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Jours tranquilles à Paris
9 août 2020

La traite négrière, passé caché des firmes françaises

traite negriere

Article de Julien Bouissou - Le Monde

Axa, la Banque de France, Marie Brizard… A un degré moindre que leurs homologues britanniques, de nombreuses entreprises ont, elles aussi, bénéficié, plus ou moins directement, du commerce triangulaire

Bien avant son apparition dans les rayons de supermarchés, la célèbre anisette Marie Brizard, née à Bordeaux au milieu du XVIIIe siècle, remplissait les cales des navires négriers. Elle s’échangeait sur les côtes africaines contre des esclaves, transportés ensuite de l’autre coté de l’Atlantique pour travailler de force dans des plantations de canne à sucre. La liqueur figurait sur la liste des « marchandises de traite » chargées dans les ports français. La traite négrière n’a pas laissé en héritage que des statues ou des plaques de rue. Elle a aussi donné naissance à des fortunes discrètes, dont la trace a été perdue au gré des fusions, acquisitions et changements de nom.

Pour la première fois, la Royal Bank of Scotland, la Lloyds Bank, la Bank of England (BoE) ou encore le brasseur Greene King ont reconnu en juin, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, qu’une partie de leurs fondateurs ou ex-administrateurs avaient bénéficié de la traite des Noirs. Les entreprises de l’Hexagone sont bien plus silencieuses. Aucune n’a reconnu sa responsabilité ou présenté des excuses, alors que 4 000 expéditions négrières ont quitté la France, entre le milieu des XVIIe et XIXe siècles. « Les expéditions quittant le seul port de Liverpool ont été beaucoup plus nombreuses que dans tous les ports français pendant deux siècles », précise toutefois l’historien Eric Saugera.

Un commerce opportuniste

Ouvrons les archives et intéressons-nous par exemple à Jacob du Pan, ancien colon de Saint-Domingue, qui arrive dans l’Hexagone peu après que l’île a déclaré son indépendance sous le nom d’Haïti, en 1804. Grâce à une fortune tirée des plantations de canne à sucre peuplées d’esclaves, il cofonde en 1816 la Compagnie d’assurances mutuelles contre l’incendie de Paris, qui se fondra plus tard dans les Assurances du groupe de Paris, rachetées par Axa en 1989.

« La mutuelle en question n’a pas eu d’activité liée à l’esclavage », se défend aujourd’hui l’assureur français, tout en reconnaissant les faits. Il ajoute : « Nous ne pouvons, hélas, pas changer ce qui s’est passé ailleurs et avant nous. » Plus surprenant : Axa dit ignorer le nom des fondateurs d’une petite entreprise créée en 1816 à Rouen et qu’il considère comme son « ancêtre », à l’époque où la ville était très active dans « l’économie esclavagiste ». L’entreprise vient pourtant de célébrer le bicentenaire de la naissance de la Compagnie d’assurances mutuelles contre l’incendie dans les départements de la Seine-Inférieure de l’Eure, et elle y a même consacré un ouvrage à cette occasion.

Le passé d’autres entreprises est plus transparent mais ignoré. Le Monde a ainsi retrouvé dans le registre du tribunal de commerce le nom d’une célèbre maison de négociants encore en activité, et autrefois impliquée dans la traite négrière. Certes, l’activité de la Société française pour le commerce avec l’Outre-mer (SFCO) s’est dématérialisée depuis sa création, en 1685 : le commerce colonial a été remplacé par la gestion d’investissements financiers « ayant un fort impact social et environnemental ». Dans une interview accordée aux Hénokiens, une association internationale d’entreprises familiales et bicentenaires, Diego Gradis, qui se présente comme le « 13e chef de la maison Gradis », attribue la « bonne santé » de l’entreprise à « l’attachement à des valeurs transmises de génération en génération ».

Selon Frédéric Régent, historien à l’université Paris-I, « les expéditions négrières représentaient environ 5 % de celles de la maison Gradis à la fin du XVIIIe siècle ». A cette époque, la traite est un commerce occasionnel, voire opportuniste. « Plus de la moitié des armateurs négriers bordelais ne font d’ailleurs qu’une seule expédition, attirés par des rendements qui sont potentiellement parmi les plus élevés, mais aussi les plus risqués », explique Eric Saugera. Les navires peuvent disparaître en cas de révolte des esclaves, ou même être capturés par des pirates. En moyenne, 13 captifs sur 100 meurent pendant la traversée atlantique. Certains se suicident en se jetant à la mer, meurent de maladie ou sont tués pour prévenir toute révolte. Une fois arrivés à destination, leur espérance de vie ne dépasse pas dix ans.

Vers la fin du XVIIIe siècle, cette traite négrière représente, selon Frédéric Régent, au moins 4 % à 5 % de l’économie française et offre de nombreux débouchés aux marchands. Car les capitaines de navires négriers doivent acheter fusils, verreries, barres de fer et de cuivre, draperies ou encore eau-de-vie, pour les échanger ensuite contre des esclaves en Afrique.

A Cognac, de nombreuses barriques d’eau-de-vie sont envoyées dans les ports de Rochefort ou de Bordeaux pour être embarquées dans des navires. C’est à cette époque, en 1765, que Richard Hennessy fonde la maison du même nom, tombée depuis dans l’escarcelle du groupe de luxe LVMH. Le producteur de cognac dit « n’avoir trouvé aucun document d’archive » attestant une implication dans ce commerce triangulaire, même si sa directrice de la communication, Cécile François, reconnaît que « le système de traçabilité des barriques négociées à l’époque ne permet pas toujours d’identifier les destinataires finaux ». La plupart des exportations de Hennessy, à l’époque, partent vers l’Europe du Nord.

Or, comme le remarque l’historien Jean-Christophe Temdaoui, « l’eau-de-vie de Cognac était souvent achetée en Angleterre ou en Europe du Nord par des négociants, avant d’être réexpédiée en Afrique par des commerçants négriers ».

La traite négrière enrichit des négociants qui réinvestissent leur fortune dans la création de la Banque de France, à l’époque une banque privée adossée à l’Etat. L’institution préfère cependant minimiser ces liens : « Une minorité des 18 régents et censeurs qui fondèrent la Banque de France semble avoir directement bénéficié de l’esclavage », assure l’établissement.

L’esclavage a rapporté de l’argent, même au moment de son abolition. En 1825, l’Etat français impose à Haïti, qui vient d’arracher son indépendance, une dette considérable en guise de compensation pour les propriétaires français ayant perdu leur propriété esclavagiste. Puis ce même Etat verse une compensation aux propriétaires de La Réunion, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, du Sénégal et de quelques territoires de Madagascar lors de l’abolition de l’esclavage, en 1848. Cette année-là, la France compte 248 560 esclaves dans ses colonies. Les compensations coûteront à l’Etat Français 7,1 % de ses dépenses publiques en 1849 et donneront naissance à de nouvelles aventures entrepreneuriales.

« Contrairement à ce que l’on observe à l’étranger – à la fois dans les grandes entreprises et les universités – il y a en France un déni largement assumé au sein de l’establishment économique sur ces questions historiques », déplore Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Il a fallu la création de la base de données « Legacies of British Slave-Ownership » publiant la quasi-totalité des informations sur les expéditions négrières, par des chercheurs de la University College London (UCL), pour que les entreprises anglo-saxonnes reconnaissent leurs liens avec la traite transatlantique.

« Indemnisation incalculable »

A l’initiative d’universitaires français, le projet Repairs, qui rassemble les noms des bénéficiaires et les montants des compensations versées aux propriétaires d’esclaves, doit être dévoilé cet automne. « En France, peu d’historiens économiques se sont intéressés à l’esclavage », reconnaît l’historienne Myriam Cottias. L’effort de recherche est loin d’être encouragé par les institutions moralement liées à la traite négrière.

Aucune des bourses de recherche distribuées chaque année par la Banque de France ne s’est intéressée à cette question. La Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui a été chargée du versement des compensations aux propriétaires d’esclaves, reste discrète mais a ouvert ses archives. Ces institutions ont accepté de financer la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, mais à distance, via leurs filiales ultramarines. Comme si la mémoire de l’esclavage ne se cantonnait qu’à ces endroits éloignés de la métropole.

La reconnaissance des liens avec l’esclavagisme pose l’épineuse question de la réparation. En 2013, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a assigné en justice la CDC, lui réclamant des réparations au titre de sa participation à l’esclavage, considérée comme un crime contre l’humanité depuis la loi Taubira de 2001. « Nous ne disons pas que les entreprises d’aujourd’hui sont responsables, nous disons que certaines ont bénéficié de l’esclavage, c’est-à-dire qu’elles ont hérité de biens mal acquis qui devraient être restitués », explique l’ex-président du CRAN, Louis-Georges Tin.

En mai 2015, François Hollande a fermé la porte aux demandes de réparations financières. « L’indemnisation est incalculable en raison du temps, peut-on lire dans le Rapport de préfiguration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, publié en 2017, le préjudice lié aux faits d’esclavage ne s’avère pas compensable. C’est un préjudice de l’histoire qui ne peut être soldé que par l’histoire, par l’action politique. »

« La première réparation, c’est la réparation de la connaissance, souligne l’historien Pape Ndiaye. Espérons que les entreprises iront plus loin en créant des bourses d’études, ou en finançant des programmes antiracistes. » Le passé de l’esclavage n’est pas si lointain.

