintenir des liens privilégiés avec l’UE et celle de se tourner franchement vers les Etats-Unis.

Londres a en tout cas besoin de soutiens – jusqu’à présent, la France a été l’un des Etats membres les plus exigeants dans la négociation du Brexit. Emmanuel Macron a terminé sa visite, jeudi, par un tête-à-tête à distance (2 m théoriques, au Royaume-Uni) avec Boris Johnson au 10, Downing Street. Emmanuel Macron et Boris Johnson – grand admirateur et biographe de Churchill – « ont insisté sur les succès de la coopération franco-britannique », a précisé un porte-parole du gouvernement britannique et le premier ministre s’est « réjouit de l’intensification des discussions [avec l’UE], en juillet ».

18 juin 2020

Île-de-Sein - Marine Le Pen : passage en coup de vent sous les huées à Sein

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Elle était attendue, ce jeudi : Marine Le Pen est finalement passée par Sein, mercredi, pour les 80 ans de l’appel du 18-Juin. Sous le regard hostile des Sénans, elle est restée seulement 1 h 30 sur l’île.

Marine Le Pen a déjoué toutes les attentes. La présidente du Rassemblement national, qui était attendue, ce jeudi, à Sein (29), pour un dépôt de gerbe, a voulu éviter une séquence peu flatteuse, vu l’hostilité des îliens. À la surprise générale, elle a donc débarqué, vers 16 h, entourée d’une dizaine de personnes, en provenance de Camaret d’où elle était partie sur un semi-rigide de location. Seuls une dizaine de Sénans, alertés par des Camarétois, étaient présents sur le quai, à son arrivée.

« Nous sommes dégoûtés »

« Elle a surpris tout le monde. Nous sommes dégoûtés », réagissait un Sénan. Des mots vifs ont été échangés entre les deux groupes. « Un membre de sa délégation nous a dit que nous devrions avoir honte de l’empêcher de venir sur l’île », ajoute le Sénan. Marine Le Pen a ensuite rejoint la location réservée sous un nom qui ne pouvait pas donner l’alerte au propriétaire du logement. La délégation du Rassemblement national savait qu’elle n’était pas la bienvenue et a tenté de brouiller les pistes. « Il y a eu des tensions à son arrivée, mais cela est resté au niveau des mots », ajoute un autre îlien.

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Une gerbe déposée

Quelques dizaines de minutes plus tard, la délégation a rejoint le monument des Forces navales françaises libres de l’île, pour y déposer une gerbe. « Quatre-vingts ans après cette illustre journée du 18 juin, nous avons tenu à honorer celui qui prononça cet appel à la liberté, qui exhorta le peuple abattu au sursaut », a déclaré Marine Le Pen dans un bref discours, selon l’AFP.

Les Sénans ont, eux, dénoncé « la récupération politique » du parti d’extrême droite, connu pour s’être historiquement opposé au général de Gaulle. Ils n’auront pas eu le temps de dire leurs vérités à la délégation qui a repris la mer vers 17 h 30. Cette fois, une cinquantaine d’îliens attendaient sur le quai, formant une haie, le dos tourné. « Elle ne sera pas là pour le 18-Juin, c’est un moindre mal même si nous ne voulions pas la voir du tout, témoigne un Sénan. Cette manifestation, le dos tourné, était le seul symbole qui nous restait pour dire notre opposition ».

Une soixantaine de manifestants à Audierne

Une manifestation était prévue, ce jeudi matin, à Sainte-Evette où Marine Le Pen devait initialement prendre le bateau. Elle n’a donc plus vraiment lieu d’être. En revanche, le message de la cérémonie officielle organisée à Sein devrait prendre une nouvelle dimension après cet épisode. Au total, la présidente du Rassemblement national aura passé 1 h 30 sur Sein, lors d’une séquence plutôt pitoyable vu les multiples leurres semés pour échapper à ses opposants.