D’abord parce que « ce système a produit des imaginaires et des théories racistes qui persistent », selon les mots de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Ensuite parce que le commerce d’être humains existe toujours. « Je ne crois pas qu’une entreprise ignorant la traite négrière puisse être vigilante sur les conditions de travail forcé chez ses fournisseurs, dans ses chaînes d’approvisionnement », estime l’économiste franco-béninois Lionel Zinsou. L’étude du passé permet d’éclairer le présent, notamment la manière dont la traite a participé à l’essor de sociétés par actions, des assurances, ou du crédit. Pour Lionel Zinsou, « ne pas s’intéresser à cette histoire, c’est ignorer que l’esclavage a été central dans la construction du capitalisme français ».

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6 août 2020

Keiko Ogura, hantée par Hiroshima, 75 ans après

Tokyo. De notre correspondante

La voix de Keiko Ogura s’étrangle. « Nous voulons que l’arme nucléaire soit abolie avant notre mort. Je prie pour cela tous les jours depuis soixante-quinze ans. Nous le devons pour ceux qui sont morts ce jour-là… » L’octogénaire fait partie des derniers hibakusha, ces Japonais qui ont survécu aux bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.

Sa vie, elle la décrit comme une existence rongée par la culpabilité à l’égard de « ceux qui sont morts sous nos yeux, et que l’on n’a pas pu sauver ». Elle raconte aussi l’inquiétude, au quotidien, pour la santé de sa famille et de ses deux enfants. « J’ai vécu avec cette peur chevillée au corps de leur avoir peut-être transmis quelque chose, liée aux radiations que j’ai reçues. »

Après avoir vécu le pire, les hibakusha ont été discriminés : « Personne ne voulait se marier avec quelqu’un qui avait survécu à la bombe, de peur de ne pas avoir des enfants en bonne santé. »

Keiko Ogura avait 8 ans lorsque la bombe s’est abattue sur Hiroshima, le 6 août 1945, à 8 h 15 du matin. « La veille, la nuit avait été si silencieuse. D’habitude, on entendait les avions survoler les maisons. Mon père a eu un pressentiment, il disait que ce silence n’était pas de bon augure. »

« C’était si sombre »

En lui interdisant d’aller à l’école ce matin-là, il lui a sans doute sauvé la vie. L’enfant se trouve néanmoins à 2,4 km du point d’impact. « J’étais seule, j’ai vu cette lumière aveuglante. En quelques secondes, j’ai été propulsée au sol et je suis restée inconsciente. Quand j’ai rouvert les yeux, la scène de désolation, je ne l’ai jamais oubliée. Les flammes, les débris de verre partout. C’était si sombre, sans un bruit.La ville avait été rasée en un souffle. »

En ce jour du 75e anniversaire, 136 682 hibakusha, d’une moyenne d’âge de 83 ans, sont toujours en vie. Nombreux sont ceux qui, comme Keiko Ogura, continuent de raconter leur histoire et de se battre pour l’abolition de l’arme nucléaire (lire ci-dessous). « Je suis tellement en colère que le Japon n’ait toujours pas ratifié le traité international sur l’interdiction des armes nucléaires après ce que nous avons subi. »

Aujourd’hui, du fait de la pandémie de Covid-19, le parc du Mémorial de la paix d’Hiroshima sera désert pour la commémoration. Depuis mars, aucun touriste ni écoliers en voyage scolaire ne l’ont visité, pour étudier les conséquences de la décision des États-Unis d’utiliser l’arme atomique, afin d’obtenir la capitulation du Japon et mettre fin à la Seconde Guerre mondiale. Un crève-cœur pour les survivants qui peinent à faire perdurer le devoir de mémoire.

Avec son association Hiroshima Interpreters for Peace (HIP), Keiko Ogura animera une visite virtuelle sur YouTube, en direct du parc. « Je me souviens de la peur des radiations que l’on a ressentie après la bombe. Avec le Covid-19, nous avons affaire à un autre ennemi invisible. Personne ne peut fuir. Les gens du monde entier doivent s’unir et se battre ensemble pour survivre. »

Johann FLEURY.

6 août 2020

Hiroshima et Nagasaki : la mémoire des survivants

Soixante-quinze ans après les bombardements atomiques des villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki, les derniers survivants de la double tragédie s’efforcent toujours d’en perpétuer la mémoire.

Les « hibakusha », littéralement « personnes affectées par la bombe », ont, pendant des décennies, porté avec force leur appel à bannir l’arme nucléaire. On en dénombre encore environ 136 700, mais leur âge moyen est d’un peu plus de 83 ans, selon le ministère japonais de la Santé. Et beaucoup étaient des nouveau-nés ou encore dans le ventre de leur mère, en ces matins des 6 et 9 août 1945.

« Il ne faut pas que cela se reproduise », et, pour cela « les gens doivent entendre les faits », rappelle Terumi Tanaka, 88 ans, survivant de la bombe de Nagasaki. Il avait 13 ans lorsque, le 9 août 1945, la bombe américaine a frappé sa ville, où 74 000 personnes sont mortes sur le coup et dans les mois qui ont suivi.

« Nous disparaîtrons tous »

Trois jours auparavant, la première attaque nucléaire de l’Histoire avait frappé Hiroshima, tuant 140 000 personnes.

Terumi Tanaka a passé la majeure partie de sa vie à partager son expérience, dans l’espoir que les armes nucléaires soient interdites. Mais, « tôt ou tard, nous disparaîtrons tous », souligne-t-il.

Il a participé à la création du groupe « No more hibakusha project » (« Projet plus jamais de Hibakusha »), pour préserver les archives, « y compris ce que nous avons nous-mêmes écrit », explique-t-il, afin que la génération suivante « puisse les utiliser » dans ses campagnes contre l’arme atomique.

Il reconnaît que les interventions des hibakusha n’attirent souvent plus qu’une poignée de personnes. À 74 ans, Jiro Hamasumi fait partie des plus jeunes survivants. Sa mère était enceinte lorsque la bombe a explosé, à Hiroshima. Son père a été tué, très probablement sur le coup. « Il ne se passe pas un jour sans que je pense à mon père », reconnaît-il, au cours d’un entretien accordé à son domicile.

Ce qu’il sait du bombardement lui vient de sa fratrie : la lumière aveuglante, le bruit assourdissant de l’explosion de la bombe connue sous le nom de Little Boy et l’horreur qui a suivi.

Son père était au travail, à quelques centaines de mètres de l’épicentre. Sa mère a alors essayé de se rendre au bureau de son mari avec ses enfants mais « la chaleur et l’odeur de chair brûlée » les ont arrêtés.

« Abolir l’arme nucléaire »

Ils n’y ont finalement trouvé que « quelque chose qui ressemblait à son corps » et n’ont pu ramasser qu’une boucle de ceinture, une clé et une partie de son portefeuille.

Né en février 1946, Jiro Hamasumi a échappé aux séquelles dont ont souffert de nombreux enfants exposés aux radiations dans l’utérus de leur mère. Mais cette attaque nucléaire a défini toute son existence et, lui aussi, a consacré des décennies à faire campagne contre l’arme nucléaire. « Le parapluie nucléaire », c’est-à-dire la garantie de protection d’un pays par un État allié disposant de l’arme nucléaire, n’évoque en lui « que le nuage en champignon » d’une explosion atomique, résume-t-il.

Au fur et à mesure qu’ils vieillissent, les hibakusha passent la main à de jeunes militants, dont beaucoup sont originaires de Hiroshima et Nagasaki et qui ont été élevés dans les souvenirs des survivants de la bombe. L’un d’entre eux est Mitsuhiro Hayashida, 28 ans, petit-fils de hibakusha de Nagasaki, qui organise des événements avec des survivants et qui contribue aussi au suivi d’une pétition internationale pour l’interdiction de l’arme nucléaire ayant déjà recueilli plus de onze millions de signatures. « Aujourd’hui, les enfants et petits-enfants de survivants comme moi militent, mais le poids de nos mots n’est probablement même pas la moitié de celui des paroles des survivants », déplore-t-il. « Il faut vraiment que le monde se dirige vers l’abolition de l’arme nucléaire pendant qu’ils sont en vie », plaide-t-il.

4 août 2020

L’histoire - Que commémore-t-on le 4 août ?

Dans la nuit du 3 au 4 août 1944, les troupes allemandes plient bagage avant l’arrivée imminente des alliés. Après plus de quatre ans d’Occupation, le bruit sourd des bottes des soldats allemands résonne dans les rues pour la dernière fois. Avant de quitter la ville, à l’aube, les soldats incendient le grand séminaire, le parc des fourrages et la caserne de la Bourdonnaye. Réveillés par le bruit des détonations, les Vannetais découvrent un ciel rougi par les flammes. Mais très vite, la peur s’estompe et laisse place à l’euphorie du départ des Allemands. Vannes est libérée.

Qui sont les libérateurs ?

« On pourrait presque dire que la ville de Vannes s’est libérée toute seule, avance François Ars, docteur en histoire contemporaine. Il n’y a pas eu de bataille militaire, les Allemands sont partis d’eux-mêmes. » Pas de bataille donc mais les soldats ont bel et bien déserté face à l’arrivée imminente des alliés. « Le 30 juillet, les armées américaines entrent en Bretagne avec la percée d’Avranches, explique l’historien. Les alliés gagnent du terrain et les Allemands sentent qu’ils sont en train de perdre. »

Les jours précédents ont-ils été difficiles ?

« Les deux mois précédant la Libération ont été les plus difficiles de la guerre », assure l’historien. Les Allemands sont à cran depuis le débarquement en Normandie, le 6 juin 1944.

Ils intensifient les contrôles, les arrestations et les fusillades. Les Vannetais craignent les bombardements alliés autant que les humeurs de leurs oppresseurs.

Que s’est-il passé après le départ des Allemands ?

À peine les soldats partis, le préfet fait hisser le drapeau français dans la cour d’honneur de la préfecture. Un symbole fort, la foule exulte. « Au même moment, le colonel Bourgoin, chef des opérations militaires dans le Morbihan ordonne aux bataillons des Forces françaises de l’intérieur (Résistance) de passer à l’action, rapporte François Ars. En fin de journée, le capitaine Gougaud et ses hommes arrivent les premiers en ville. » Peu après, deux jeeps américaines entrent en ville sous les clameurs des Vannetais. Le lendemain, des colonnes de blindés américains défilent dans les rues et les maquisards s’installent dans la ville désormais libre. Les Vannetais, en liesse, fêtent leurs nouveaux héros.

Et les jours d’après ?

La majorité des soldats allemands sont partis le 4 août mais quelques-uns ont loupé le départ. Des soldats isolés traversent la ville à vive allure en mitraillant les immeubles sur leur passage. Le 6 août, les Allemands tenteront, dans une dernière offensive, de reprendre la ville. Dès 9 h, des obus s’abattent sur le quartier de la Madeleine. Appelés en renfort par les FFI, les blindés américains font fuir les ennemis. Vannes est bel et bien libérée.

4 août 2020

Alan Parker, l’esthétique du cinéma à thème

Article de Jean-François Rauger

Le réalisateur britannique de « Midnight Express », récompensé à Cannes pour « Birdy », est mort le 31 juillet

DISPARITION

Il fit partie, avec les frères Scott (Ridley et Tony), Adrian Lyne ou bien Hugh Hudson, de ces réalisateurs anglais, parfois venus de la publicité et trop à l’étroit dans le système de production britannique, à qui Hollywood ouvrit ses portes à la fin des années 1970. C’est une génération qui contribua indiscutablement à donner son clinquant visuel, tout autant qu’une certaine manière, plutôt rustique, de travailler les affects du spectateur, à un cinéma qui voulait en finir avec une décennie de doutes et d’ambiguïté douloureuse. A la profondeur inquiète allait succéder un art, tout en surface, de la séduction immédiate et de la sentimentalité facile.

Alan Parker, dont les films rencontrèrent souvent le succès commercial, aura été l’un des plus évidents artisans de ce changement de perspective, quelqu’un qui aura parfois usé de la formule du « grand sujet moral » pour faire passer la pilule d’une imagerie « à la mode », à moins que ce ne soit l’inverse. Le cinéaste britannique est mort à Londres le 31 juillet des suites d’une longue maladie à l’âge de 76 ans.

Alan Parker est né à Islington, une banlieue ouvrière du nord de Londres, le 14 février 1944. D’origine modeste (sa mère est couturière, son père peintre en bâtiment) il fait ses études au Dame Alice Owen’s School. A l’âge de 18 ans, il rentre, comme garçon de courses, dans le milieu de la publicité espérant, dira-t-il au cours d’une interview en 1982, « que ce serait un bon moyen pour rencontrer des filles ». Il grimpe les échelons de l’industrie publicitaire et se met à écrire des scénarios pour des spots télévisés. Il rencontre, à l’agence Collett Dickenson & Pearce, le producteur David Puttnam qui lui mettra plus tard le pied à l’étrier de la réalisation de films pour le cinéma. En attendant, il passe de l’écriture à la mise en scène de publicités pour le petit écran. Certains de ses spots sont très remarqués et obtiennent des récompenses. En 1976, la BBC lui propose alors de réaliser The Evacuees, un drame de guerre situé à Manchester.

Son premier film pour le cinéma sera Bugsy Malone en 1976. Le concept est habile. Il s’agit d’une parodie du film de gangsters entièrement jouée par des enfants. On y découvre l’enfant prodige Jodie Foster dans un des rôles principaux. Le film, et surtout sa jeune actrice, est remarqué et sera pour Parker une voie royale pour s’introduire dans l’industrie hollywoodienne.

En 1978, Midnight Express rencontre un succès planétaire. Cette histoire, basée sur le récit de Billy Hayes, un jeune Américain passé par les geôles turques après avoir été arrêté pour trafic de drogue, comble la paranoïa d’un public adolescent mondial. Le scénario d’Oliver Stone et la musique de Giorgio Moroder constituent les instruments, peu regardants, d’une fiction complaisante quoique efficace. Stone et Moroder obtiendront tous deux un Oscar. A ce film succédera Fame, la peinture d’un groupe de jeunes élèves d’une école d’art dramatique dont le succès phénoménal engendrera même une série télévisée. The Wall, tourné en 1982, est une expérimentation filmique, un trip mental, mêlant prises de vues réelles et images animées, élaborée à partir d’un album des Pink Floyd.

Une forme d’authenticité

Dès lors, Parker enchaînera les films à thèmes indiscutables. Comme celui du retour des combattants du Vietnam traumatisés (Birdy, qui obtint le Grand Prix du jury au Festival de Cannes en 1985) ; le combat pour les droits civiques au début des années 1960 au cœur du Sud raciste des Etats-Unis vu à travers le regard de deux agents du FBI incarnés par Gene Hackman et Willem Dafoe (Mississippi Burning, en 1988) ; le sort de citoyens d’origine japonaise aux Etats-Unis après l’attaque de Pearl Harbor (Bienvenue au paradis, en 1990).

En 1987, il signe Angel Heart, adapté d’un roman de William Hjorstberg paru en France, dans la Série noire, sous le titre Le Sabbat à Central Park. Il s’agit d’un pastiche de film noir mettant en scène un détective new-yorkais (Mickey Rourke) à la recherche, au mitan des années 1950, d’un crooner disparu dont il découvrira qu’il n’est autre que lui-même. Son mystérieux commanditaire, le diable en personne, est incarné par un Robert De Niro portant catogan et ongles démesurément longs. L’imagerie du film noir y est passée à la moulinette d’une esthétique grandiloquente. L’épaisseur de la façon avec laquelle Parker aborde certains sujets, tout autant que ses choix dramaturgiques et ses idées (l’envol final du personnage principal de Birdy !) ont bien incarné le style d’une période durant laquelle un certain cinéma hollywoodien remplaçait toute nuance par une technique (publicitaire pour le coup) de la sensation pure et un mauvais goût qui, il faut bien le dire, ne passe guère les décennies.

Les Commitments, en 1991, est l’histoire de la formation d’un groupe de rock irlandais par de jeunes musiciens issus de la classe ouvrière. Parker semble tout à coup se tenir à distance des scénarios intimidants qu’il adorait tourner pour atteindre à une forme d’authenticité. Les Cendres d’Angela, en 1999, ne sera pourtant, ensuite, qu’un mélo social décoratif et La Vie de David Gale, en 2003, un retour au grand sujet (ici la peine de mort) maladroitement traité. Entre-temps, en 1996, il aura mis en scène pour le cinéma la comédie musicale Evita, biographie hagiographique d’Eva Peron avec Madonna dans le rôle-titre. On lui doit d’ailleurs la mise en scène de plusieurs clips de la chanteuse à la même époque.

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29 juillet 2020

Récit - « C’est un message d’adieu » : le secret du dernier tableau de Van Gogh

Par Judith Perrignon - Le Monde

Que s’est-il passé le 27 juillet 1890 pour que le peintre se retrouve avec une balle logée près du cœur ? A l’aide d’une vieille carte postale, un chercheur a déterminé le lieu précis où Van Gogh a passé cette journée : près d’un arbre dont les racines composent sa dernière œuvre, inachevée.

Vincent Van Gogh s’est éteint il y a cent trente ans, le 29 juillet 1890, une balle logée tout près du cœur. C’est long cent trente ans, le temps de voir éclater des guerres, des révolutions artistiques, le temps de marcher sur la Lune, de laisser disparaître quelques espèces et même de sentir la Terre se réchauffer dangereusement, mais ce n’est pas suffisant pour éteindre le mystère de cette mort-là. Ce geste fatal qui, comme ses toiles, ses lettres, traverse toutes les époques en ne demandant qu’une seule chose : comment vivre ?

La question est revenue nous hanter alors que l’humanité s’est immobilisée sous la pression du Covid-19. Van Gogh aussi, à sa manière. Car une découverte a été faite.

Wouter van der Veen, chercheur et auteur de plusieurs livres sur le peintre, était comme tout le monde bloqué chez lui, à Strasbourg. Il avait entrepris de classer d’anciennes cartes postales qu’il avait déjà numérisées, des photos d’Auvers-sur-Oise datées des années 1910, période à laquelle le village ressemblait encore à celui où Van Gogh avait vécu ses derniers mois et peint ses dernières toiles, vingt ans plus tôt.

Même mouvement des tiges

Soudain, l’une d’elles a retenu son attention, la numéro 37, cliché en noir et blanc d’un homme de dos, à l’arrêt à côté de son vélo, sur une route bordée d’arbres, rue Daubigny, dit la carte. Wouter van der Veen s’est attardé, l’a examinée longuement, il a zoomé sur les vieux arbres à gauche, leurs racines mises à nu par l’érosion du taillis.

Il pensait au dernier tableau de Van Gogh, Racines d’arbres, œuvre inachevée, dont des recherches poussées et récentes ont établi que c’était bien le dernier, celui sur lequel il travaillait encore au moment de sa mort, à 37 ans. Il l’a ouvert sur son écran. Puis il a comparé. Même mouvement des tiges. Mêmes boursouflures. Même coudes. Et si c’était cela son dernier paysage ?