Accueil glacial de @MLP_officiel à l’île de Sein - cette île ne supporte pas de voir l’héritière politique du petainisme fouler son sol.... #iledesein pic.twitter.com/kz2SIsUqm2— ???? ??? (@ralifromparis) June 17, 2020

Les Sénans auront tout de même eu le dernier mot sur leur bout de terre. Il était difficile d’imaginer le contraire. L’île a perdu ses marins pêcheurs mais pas ses valeurs de résistance. Quant à Marine Le Pen, elle a organisé un point presse, en soirée, à l’Hôtel du Goyen, à Audierne, où elle passait la nuit. Une soixantaine de manifestants se sont bruyamment manifestés. Elle a annoncé que, ce 18 juin, elle rentrait à Paris. Sans passage par Camaret, décidément indésirable à la pointe bretonne.

18 juin 2020

Appel du 18 juin 1940 - Général de Gaulle

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 Photos ci-dessus : Jacques Snap

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17 juin 2020

Récit - Ces tirailleurs africains massacrés par les nazis

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Par Benoît Hopquin - Le Monde

Les 19 et 20 juin 1940, 188 tirailleurs « sénégalais », 6 tirailleurs nord-africains et 2 légionnaires russe et albanais sont massacrés par l’armée allemande au nord de Lyon. Leur histoire ressurgit aujourd’hui grâce à des photos inédites.

Se sentent-ils un peu chez eux, loin de chez eux, ces tirailleurs enterrés dans ce cimetière militaire étonnant ? A Chasselay (Rhône), 2 700 habitants, le « Tata » (« enceinte sacrée », en wolof) tente de garder enclose la mémoire de soldats noirs massacrés par l’armée allemande, les 19 et 20 juin 1940. Il y a quatre-vingts ans, ces tirailleurs avaient fait un bon bout de chemin depuis leur continent jusqu’à ce coin de France pour y laisser leur peau. Car leur destin s’est bien résumé à cela : une histoire de peau.

Tandis que le drapeau tricolore claque au vent sur sa hampe, les 196 stèles sont alignées au cordeau, comme si la mort pouvait être une ultime parade militaire. Un numéro de régiment, une date de décès, une mention « mort pour la France ». Les pierres levées semblent regarder la porte d’entrée en bois où huit masques animistes ont été sculptés. Le quadrilatère est entouré d’un mur de près de trois mètres de haut, peint en rouge latérite, flanqué de tourelles en pisé, elles-mêmes hérissées de pieux, et ce sont quelques arpents incandescents d’Afrique, aux excès d’image d’Epinal, qui semblent réfractés dans la verte campagne lyonnaise, au milieu des vergers et au pied des monts d’Or.

Ces tirailleurs coloniaux, génériquement appelés « sénégalais », venaient majoritairement de ce pays, mais aussi du Mali, de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Gabon, là où la terre rougeoie pour de vrai. Ils appartenaient à toutes les ethnies de la région, peuls, bambaras ou malinké. Une brève recherche dans les archives militaires permet de découvrir que Gora Badiane, tué à 25 ans, venait de Djithiar ; Diallo Amadou, 31 ans, de Magana ; Kandjé Ibrahima, 21 ans, de Kaolack ; Bakary Goudiaby, 23 ans, de « Djimondé - subdivision de Bignona - Cercle de Ziguinchor ». Ceux-là sont les plus chanceux : au moins ont-ils un nom, un prénom, à l’ordre et à l’orthographe erratiques ; c’est déjà le début d’une reconnaissance et d’une histoire. Une cinquantaine d’autres tombes sont condamnées, elles, à l’anonymat, frappées de la mention « inconnu ».

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« Crépitement d’armes automatiques »

Des hommes, des soldats, un double statut que déniaient à ces Noirs, à ces « Affen » (« singes »), les militaires allemands coupables de les avoir exécutés. Huit photos terrifiantes, prises par un homme de la Wehrmacht, illustrent la rage raciste à l’œuvre lors des fameuses journées. Les photos en question, totalement inédites, dormaient dans un vieil album, mis sur un site d’enchères par un brocanteur outre-Rhin et acheté par un jeune collectionneur privé de Troyes, Baptiste Garin. Sur une double page était épinglé un massacre de tirailleurs. « J’ai été saisi d’une émotion étrange, d’un malaise et puis du sentiment d’un cauchemar en croisant le regard de ces pauvres types », raconte l’acquéreur. Il prend contact avec un historien, Julien Fargettas. Voilà un quart de siècle que cet ancien militaire de 46 ans travaille sur cet épisode. Il vient même d’y consacrer un livre : Juin 1940. Combats et massacres en Lyonnais (Poutan, 250 pages, 21 euros). Julien Fargettas identifie la scène.