Il a soumis son hypothèse aux éminences du Musée Van Gogh d’Amsterdam avec lequel il travaille depuis des années. Teio Meedendorp, l’un des responsables des recherches, se souvient de ses messages : « Appelle-moi vite, j’ai trouvé quelque chose ! » De l’extrême prudence avec laquelle lui-même a d’abord accueilli cette trouvaille : « Difficile de lier une photo à la peinture, surtout avec l’angle de celle-ci, de se fier à des paysages qui changent si vite. N’était-ce pas une coïncidence ? Mais j’aime beaucoup étudier la topographie. »

Teio Meedendorp et son acolyte du musée, Louis van Tilborgh, calculent alors les distances, les angles, les proportions, ils consultent un dendrologue, spécialiste des arbres et des végétaux ligneux, qui estime pour eux l’évolution possible des bois qui s’entrelacent sur la carte postale. C’est la photo de l’endroit comme il existe aujourd’hui qui est finalement venue confirmer l’hypothèse, après cinq semaines d’étude. « Tout était encore là, il y a cette racine horizontale, l’arbre devant. J’étais convaincu. C’était difficile à contester », poursuit Teio Meedendorp.

Une vieille souche

Car sitôt le confinement levé, Wouter van der Veen a fait le déplacement à Auvers pour en avoir le cœur net. Il a trouvé facilement l’emplacement, une vieille souche désormais couverte de lierre, un lieu de rendez-vous que les gens du coin appellent « l’Eléphant ».

Une dame de 104 ans lui a confié que, jeune fille, c’est par là qu’elle passait avec ses moutons pour aller aux champs. C’est donc par là que Vincent s’en allait « au paysage ». Vers les blés. C’est juste derrière l’auberge où il logeait, à 150 mètres. Après tout, il n’a jamais peint que ce qui était sur son chemin, ou ceux qui étaient sur son chemin. « Ce qui signifiait que je savais soudainement où il avait passé la journée du 27 juillet, et qu’un mystère tenace de la fin de sa vie venait d’être levé », explique Wouter van der Veen.

Que s’est-il passé ce jour-là ? C’était un dimanche. Il faisait très chaud. Van Gogh est parti comme chaque matin avec son barda, son chapeau vissé sur la tête. Longtemps, on a dit qu’il était allé dans les champs à l’arrière du château d’Auvers. Mais maintenant que le motif de sa toile en cours ce jour-là est localisé, il est probable qu’il a posé son chevalet sur la route Daubigny, qui s’appelait alors Grande Rue. Pourquoi peindre ces racines qui ne lui servaient jusque-là que de marchepied ? A quoi pensait-il ? Qu’y voyait-il ? On ne peut parler à sa place.

Mais Van Gogh, par ses innombrables lettres, plus de huit cents, dont l’essentiel à son frère, laisse un mode d’emploi, l’impression qu’il savait ce que l’avenir lui réservait, et qu’il l’éclairait depuis sa trop courte vie. « Peu d’artistes vous laissent aller si près d’eux, de leur personne », dit Teio Meedendorp. Dans une lettre de mai 1882 qui accompagne quelques croquis, notamment celui d’un vieil arbre aux racines apparentes, il dit y voir « quelque chose de la lutte pour la vie », « le fait de s’enraciner passionnément et convulsivement en quelque sorte dans la terre en étant pourtant à moitié arraché par les tempêtes ».

Seul Théo le relie à son passé

Ses racines à lui sont glacées, elles plongent dans le sol de Groot Zundert, petit village du sud des Pays-Bas, et plus précisément, là-bas, dans les quelques mètres qui séparent sa maison d’enfance de l’église dont son père était le pasteur. Il s’est employé à les suivre tout jeune en cherchant un temps la voie de Dieu, puis à les brûler tant il déplaisait à son austère père et à son édifice religieux. Choses impossibles, l’une comme l’autre.

On ne se défait pas de ses racines. Il a donc cherché à s’en éloigner et il a marché vers le sud, vers une tout autre lumière. Seul Théo le relie à son passé, mais aussi à la vie, à la société des hommes puisque c’est lui qui envoie de quoi peindre et de quoi se payer un toit. « Je suis le petit bateau que tu as en remorque, et qui parfois peut apparaître comme un fardeau dont tu pourrais, certes, te débarrasser en coupant la corde si tu le voulais », lui avait-il un jour écrit.

C’est Théo qui a organisé son rapatriement à Auvers-sur-Oise, après les crises qui ont émaillé son séjour à Arles, l’oreille coupée, les tentatives de se donner la mort, déjà. Tant de sombres signaux envoyés tandis que Théo se mariait, avait un fils qu’il appelait Vincent. Théo, dans ses lettres, le suppliait de ne pas se sentir abandonné. « Notre vie, justement par cet enfant, est si étroitement liée que tu ne dois pas avoir peur qu’une petite différence ne puisse occasionner un écartement… Crois-moi. Ton frère qui t’aime. »

« J’AI COMPRIS CE TABLEAU IL Y A DEUX MOIS SEULEMENT. UN TAILLIS, C’EST QUELQUE CHOSE QU’ON COUPE, MAIS OÙ LA VIE RESTE. POUR MOI, C’EST UN MESSAGE D’ADIEU. » WOUTER VAN DER VEEN, CHERCHEUR

Mais lorsque Vincent, trois semaines avant sa mort, a rendu visite à son frère et sa famille à Paris, ça ne s’est pas bien passé. Théo était épuisé, souffrant. Ils n’ont eu que des discussions avortées et tendues. Vincent ne se doute pas alors que son frère n’a plus que quelques mois à vivre, mais il comprend qu’il va mal et c’est tout l’édifice de sa vie qui tremble. Une fois revenu à Auvers, il n’a plus parlé à grand monde au village, n’a même pas rendu visite au docteur Gachet. C’est lui qui va couper la corde. Il rentre déjeuner selon son habitude, comme les deux autres peintres qui sont en pension à l’auberge.

Auvers-sur-Oise est un repaire d’artistes. Il repart aussitôt après poursuivre son ouvrage. « Les dernières touches de jaune sont typiques des lumières de fin de journée », explique Wouter van der Veen. Tout s’éclaire sur cette ultime toile inachevée et longtemps illisible que certains avaient même interprétée comme un possible glissement de Van Gogh vers l’abstraction. « J’ai compris ce tableau il y a deux mois seulement. Un taillis, c’est quelque chose qu’on coupe, mais où la vie reste. Pour moi, c’est un message d’adieu. Il abandonne. Mais la vie continue. Un petit Vincent est né chez son frère. Lui vivra à travers ses tableaux. »

Le rapport introuvable des gendarmes

Il n’est pas à l’auberge à l’heure où est servi le dîner. Les Ravoux s’inquiètent, c’est la première fois depuis son arrivée sept mois plus tôt. Ils l’ont vu revenir avec son chevalet en fin d’après-midi, se délester de son barda et repartir. Il ne reparaît qu’une fois la nuit tombée, la main pressée sur le torse. Il monte directement dans sa chambre au premier étage, M. Ravoux l’y suit, le trouve recroquevillé sur son lit, lui demande s’il est malade.

Van Gogh soulève sa chemise et montre le trou d’une balle dans sa poitrine. « Je voulais me tuer », aurait-il dit. Ce qu’il répète au peintre hollandais qui occupe la chambre d’à côté, Anton Hirschig : « Je m’emmerdais alors je me suis tué. » Il s’allonge, demande qu’on bourre sa pipe. On envoie chercher le docteur Gachet qui l’ausculte, ment gentiment en lui promettant qu’il fera tout pour le sauver. « Alors c’est à refaire », aurait soupiré un Van Gogh qui ne voulait pas se rater.

On charge Hirschig d’un message urgent pour Théo à Paris. Le lendemain, les gendarmes se présentent, lui demandent s’il a tenté de se suicider, il répond que oui. Ils lui rappellent que c’est illégal. « Gendarme, mon corps m’appartient et je suis libre d’en faire ce que je veux. N’accusez personne, c’est moi qui ai voulu me suicider. »

Le rapport des gendarmes n’a jamais été retrouvé. Tout comme le pistolet. Peut-être la vieille pétoire qui traînait à l’auberge. Le récit s’est tissé au gré des témoignages des gens du village, puis des amis venus à l’enterrement avec tant de chagrin qu’ils posaient beaucoup de questions. Il a enflé au fil des décennies puisque ce pauvre Vincent tout taché de couleurs est devenu une légende mondiale.

Du piment sur le bout de ses pinceaux

Dans les années 1930, une autre version de l’histoire circule dans le village qui revisite tout. On s’y souvient très bien de tous ces petits Parisiens qui venaient s’aérer par ici l’été, des enfants de bourgeois qui aimaient rire de ce bonhomme arpentant les champs et leur faisant l’effet d’un épouvantail à oiseaux. En douce, ils versaient du sel dans son café, du piment sur le bout de ses pinceaux qu’il mâchouillait, ou glissaient un serpent dans sa boîte à couleurs.

Il y avait deux frères parmi eux, Gaston et René Secrétan, 19 et 16 ans, fils d’un pharmacien de la rue de la Pompe à Paris. Et si c’était eux qui, en jouant les cow-boys avec un pistolet à oiseaux, lui avaient malencontreusement tiré dessus ? Un historien américain de passage, John Rewald, entend ces rumeurs et les couche noir sur blanc. Les frères alors adultes sont retrouvés et interrogés.

Gaston, l’aîné devenu chansonnier, a raconté qu’il aimait Vincent pour sa fibre anarchiste, qu’il lui a payé des coups à boire et a parlé peinture avec lui. René, le cadet devenu banquier, a admis que Vincent l’appréciait beaucoup moins que son frère, il a évoqué Vincent les espionnant quand ils faisaient venir de jeunes prostituées de Paris, ou le vieux pistolet qu’il empruntait à Ravoux, et que Vincent lui a peut-être « barboté ». Jamais l’un ou l’autre n’a évoqué de choses plus graves. Et la thèse de l’homicide s’est tranquillement dissipée.