Le 20 juin 1940, en fin d’après-midi, quarante-huit tirailleurs faits prisonniers sont conduits à l’écart des maisons de Chasselay, dans un champ, au lieu-dit Vide-Sac. Là même où est érigé aujourd’hui le Tata. Désarmés, les bras en l’air, ils vont bientôt être fauchés par les mitrailleuses de deux chars, achevés au fusil et avec des tirs d’obus, certains écrasés par les chenilles des blindés lancés à la poursuite des fuyards. Ces preuves photographiques d’un crime de guerre corroborent les descriptions des gradés français témoins de la scène. Avant le carnage, ces Blancs avaient été mis à l’écart et forcés à se coucher au sol sous la menace de mitraillettes.

Dans un témoignage daté de 1975, le caporal Gaspard Scandariato raconte la suite : « Tout à coup, un crépitement d’armes automatiques retentit, se renouvelant à trois ou quatre reprises, auquel se succédèrent des hurlements et des grands cris de douleur. Quelques tirailleurs qui n’avaient pas été touchés par les premières rafales s’étaient enfuis dans le champ bordant le chemin, mais alors les grenadiers panzers qui accompagnaient les blindés les ajustèrent sans hâte et au bout de quelques minutes les détonations cessèrent. L’ordre nous fut donné de nous remettre debout et, colonne par trois, nous passâmes horrifiés devant ceux qui quelques heures auparavant avaient combattu côte à côte avec nous et qui maintenant gisaient morts pour notre patrie. Quelques tirailleurs gémissaient encore et nous entendîmes des coups de feu épars alors que nous étions déjà éloignés des lieux du massacre. » Selon Julien Fargettas, les photos permettent d’identifier l’unité et les soldats responsables de la tuerie. « Il ne s’agissait pas de SS, comme on l’a longtemps cru, mais d’hommes de la Wehrmacht », assure-t-il.

Premiers résistants

L’épisode de Chasselay fut le dernier d’une série d’exactions commises contre les tirailleurs africains pendant la campagne de France. Des crimes étudiés notamment par l’historien allemand Raffael Scheck, professeur à l’université américaine de Colby (Maine) et auteur d’Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais. Mai-juin 1940 (Taillandier, 2007). D’après lui, la haine des Allemands pour les tirailleurs et la peur qu’ils en avaient remontent à la première guerre mondiale. Dans les tranchées, les soldats noirs étaient alors accusés de mutiler leurs ennemis avec un coupe-coupe, arme réglementaire qui faisait partie de leur paquetage. Puis ces troupes coloniales participèrent à l’occupation française de la Ruhr, de 1923 à 1925. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler voit comme une humiliation cet « afflux de sang nègre sur le Rhin ».

Les nazis développeront par la suite une intense propagande contre ce qu’ils appelèrent « Die Schwarze Schande », « la honte noire ». « Envers ces soldats indigènes, toute bienveillance serait une erreur, ils sont à traiter avec la plus grande rigueur », pouvait-on lire dans un ordre venu de l’état-major du général Heinz Guderian, un des artisans de la victoire éclair contre la France. Après la capitulation, les exécutions de prisonniers noirs qui, selon l’historien Raffael Scheck, ont fait plusieurs milliers de victimes seront réduites à des péripéties de la guerre et jamais jugées.