En 1947, Antonin Artaud, l’homme de théâtre, livre son verdict. Après une traversée fulgurante d’une exposition Van Gogh au Musée de l’Orangerie, il publie Van Gogh le suicidé de la société. Beau texte qui parle plus de lui que du peintre, mais accuse la société d’avoir précipité la fin de ce génie tout sauf fou. Ce n’est pas Vincent lui-même, pas des mômes armés d’un pistolet à moineaux, c’est nous qui l’avons tué. Et c’est peut-être pour ça, au fond, que nous l’aimons tant.

A la recherche du pistolet

En 1953, c’est le centenaire de sa naissance. Ladite société communie. On cherche les survivants d’Auvers, les adolescents de ces journées de l’été 1890 qui ont emporté Vincent Van Gogh. Adeline, la fille des Ravoux, la jeune fille en bleu du tableau de Van Gogh, a maintenant 77 ans. Elle refait le déroulé de ce jour-là pour la télévision française. Vincent qui rentre en se tenant l’estomac et en disant à tout le monde qu’il a voulu se tuer. Son père et Théo partis en vain à la recherche du pistolet dans les champs. Trois ans plus tard, René Secrétan répond encore à une interview, il raconte les bêtises et la morgue de son adolescence. Mais, déjà, plus personne ne lui demande s’il a tiré sur le peintre.

Vincent a laissé un mot trouvé dans sa poche. C’est le brouillon d’une lettre qu’il vient d’adresser à son frère. « Mais c’est plus dramatique que ce qu’il a envoyé. C’est peut-être l’ultime message de celui qui sait qu’on le trouvera mort », explique Wouter van der Veen. Il connaît bien la correspondance du peintre. Il avait 24 ans quand le Musée Van Gogh d’Amsterdam l’a embauché. Il n’était alors pas un spécialiste de l’artiste qu’il prenait même pour « une icône bourgeoise ».

ERIC YAHNKER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

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Mais il est né au Pays-Bas, s’est installé très jeune en France, il sait comment on va d’une langue à l’autre. Le musée, qui voulait alors revenir au texte originel de la correspondance tant publiée, coupée, traduite, arrangée qu’elle en avait été dénaturée, avait pensé que le jeune Wouter comprendrait les fantaisies, les libertés, les fautes et la ponctuation très libre de Vincent qui écrivait toujours dans la langue du pays où il s’installait, donc beaucoup en français, y compris à son propre frère.

Le punk, c’était Vincent

Wouter van der Veen avait eu accès à la chambre forte dans le sous-sol du musée, il tenait entre ses mains gantées les fines pages noircies de phrases et de croquis que le moindre rayon de lumière pourrait endommager. Et là, ce fut un choc. Une rencontre. Ce fut Vincent plutôt que le mythe Van Gogh. Vincent bavard. Vincent rebelle. Vincent baiseur. Vincent déterminé. Loin du fou, de l’autiste et du maudit. Vincent conscient de la valeur de sa peinture qu’il confiait aux bons soins de son frère.

Wouter van der Veen souriait intérieurement de son premier passage à Auvers en famille sur la route des vacances, il avait 15 ans, il était punk, il avait préféré rester dans la voiture. Gonflant, ce Van Gogh. Quelques années plus tard, ses lettres originales en main, il découvrait que le punk, c’était Vincent, et il n’allait plus jamais s’en éloigner. Il avait alors fait retirer le point d’interrogation qui clôt bien des publications de la correspondance, ce mot à Théo trouvé dans sa poche.

Il se termine ainsi, dans sa version initiale et rétablie. « Eh bien mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondrée à moitié – bon – mais tu n’es pas dans les marchands d’hommes ; pour autant que je sache et puisse prendre parti je te trouve agissant réellement avec humanité mais que veux-tu. » Nombreux sont ceux qui ont chez eux une édition des Lettres à Théo avec un point d’interrogation à la fin. Vincent n’en avait pas mis. Ce « que veux-tu », il l’emploie souvent, formule teintée de fatalisme. Il ne demande rien à son frère. Il ne veut plus être son fardeau.

Mains pleines de couleurs

Théo accourt quand la nouvelle lui parvient. Il passe la dernière nuit allongé, tout contre son aîné mourant et gémissant, parmi les toiles qui sèchent dans sa chambre mansardée, dont probablement Racines d’arbres. Il lui ferme les yeux à une heure et demie du matin, joint ses mains pleines de couleurs sur sa poitrine. Il organise l’enterrement. Le prêtre refuse de lui prêter sa charrette, car l’Eglise n’escorte pas les suicidés.

Puis Théo écrit la nouvelle à leur mère : « L’on peut se dire qu’il a trouvé le repos qu’il recherchait. La vie lui pesait tant. Et comme à chaque fois, maintenant tout le monde loue son talent. Oh mère, il était mon frère à moi. »

Une fois Vincent en terre, et sans qu’il ait été capable d’articuler un seul mot au bord de la fosse, il part pour les Pays-Bas, il retourne aux froides racines, il veut leur raconter son frère, ce fils depuis longtemps perdu pour ses parents, il veut leur dire quel homme et quel artiste magnifique a finalement germé. Il meurt six mois plus tard, de chagrin, disent souvent les biographies de Van Gogh. Mais aussi de la syphilis.

Ancienne rumeur du village

Alors cette souche de bois de la rue Daubigny que raconte-t-elle ? Pas tout. Mais elle dit où Vincent a passé l’essentiel de sa journée. Elle concorde avec ses lettres, sa mauvaise humeur, sa tristesse après sa dernière visite à Théo, avec les témoignages glanés au moment de sa mort. « Ce qui est important, c’est qu’il était sur la pente, il voulait mettre fin à ses jours, ce qu’il avait déjà tenté de faire. Il allait mal », insiste Teio Meedendorp.

Ce n’est pas nouveau, mais les historiens d’Amsterdam tiennent à le rappeler, parce qu’en 2011 la thèse du meurtre par les gamins Secrétan est revenue en force. Deux Américains, Steven Naifeh et Gregory White Smith l’ont remise au goût du jour par la publication d’une biographie très détaillée, Van Gogh, the Life, fruit de dix années de travail.

Eric Yahnker pour M Le magazine du Monde

La thèse de l’homicide n’y figure qu’en annexe. Mais elle a assuré la publicité de l’ouvrage. Dominique Janssens, propriétaire de l’Auberge Ravoux, a vu passer les auteurs bien des fois, il a aimé disséquer avec eux encore et encore la vie de Vincent. Il s’y consacre pleinement depuis qu’en 1985 il a survécu à un grave accident de voiture devant l’auberge alors qu’il traversait le village. Il était à l’époque directeur marketing chez Danone, il a tout plaqué et racheté l’auberge dont il a fait un musée.

C’est entre ses murs qu’a eu lieu le lancement du livre. L’équipe de l’émission de CBS « 60 minutes » était venue ­filmer dans la salle à manger. « A un moment du tournage, on m’a demandé de sortir, j’ai demandé à rester, mais ils ont insisté. “Marketing reasons, ils m’ont dit” », se remémore Dominique Janssens.

Les deux auteurs ont alors raconté devant les caméras la possibilité du meurtre de Vincent par deux adolescents. Ils n’affirment pas en avoir la preuve, mais revisitent les relations troubles des frères Secrétan avec Van Gogh, ils avancent le fait qu’un homme qui peint toute la journée n’est pas sur le point de se ­donner la mort, et que s’il vient de se tirer une balle dans la ­poitrine, il ne peut pas rentrer à pied à l’auberge.

Et c’est ainsi que l’ancienne rumeur du village a été diffusée un siècle plus tard dans l’un des shows les plus regardés aux États-Unis.

Expert en balistique

Les spécialistes d’Amsterdam n’ont pas réagi tout de suite. Après tout, cette ­histoire avait déjà circulé. « Mais un nouveau mythe était en train de s’écrire, à partir de faits qui n’en sont pas », explique Teio Meedendorp. « Tapez donc “mort de Vincent Van Gogh” sur [la version anglophone de] Wikipédia. » On peut y lire en introduction : « Vincent Van Gogh a été blessé à la poitrine, par lui-même ou par d’autres et il est mort deux jours plus tard. » Les chercheurs du musée, très attachés à ce que Vincent révèle de lui dans ses lettres, ont fini par contre-attaquer dans une série d’articles.

En 2014, les auteurs américains ont fait appel à un expert en balistique, Vincent Di Maio, qui a conclu à l’homicide plutôt qu’au suicide, en expliquant notamment que si le peintre avait tiré on aurait dû retrouver de la poudre sur ses paumes et son torse. Ce à quoi un autre expert américain, Joe Nickell, parfois consulté par le FBI, a répondu que le peintre a pu tenir l’arme par le barillet de la main gauche, et que ses vêtements ont pu absorber la poudre.

L’histoire de l’art a soudain viré à la criminologie, pourtant privée de tout, du corps, de l’arme et de la balle. Les restes de Vincent sont depuis longtemps devenus poussière, à côté de ceux de Théo sous le lierre du cimetière d’Auvers.

Correspondance houleuse

Au mois d’août 2017, Dominique Janssens reçoit le scénario du prochain film du peintre et réalisateur Julian Schnabel, un biopic sur Van Gogh qui serait incarné par Willem Dafoe. Il veut tourner l’agonie dans la mansarde de Vincent. Dominique Janssens envoie le scénario à Wouter van der Veen avec lequel il a créé l’Institut Van Gogh, dont l’épicentre est l’auberge.

Wouter van der Veen note quelques anachronismes, s’énerve des champs de tournesols arlésiens déplacés à Auvers, mais surtout du dénouement, le meurtre par deux adolescents. « Un tas de fadaises dont il faudra rester éloigné à mon avis », répond-il à Janssens. L’Auberge fait savoir qu’elle n’ouvrira pas ses portes au tournage. S’ensuit une correspondance houleuse avec le réalisateur qui a fini par reconstituer le décor ailleurs. At Eternity’s Gate est sorti en 2018 aux Etats-Unis (puis en 2019 en France sur Netflix). Les gardiens de l’Auberge n’ont aucun regret.

Ces deux-là ont d’ores et déjà fait installer une clôture autour de la souche et de ses racines en bord de route. Wouter van der Veen a fait de sa découverte un livre en téléchargement libre. Le confinement lui en a laissé le temps. Il distillait alors l’information, mais c’était un secret, sous embargo. Tout a été rendu public ce mardi 28 juillet, à l’Auberge Ravoux, en présence notamment des chercheurs du Musée Van Gogh d’Amsterdam et de l’ambassadeur des Pays-Bas. Veille du jour anniversaire de la mort du peintre, le 29 juillet. Cela fait cent trente ans que Vincent s’est éteint, une balle logée tout près du cœur.

29 juillet 2020

Nécrologie - Gisèle Halimi, défenseuse passionnée de la cause des femmes, est morte

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Par Josyane Savigneau

La célèbre avocate, qui a défendu des militants FLN pendant la guerre d’Algérie et s’est battue pour la libéralisation de l’avortement et la criminalisation du viol, est morte à l’âge de 93 ans.

Pour parler de Gisèle Halimi, qui est morte le 28 juillet, au lendemain de son anniversaire, deux mots s’imposent d’emblée : battante, insoumise.

Le 27 juillet 1927, dans le quartier de la Goulette, à Tunis, lorsque naît Zeiza Gisèle Elise Taïeb, personne ne fait la fête. Comme elle le raconte dans La Cause des femmes (Grasset, 1974), son père, Edouard, est si désolé d’avoir une fille qu’il met plusieurs semaines à avouer sa naissance à ses amis. Ce père qui n’aime pas les filles aimera pourtant passionnément « sa » fille. Tandis qu’entre Gisèle et sa mère les relations ont toujours été difficiles, comme on peut le lire tant dans Le Lait de l’oranger (Gallimard, 1988), émouvant récit autobiographique, que dans Fritna (Plon, 2000).

Mme Taïeb aurait sans doute voulu une fille plus docile. La jeune Gisèle résiste à tout, allant jusqu’à faire, à 10 ans, une grève de la faim pour appuyer son droit à la lecture. Elle défie les sentiments religieux de sa famille juive en refusant d’embrasser la mézouza avant d’aller en classe.

A 16 ans, elle refuse un mariage arrangé, obtient de faire ses études de droit en France, revient à Tunis et s’inscrit au barreau en 1949. La rebelle qu’elle a toujours été devient militante. D’abord pour l’indépendance de son pays dont, tout en étant Française, elle n’a jamais abandonné la nationalité. Elle a toujours aimé la Tunisie, y est régulièrement retournée et, à Paris, elle aimait cuisiner, pour ses amis, des plats tunisiens.

En s’installant en France en 1956 et en épousant Paul Halimi, un administrateur civil, elle change de nom et donne naissance à deux fils. Elle divorce, tout en gardant ce nom par lequel elle s’est faite connaître, et épouse Claude Faux, qui fut le secrétaire de Jean-Paul Sartre. Elle a avec lui un troisième fils. Jamais de fille. C’est peut-être pour cela qu’elle aura, avec sa petite-fille, la relation passionnelle qu’elle analyse dans Histoire d’une passion (Plon, 2011), son dernier livre publié.

Longue bataille contre la torture

Quand commence la guerre d’Algérie, c’est une évidence pour Gisèle Halimi de militer aux côtés de Sartre et de ceux qui signeront, en septembre 1960, le Manifeste des 121. En 1960, apprenant qu’une Algérienne de 22 ans, Djamila Boupacha, accusée d’avoir posé une bombe a été arrêtée, torturée et violée par des soldats français, elle décide de la défendre.

Commence alors une longue bataille, dans laquelle Gisèle Halimi entraîne Simone de Beauvoir. Celle-ci écrit une tribune dans Le Monde et crée un comité, avec, notamment, Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion. Djamila est finalement jugée en France, à Caen, en 1961. En dépit de la brillante plaidoirie de Gisèle Halimi, elle est condamnée à mort, mais sera amnistiée et libérée en 1962 après les accords d’Evian qui mettent fin à la guerre d’Algérie.

La même année, chez Gallimard, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi publient, avec d’autres, Djamila Boupacha (Gallimard), un livre de témoignages sur toute cette affaire. Sur la couverture, le portrait de Djamila est réalisé par Pablo Picasso. L’histoire de Djamila Boupacha et de Gisèle Halimi est devenue un téléfilm, réalisé par Caroline Huppert. Pour Djamila a été diffusé pour la première fois le 20 mars 2012 sur France 3. Le rôle de Djamila Boupacha est tenu par Hafsia Herzi et celui de Gisèle Halimi par Marina Hands.

Dès lors, Gisèle Halimi est considérée comme l’avocate des causes difficiles. Qui l’a entendue plaider, même dans des affaires plus mineures, connaît le charme de sa parole. Et son aplomb. Un jour, opposée à un Robert Badinter plutôt condescendant, elle a commencé sa plaidoirie par un retentissant : « Je ne me laisserai pas renvoyer à mes fourneaux par le professeur Badinter. »

Sans être la porte-drapeau d’un parti, Gisèle Halimi est, depuis toujours, engagée en politique. C’est pourquoi, en 1965, avec Evelyne Sullerot, Colette Audry et quelques autres, elle fonde le Mouvement démocratique féminin pour soutenir la candidature de François Mitterrand à la présidence de la République.

Féministe, sans que le mot ait encore un sens pour elle, elle l’a été depuis son enfance à la Goulette. Aussi, logiquement, on la retrouve en 1971 parmi les signataires du Manifeste des 343, publié par Le Nouvel Observateur. Toutes ces femmes déclarent avoir avorté, donc avoir violé la loi, et plaident pour que les femmes n’aient plus à mettre leur vie en danger en avortant clandestinement. La même année, Gisèle Halimi fonde avec Simone de Beauvoir le mouvement Choisir la cause des femmes, qui prendra part à toutes les luttes féministes et organisera la défense de nombreuses femmes maltraitées.

Le procès de Bobigny

En 1972, une jeune fille de 16 ans, Marie-Claire, et sa mère qui l’a aidée à avorter, sont poursuivies en justice. Elles demandent à Gisèle Halimi de les défendre. Bien décidée à plaider, non seulement pour ces deux femmes, mais pour la libéralisation de l’avortement, Gisèle Halimi fait venir au procès à Bobigny de prestigieux témoins, dont le professeur de médecine Paul Milliez, fervent catholique, père de six enfants. Marie-Claire est relaxée, sa mère condamnée mais dispensée de peine.

C’est une grande avancée vers la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, qui, portée par Simone Veil après l’élection de Valéry Giscard d'Estaing, sera promulguée en janvier 1975. Cette affaire est, elle aussi, devenue un téléfilm, Le Procès de Bobigny, réalisé par François Luciani. Il a été diffusé en mars et en avril 2006 sur plusieurs chaînes, dont France 2. Anouk Grinberg interprète Gisèle Halimi, et Sandrine Bonnaire, la mère de Marie-Claire.

Pour les féministes, une nouvelle lutte commence alors, demandant que le viol soit reconnu comme un crime. Une fois de plus, Gisèle Halimi est là. En mai 1978, à Aix-en-Provence, devant les assises des Bouches-du-Rhône, elle représente deux jeunes femmes Belges qui ont porté plainte contre trois hommes.

Dans la nuit du 21 au 22 août 1974, elles ont été violées alors qu’elles campaient dans une calanque. Les trois hommes plaident non coupables. Hors du prétoire, Gisèle Halimi est bousculée, injuriée, menacée. Les hommes sont condamnés. Et de nouveau ce procès ouvre le chemin vers la loi de 1980, qui reconnaît le viol comme un crime. L’affaire a fait l’objet d’un documentaire en 2014 réalisé par Cédric Condon (Le Procès du viol) et d’un téléfilm, Le Viol, d’Alain Tasma, diffusé en 2017.

L’écriture, son autre passion

En 1981, le candidat que Gisèle Halimi avait soutenu dès 1965, François Mitterrand, devient président de la République. Elle a alors envie de participer à l’aventure et devient députée apparentée socialiste de la 4e circonscription de l’Isère, avant d’être ambassadrice de France à l’Unesco, de 1985 à 1986. Au terme de tout cela, elle retourne avec plaisir à son métier d’avocate, et décide de consacrer plus de temps à son autre passion : écrire.

Elle publiera une quinzaine de livres entre 1988 et 2011, dont le dernier, Histoire d’une passion, à l’âge de 84 ans. Une occasion de dire, dans un entretien au Monde, son sentiment sur la vieillesse : « La seule crainte, si l’on est en bonne santé, est celle de la faiblesse intellectuelle. Or je me sens en pleine capacité. Plus riche même, de l’expérience. Bien sûr, il y a certaines limites. Autrefois, pour un procès d’assises, comme celui de Bobigny, je pouvais travailler une nuit entière sur un dossier, me doucher, prendre un café et aller plaider. Aujourd’hui, je ne pourrais pas aller au-delà d’une heure du matin. Mais c’est assez minime. Ce n’est pas si désagréable de vieillir si l’on ne coupe pas la vie en étapes, si on ne se dit pas : “Maintenant c’est fini, je suis entrée dans la vieillesse”. »

Citant Marguerite Yourcenar, qu’elle admirait, elle voulait mourir comme elle avait vécu : « Les yeux ouverts. »

27 juillet 2020

Récit - Sous les pavés de Mai 68, la plage et la Méhari

Par Jean-Michel Normand

Sur la route des vacances – Bien valeureux ceux qui pourraient faire un Lille-Marseille à son bord, mais synonyme de soleil, de sable fin et de conduite en tongs, cette Citroën est « la » voiture dont on n’a pas besoin, mais dont tout le monde a envie !