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Les affrontements des 19 et 20 juin au nord de Lyon figurent parmi les derniers combats de la campagne de France. A moins qu’ils ne se classent déjà parmi les premiers actes héroïques de la lutte contre l’occupant nazi. En effet, en cette veille d’été, la défaite militaire française est consommée : le 17 juin, le maréchal Pétain a annoncé un cessez-le-feu et demandé l’armistice (signé le 22 juin à Rethondes) ; le lendemain, le général de Gaulle a appelé, depuis Londres, les Français à poursuivre le combat. A Chasselay, ni les tirailleurs ni leurs officiers n’ont évidemment entendu le message lancé sur les ondes de la BBC. Malgré tout, ils vont contribuer, dès le lendemain, à entretenir cette « flamme de la résistance française » que l’exilé appelle de ses vœux.

Les 2 200 hommes du 25e régiment de tirailleurs sénégalais font alors partie des troupes déployées depuis le 16 juin de Caluire à Tarare, sur une ligne de défense censée retarder l’entrée des Allemands dans Lyon. Les effectifs en présence donnent la mesure du défi : moins de 5 000 hommes doivent s’opposer aux 20 000 soldats du régiment d’infanterie Grossdeutschland et de la division SS Totenkopf, qui déboulent jusqu’à ce point de jonction des nationales 6 et 7. Les Allemands se pensent déjà en terrain conquis ; ils ont traversé la Bourgogne sans rencontrer d’opposition et savent que Lyon a été déclarée « ville ouverte » le 18 au matin.

Chasse à l’homme

Tandis qu’ailleurs les soldats français préfèrent rompre et s’enfuir, à Chasselay et dans les communes environnantes, comme Lentilly, Fleurieu ou L’Arbresle, les tirailleurs sénégalais et quelques artilleurs aux moyens dérisoires font face à la Wehrmacht. Ils ouvrent le feu, le 19 vers 10 heures, sur les émissaires allemands venus leur intimer de se rendre. S’ensuivent plusieurs heures de combats meurtriers, notamment autour du couvent de Montluzin. Le lendemain, à la tête d’une poignée de braves regroupés dans le parc du château du Plantin, le capitaine Gouzy décide même d’un « baroud d’honneur », qui s’achèvera de façon tragique au Vide-Sac.

Pendant ces deux journées, les Allemands organisent une chasse à l’homme dans Chasselay. Maison par maison, cache par cache, ils traquent les tirailleurs rescapés. Exécutions individuelles et tueries collectives se poursuivent. Certains corps sont aspergés d’essence et brûlés. Des prisonniers sont exhibés comme des trophées, attachés à l’avant de chars. Quelques gradés blancs sont exécutés pour avoir tenté de protéger leurs camarades, comme les sous-lieutenants de Montalivet et Cevaer. Le capitaine Gouzy reçoit une balle dans la jambe pour avoir protesté contre les traitements infligés à ses hommes.

Des habitants de Chasselay multiplient, eux aussi, les démonstrations de courage. La pharmacienne, Henriette Morin, se rend au Vide-Sac le 21 juin au lever du jour. Elle donne les premiers soins à deux blessés stoïques, l’un avec un bras arraché, l’autre avec les deux jambes écrasées par les chenilles (ce dernier succombera à la gangrène). Des fermiers cachent les rescapés avant de les exfiltrer. Des blessés sont soignés dans une antenne d’urgence par le docteur Payronet, la pharmacienne Morin et une bonne sœur infirmière, puis transférés clandestinement vers l’hôpital militaire Desgenettes de Lyon. Malgré l’interdiction, dictée par les Allemands, de leur donner une sépulture, une soixantaine d’hommes du village creusent une fosse commune de 30 mètres de long au Vide-Sac et enterrent les corps. Ils rentreront chez eux totalement bouleversés.

Dans la mémoire de la commune

Dans son bureau, Jacques Pariost, le maire de Chasselay, 71 ans, sort d’un carton les papiers retrouvés à l’époque sur les cadavres. Des numéros de matricule et d’autres pièces d’identification, méthodiquement classés par le secrétaire de mairie et maître d’école de l’époque, Raymond Murard. Des carnets remplis d’instructions tactiques à l’usage des jeunes recrues. Des lettres intimes, surtout, à l’encre délavée, reçues de la famille ou envoyées à des proches. Les enveloppes ont plusieurs adresses, successivement rayées, suivant leur destinataire du centre de recrutement de Thiaroye, au Sénégal, jusqu’au camp de formation de Souge, près de Bordeaux, puis vers les zones de combat.