Les Anglais plébiscitent la Mini Moke, les Américains le dune buggy, les Français, eux, votent des deux mains pour la Méhari. Au rayon bigarré des voitures de plage, cette curieuse automobile ouverte à tous les vents, qui continue de faire résonner son bruit de crécelle autour des pontons des stations balnéaires et des marchés de village, a marqué son territoire.

ELLE MÈNERA UNE DRÔLE DE DOUBLE CARRIÈRE MILITAIRE. EN VERSION 4 × 4, POUR L’ARMÉE FRANÇAISE, ET AU CINÉMA, DU CÔTÉ DE SAINT-TROPEZ, DANS LA SÉRIE DES « GENDARMES » AVEC LOUIS DE FUNÈS.

Au volant de cette Citroën spartiate, à conduire en sandales et bermuda, que l’on vit se multiplier dans les années 1960 et 1970, on ne part pas – heureusement ! – en vacances : on les vit. Taillée pour les chemins terreux et les bords de mer, elle ne se prend pas au sérieux, fait la joie des enfants et peut rendre tout un tas de services. Bref, c’est la bagnole que tout le monde voudrait pour sa maison de campagne.

N’en déplaise à son statut d’icône, la Citroën Méhari n’est pas le creuset fondateur de la voiture de plage. Avant elle, il y eut la méconnue Baby Brousse, créée en 1963 à Abidjan par des industriels français sur la base d’une 2 CV. Une étonnante et ingénieuse création qui ressemblait bien plus à un dromadaire que la Méhari, dont le nom désigne pourtant cet animal chez les Touareg.

En 1964, l’Austin Mini avait inspiré la Mini Moke, petit engin passe-partout issu d’un projet de véhicule tout-chemin abandonné par l’armée britannique. Ces pionnières ouvriront le chemin à la Méhari que Citroën dévoile en mai 1968, la veille de la grève générale. Autant dire dans une totale indifférence.

La banquette arrière, une option

Conçue sur le châssis de la Dyane, elle emprunte le modeste bicylindre à plat de l’Ami 6, les feux arrière du fourgon Type H et l’esprit rustique de la 2 CV. Nonobstant l’effet « tôle ondulée » sur ses flancs, la Méhari reçoit une carrosserie en plastique PVC. Un élément de pure modernité en cette fin des années 1960 et un atout pour une automobile qui ne craint ni la boue ni le sable. La banquette arrière est livrée en option (comme le pare-brise, elle est rabattable), les portières sont démontables, la capote claque joyeusement au vent et l’habitacle se lave à grande eau. Parfait pour aller aux champignons.

La Méhari n’est pas un caprice foldingue imaginé par une marque anticonformiste. Ce que subodore Citroën à travers ce modèle, c’est l’émergence de la société des loisirs. Nimbée d’un vague esprit soixante-huitard, la Méhari – la voiture dont on n’a pas besoin mais envie – fera le bonheur de familles aisées. Ce véhicule sans chichi mènera une drôle de double carrière militaire. En version 4 × 4, pour l’armée française qui en commandera 7 000 unités, et au cinéma, du côté de Saint-Tropez, dans la série des « Gendarmes » avec Louis de Funès.

Sa cote de popularité n’a jamais faibli. La série d’incendies volontaires dont elle fut victime à Paris pendant l’hiver 1973-1974 (soixante-trois véhicules détruits) plonge dans l’incrédulité. Produite à 145 000 exemplaires jusqu’en 1987, la Méhari aura eu pour seule rivale la Rodéo conçue par Renault en 1970 sur une base de 4L. Son style un peu gauche et son manque patent de joie de vivre ne lui permettront pas de rivaliser avec la Citroën.

D’autres voitures de plage, à la diffusion plus ou moins confidentielle, verront le jour dans le sillage de la Méhari. La Dallas, aux allures de fausse Jeep, fabriquée elle aussi sur une base de Renault 4 et commercialisée par l’ex-chanteur yéyé Frank Alamo. La charmante Fiat 500 Jolly signée Ghia, la jolie et méconnue Spartana de la marque roumaine Aro ou encore l’éphémère Fargo, conçue au début des années 2000 sous la marque De Frémond avec une mécanique de Peugeot 106.

La rationalisation poussée à l’extrème de l’industrie automobile, le renforcement des normes de sécurité et l’explosion des coûts engendrés par les petites séries ont finalement eu raison des voitures de plage, un genre qui n’a jamais pu être renouvelé. La preuve : aujourd’hui, la refabrication ex nihilo de Méhari – y compris en version électrique – est une activité en plein essor.

26 juillet 2020

Enquête - « L’affaire Gabrielle Russier » : une professeure unique

Par Pascale Robert-Diard, Joseph Beauregard

« L’affaire Gabrielle Russier, l’amour hors la loi ». A l’aide de témoignages et de documents inédits, « Le Monde » retrace le destin de cette enseignante dont l’histoire d’amour avec l’un de ses élèves fit scandale au tournant des années 1960-1970.

« Je vous rappelle qu’il est interdit de fumer dans les couloirs, dit le pion en lui tapotant l’épaule.

– Même pour les profs ?

– Ah, pardon. Je ne vous avais pas reconnue au milieu des élèves. »

Gabrielle Nogues, née Russier, tire sur sa Gauloise bleue. Elle a 30 ans. Trois mois plus tôt, elle a brillamment réussi l’agrégation de lettres modernes. Ce 14 septembre 1967, elle effectue sa première rentrée comme professeure de français et de latin au lycée Nord de Marseille.

GABRIELLE RUSSIER SORT DE SON CARTABLE L’ECUME DES JOURS, DE BORIS VIAN, ET EN LIT QUELQUES PAGES À L’ASSEMBLÉE DE BLOUSES GRISES ET BLEUES. LES COLLÉGIENS N’ONT JAMAIS VU ÇA

Un coup de pouce de dernière minute de sa tante Suzanne, qui connaît du monde au ministère, lui a permis d’échapper à une nomination dans un lycée de jeunes filles à Nîmes. L’immense paquebot qui domine la rade de Marseille, sacré « lycée le plus moderne d’Europe » par le premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, lors de sa visite en 1960, lui convient bien mieux. Un lycée mixte, le seul des quartiers nord de Marseille, qui rassemble les élèves des barres HLM de Saint-Louis, Saint-Henri, la Cabucelle, Saint-Antoine ou Saint-André, ceux qui grimpent depuis les petites maisons de l’arrière-port de Mourepiane ou qui quittent chaque jour, dans la voiture de leurs parents, les belles villas lovées dans ce coin de « campagne » que sont alors l’Estaque, la Gavotte, Verduron ou Bouc-Bel-Air. Un brassage de fils et filles d’ouvriers ou d’employés, de pieds-noirs rapatriés depuis peu, de commerçants, de bonne bourgeoisie marseillaise et même deux des héritiers de Norodom Sihanouk, chef d’Etat du Cambodge.

Prévu pour 1 800 élèves, le lycée en compte déjà 2 700. Le jour de la rentrée, en seconde C, ils sont une trentaine à observer le bout de femme qui se présente à eux. Des cheveux bruns très courts, un visage triangulaire, le nez long, de grands yeux verts. Pas vraiment jolie, avec même quelque chose d’un peu insolite et ingrat dans l’expression, qui s’efface quand elle sourit. On dirait un chat, pensent les uns. Plutôt un chameau, assurent les autres en s’amusant de sa ressemblance avec l’effigie des paquets de Camel. Sa robe courte, bleue à pois blancs surmontée d’un col Claudine, la fait paraître plus petite encore et si frêle.

Elle va, prévient-elle, leur faire aimer la littérature. Elle promet la même chose à ses élèves de première littéraire. A la classe de troisième qui lui a été attribuée, elle ne dit rien d’abord. Elle sort de son cartable L’Ecume des jours, de Boris Vian, et en lit quelques pages à l’assemblée de blouses grises et bleues. Les collégiens n’ont jamais vu ça.

Il y a le programme à respecter bien sûr. Celui du Lagarde et Michard auquel elle préfère le Castex et Surer qu’elle trouve mieux rédigé. Montaigne, Molière, Racine, Les Provinciales, de Pascal. Mais il y a tous les autres que la fraîche agrégée aime passionnément et qu’elle veut leur faire partager. Eluard, Apollinaire et Supervielle dont elle peut réciter des dizaines de poèmes, le théâtre de Giraudoux et d’Anouilh – Antigone, surtout Antigone –, et Proust et Camus et Segalen et Boris Vian, toujours.

A LA FIN DE CHAQUE COURS, GABRIELLE S’ATTARDE DANS LA CLASSE. ELLE GOÛTE CES MOMENTS OÙ LES UNS ET LES AUTRES VIENNENT LUI PARLER. ELLE LES SOLLICITE, MÊME

En parler, c’est bien. Amener ses élèves à les lire, c’est mieux. Mais au lycée Nord à l’époque, il n’y a pas de bibliothèque. Qu’à cela ne tienne, Gabrielle Nogues va en créer une, rien que pour eux. A chacun de ses élèves, elle demande une participation symbolique de quelques francs. Elle se chargera d’acheter les livres de poche. Et à la fin de l’année, chacun emportera celui qu’il a préféré. Souvent, elle descend de l’estrade du haut de laquelle les profs dispensent leurs cours magistraux. Quand elle passe dans les rangs, elle laisse un sillon parfumé qui intrigue. Jicky, de Guerlain, confie-t-elle un jour à sa timide élève de seconde, Françoise Blasquez, qui s’est enhardie à lui demander ce qu’elle portait.