Les missives sont écrites dans un français tendre ou cérémonieux, à l’occasion approximatif. Parfois rédigées en langue et caractères wolof, elles sont riches en salutations et mots de réconfort à une « chère mère », un « cher cousin » ou encore à « monsieur frère ». Des courriers à la fois banals et émouvants, comme celui du sergent-chef Dabi Compaore, qui écrit aux siens, les rassure, se dit en bonne santé. La lettre ne quittera jamais la poche de sa capote.

Jacques Pariost se sait en charge du présent et du passé, des vivants et des morts. « Il n’y a pas de fierté à être le maire d’une commune où a eu lieu un massacre », assure-t-il. Mais, à coup sûr, c’est un lourd héritage. Tout en nous faisant visiter le petit musée local où sont entreposés des effets ayant appartenu aux tirailleurs, il invoque « la transmission du devoir de mémoire aux enfants ».

En quatre-vingts ans, Chasselay a bien changé. Le village d’autrefois est devenu une petite ville résidentielle dont la plupart des habitants travaillent à Lyon. Quant au couvent de Montluzin, il a été repris par une congrégation de moines, et les récits qui traversaient les générations de sœurs, magnifiant notamment le rôle de la mère supérieure, sœur Clotide, forte femme célébrée pour avoir défié l’ennemi, s’en sont allés avec les dernières pensionnaires.

Alors que la mémoire s’effiloche peu à peu, il ne reste plus guère que Jean Vapillon, 87 ans tout juste, pour évoquer ses souvenirs de gamin, forcément sommaires. Il se souvient de son émotion de môme en voyant arriver au village ces soldats noirs. Lui revient aussi l’image de la cave où il s’était terré pendant les combats, jusqu’à l’irruption des Allemands. « Ils ont demandé s’il y avait des Sénégalais. Ma mère leur a dit : “Non, pas de Sénégalais. Ils sont repartis.” » La tante de Jean Vapillon, Jeanne Damour, s’était illustrée, à l’époque, en sauvant plusieurs tirailleurs.

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De la propagande à l’oubli

Faute de témoins, il reste donc en aide-mémoire ce cimetière très particulier, créé pendant la guerre, principalement par la volonté d’un homme, Jean Marchiani, responsable local de l’association des anciens combattants. Dès juillet 1940, cet ancien poilu, portant béret et nanti de solides relations dans les cercles pétainistes, entreprend de donner une sépulture décente aux tirailleurs. Le gouvernement de Vichy se méfie d’abord de ce qui peut apparaître comme une bravade envers les Allemands. Mais il finit par autoriser, en 1942, le regroupement dans un cimetière des corps des 48 tirailleurs morts au Vide-Sac et des dizaines d’autres dépouilles enfouies à la hâte dans des fosses communes des environs.

Au total, 188 tirailleurs tués les 19 et 20 juin 1940, dont cinquante non identifiés, ainsi que six tirailleurs nord-africains et deux légionnaires (un Albanais et un Russe) sont ainsi réunis dans l’enceinte dont l’architecture est née de l’imagination de Marchiani. A l’heure où l’empire colonial est peu à peu reconquis par les forces gaullistes, la mémoire de ces soldats « indigènes », officiellement « morts au champ d’honneur », devient même un outil de propagande. Des collaborationnistes sentent peut-être aussi le vent tourner, en cette année charnière de la guerre… La cérémonie d’inauguration, retransmise à la radio officielle, se déroule le 8 décembre 1942, le jour du débarquement des Américains en Afrique du Nord. Trois jours plus tard, les Allemands entrent en zone libre.

Après la guerre, le Tata reste un endroit fréquenté. La IVe République, qui espérait préserver son empire colonial sous l’appellation revisitée et fallacieuse d’Union française, tente d’utiliser la symbolique de ce cimetière et le sacrifice des tirailleurs. De grandes cérémonies se tiennent à Chasselay, dont une en présence du président Vincent Auriol, en 1949. Mais, après les indépendances africaines, le lieu perd sa vertu démonstrative. Le sacrifice des tirailleurs sénégalais, cette « hostie noire » célébrée par Léopold Sédar Senghor dans un poème, et plus généralement les morts de 1940 sont éclipsés par les martyrs de la Résistance ou les massacres de la Libération. Le pouvoir gaulliste a beau déclarer le Tata « nécropole nationale » en 1966, les événements de Chasselay sont peu à peu ravalés au rang d’histoire locale.

L’Allemand qui mangeait des cerises

Fidèle à son passé, la commune, elle, n’oublie pas. Elle organise des commémorations, réunissant chaque année la population, quelques militaires et des associations africaines venues de Lyon. Des passionnés d’histoire s’emploient également à sauvegarder le souvenir de ces journées terribles. Michel Chinal, 76 ans, un géomètre à la retraite, a ainsi enregistré, à partir de la fin des années 1980 – en 8 mm puis en VHS –, le témoignage des derniers survivants. « Il fallait le faire », dit-il simplement. Précieuses archives où l’on voit en couleurs délavées la pharmacienne Henriette Morin ou le capitaine d’artillerie Raphaël Pangaud décrire de manière clinique les tueries, loin des récits par trop ronflants recueillis après la guerre.

Raphaël Pangaud, officier de réserve âgé de 43 ans en 1940, a combattu au couvent de Montluzin. Caché dans un fossé, il a assisté à l’assassinat des tirailleurs capturés. « Nous avons entendu les cris des Sénégalais qui étaient mitraillés dans la cour du couvent. Ces pauvres types hurlaient. » Puis il a été à son tour fait prisonnier et interrogé par un officier allemand, un certain Wagner, au français châtié, qui boulottait des cerises dans une chapelle tandis que les soldats africains étaient pourchassés et exécutés à l’extérieur. « Je ne comprends pas que vous ayez des Nègres dans vos armées. Nous, nous ne ferions jamais ça », disait Wagner, entre deux couplets sur les mérites d’Hitler.

De lieu de mémoire, le Tata aurait ainsi pu devenir un carré de silence et d’oubli, comme en laissent toutes les guerres sur tous les territoires. Mais il semble l’objet d’un regain d’intérêt, comme si l’histoire de ces tirailleurs retrouvait une pertinence, peut-être une actualité. Des jeunes Français, fils d’immigrés africains, revendiquent l’héritage de ces soldats, à l’instar du rappeur Black M. Des chefs d’Etat africains font de plus en plus régulièrement le déplacement à Chasselay. La secrétaire d’Etat auprès de la ministre des armées, Geneviève Darrieussecq, est attendue sur place pour les cérémonies prévues ce dimanche 21 juin.

Julien Fargettas, lui, poursuit son travail d’historien. Bien que les archives du 25e RTS aient brûlé en 1944, il a identifié les noms de plusieurs des morts enterrés comme « inconnu ». Ils s’appelaient Bop Colou, né en 1916 à Diourbel (Sénégal), Issa Samake, né en 1915 à Segou (Soudan français, devenu depuis le Mali) ou Abdou Seck, né en 1919 à Kaolack (Sénégal). M. Fargettas espère voir bientôt leurs noms inscrits sur le Tata, comme une réparation. Après une identité retrouvée, voilà que des photos redonnent désormais des visages à ces hommes qui, il y a quatre-vingts ans, payèrent de leur vie le seul fait d’être noir.

10 juin 2020

Oradour sur Glane - photos

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Oradour-sur-Glane est une commune française située dans le département de la Haute-Vienne, en région Nouvelle-Aquitaine. Ses habitants sont appelés les Radounauds ou Radounaux. Le nom d'Oradour-sur-Glane reste attaché au massacre de sa population par la division SS Das Reich le 10 juin 1944.

Reportage photographique : Jacques Snap

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