A la fin de chaque cours, Gabrielle Nogues s’attarde dans la classe. Elle goûte ces moments où les uns et les autres viennent lui parler. Elle les sollicite, même. Ses sujets de dissertation sont aussi pour elle une façon de les faire sortir d’eux-mêmes, de les inciter à affronter leurs émotions, leurs troubles, leurs difficultés. « La lumière chez Antigone, vous avez une heure. »

De l’un de ses maîtres à la fac d’Aix-en-Provence, l’éblouissant Antoine Raybaud, Gabrielle Nogues a retenu une devise : la culture est inséparable de l’inquiétude de la vie. Seule la culture, pense-t-elle, peut apporter des réponses aux questions que les ados n’osent aborder autour des tables familiales, des dîners à heure fixe auxquels il est inconcevable de se présenter avec quelques minutes de retard.

Discussions à bâtons rompus

La jeune enseignante préfère ces échanges aux rumeurs de la salle des profs, qu’elle fuit. Petit à petit, elle se joint aux groupes d’élèves dans la cour, discute à bâtons rompus de cinéma, de littérature, de musique, évoquant avec eux les textes de Barbara, Jean Ferrat, Gainsbourg, Reggiani. Mais de retour en classe, elle sait aussi reprendre sèchement l’un ou l’autre pour ses fautes de français. Au bout des années de lycée, il y a le bac et ils ne doivent pas oublier que le précieux sésame exige du travail.

Après les cours, Gabrielle Nogues monte dans sa 2 CV grise et emprunte l’autoroute qui la ramène à Aix-en-Provence où l’attendent ses jumeaux de 8 ans, Joël et Valérie. L’appartement au premier étage de l’allée du Soleil, dans le quartier Sainte-Anne, n’est pas très grand mais lumineux. Séparé du balcon par de larges baies vitrées, le salon est peu meublé. Un canapé rouge pelucheux, des poufs et des coussins multicolores que lacère le chat Frotadou, des étagères pour les livres, un meuble bar, un secrétaire couvert de papiers, un électrophone Teppaz. Gabrielle Nogues se sent bien dans cette résidence où elle a emménagé après la séparation avec son mari. La procédure de divorce qu’elle a initiée est en cours, c’est long, fastidieux, les accusations mutuelles et les constats d’huissier pleuvent dans le dossier.

Avec Michel Nogues, tout était allé très vite. Ils s’étaient rencontrés à la résidence universitaire d’Antony, près de Paris, elle étudiait les lettres modernes, il terminait ses études d’ingénieur. Gabrielle venait de rompre une première relation amoureuse compliquée. Un an plus tard, en 1958, le couple se marie.

Gabrielle a 20 ans, la majorité est à 21. Son père, René Russier, avocat pénaliste au barreau de Paris, et sa mère, Marjorie, une Américaine mélomane contrainte par une sclérose en plaques à vivre recluse dans son appartement du 7e arrondissement, approuvent l’union de leur fille unique avec ce beau jeune homme brillant, athlétique, spécialiste de la fission nucléaire. Sur la photo de mariage, il est le seul à sourire. Gabrielle fixe l’objectif, ses cheveux très bruns, retenus d’un côté du visage par une discrète barrette, tombent en rouleaux souples sur ses épaules dénudées. Elle porte une élégante robe corolle sans manches en soie brodée de fleurs, serrée haut sur la taille. Pour tout bijou, sa croix protestante retenue par une fine chaîne d’or.

Autour, la colère gronde

Le couple embarque aussitôt pour Casablanca, au Maroc, où Michel Nogues a été recruté par la Générale électrique. Gabrielle a 21 ans quand elle donne naissance aux jumeaux. Elle n’entend pas rester mère au foyer, trouve un premier emploi de répétitrice au lycée Moulay-Abdellah. Le rapport de l’inspecteur est flatteur, elle est promue enseignante.

Autour, la colère gronde, et la toute jeune professeure qui suit avec passion les revendications d’indépendance n’hésite pas à apposer sa signature au bas du manifeste des 481 Français du Maroc qui demandent l’ouverture de négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne. Mais déjà, il faut repartir. Une nouvelle mission est confiée à Michel à Cadarache (Bouches-du-Rhône), Gabrielle quitte la première Casablanca avec les enfants, pose quelques mois ses valises chez ses parents à Paris. A l’été 1961, le couple emménage à Aix.

Gabrielle décide de reprendre le chemin de l’université, trop tôt abandonné. Les jumeaux sont priés de se tenir tranquilles, elle prépare le concours de l’institut préparatoire à l’enseignement secondaire (Ipes). Cinq cents candidats, treize reçus. La voilà devenue élève-professeure, avec un salaire de 1 000 francs par mois. Au sein du couple, les disputes s’enveniment. Michel reproche à son épouse ses dépenses vestimentaires, elle ne supporte plus sa violence verbale, parfois physique. Mais dès qu’elle s’assoit dans l’amphithéâtre Blondel de la faculté de lettres, Gabrielle est heureuse.

Plus âgée que la plupart des étudiants, mère de famille, elle se lie plus facilement avec les enseignants et avec les assistants qu’avec ses voisins de banc. Comme tout le monde, elle est subjuguée par Antoine Raybaud. Normalien, reçu premier à l’agrégation de lettres, violoniste, beau comme un pâtre grec et le sachant, il arrive toujours en retard, au volant de sa 2 CV brinquebalante bourrée de livres et de journaux et leur parle comme personne de Rimbaud, d’André Breton, de Francis Ponge ou de René Char.

Gabrielle admire aussi l’écrivain et professeur Raymond Jean, qui dirige son diplôme d’études supérieures sur le Nouveau Roman. L’amphithéâtre accueille Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Michel Butor, les discussions littéraires et politiques enfiévrées se prolongent au café Le Grillon, en bas du cours Mirabeau, autour d’un Martini blanc.

Jeune femme vive, enflammée, déterminée, libre

L’étudiante obtient la mention très bien pour son mémoire « Temps romanesque et temps grammatical ». Séduits l’un et l’autre par cette jeune femme vive, enflammée, déterminée, libre, charmeuse aussi, qui a renoncé au chignon, coupé court ses cheveux et accentué son allure androgyne, ils l’encouragent à passer l’agrégation. L’écrit se passe bien, elle obtient la 15e place, mais Gabrielle, épuisée, perd ses moyens à l’oral. L’échec la blesse. Les jumeaux sont envoyés en colo, puis en maison d’enfants, Gabrielle s’accroche. Le bel Antoine Raybaud croit en elle, elle veut lui plaire, elle ne le décevra pas.

La complicité, la proximité que l’étudiante plus mûre que les autres a connues avec ses enseignants à Aix, la jeune professeure du lycée Nord de Marseille rêve de les nouer à son tour avec ses élèves.

Comme il lui semble lointain, le temps de Victor-Duruy, ce lycée parisien de jeunes filles bien nées sur lesquelles veillaient d’austères agrégées. A part le concierge et le curé en soutane, pas un homme ne franchissait le porche, les garçons avaient interdiction de paraître dans un périmètre de cent mètres autour du respectable établissement. Quant à s’attabler au café, c’était tout simplement inenvisageable.

– Et si on partait au ski ?

Elle a lancé l’idée comme ça, au groupe d’élèves de seconde C avec lequel elle a pris l’habitude de s’attarder après les cours. Quelques jours plus tôt, elle les a emmenés à Aix, assister à un montage poétique de Baudelaire par son ami Antoine Raybaud. Pour beaucoup d’entre eux, c’était leur première sortie culturelle.

L’enseignante, qui a grandi au milieu des livres de son père et que sa mère emmenait chaque dimanche à la Comédie-Française, découvre un autre monde. « La misère en allant chez des élèves, l’ignorance, le courage des parents », écrit-elle à son amie d’enfance Fanchon. Les parents, d’ailleurs, apprécient cette professeure qui s’investit autant auprès de ses élèves. Le père de Joseph, ouvrier chez Citroën, est heureux d’apprendre que, grâce à elle, son fils va monter pour la première fois sur des skis.

Certains lui donnent un coup de main pour organiser le voyage, d’autres lui demandent si elle accepterait d’emmener aussi le frère ou la sœur qui sont dans une autre classe. Jean Briot, le proviseur, trouve l’idée étrange, mais, après tout, si cela n’empiète pas sur le temps scolaire et si les parents sont d’accord, il n’a rien à dire.

Le noyau de la seconde C

Un dimanche de mars 1968, à 5 heures du matin, ils sont une quinzaine à grimper dans le car qui les attend sur l’esplanade du lycée Nord, direction Ancelle, à 200 kilomètres de là, dans les Alpes du Sud. Ils font halte au café des Arcades, à Sisteron, et arrivent à l’ouverture des pistes dans la station.

Gabrielle épate les garçons débutants, qui s’emmêlent dans leurs skis, en dévalant les pentes sans bâtons avec les plus aguerris. Parmi les filles, les plus prudentes se contentent de marcher dans la neige ou de faire des allers-retours en télésiège. Au retour, les garçons chantent des chansons paillardes, la prof rit et discute avec tous en se baladant dans le car, ils se sentent heureux, privilégiés de la sentir si proche d’eux. Ils ont tous envie de recommencer, une autre sortie est organisée peu après, à Orcières (Hautes-Alpes) cette fois.

Le bowling, ce sont les élèves qui l’ont proposé, Gabrielle a dit oui. Elle les emmène aussi de temps à autre au café où ils partagent des limonades. Au noyau de la seconde C et de la seconde latin-grec qui suivent les mêmes cours en français s’agrègent des élèves de première et un de troisième.

Il y a Andrée, la bonne élève qui se réfugie dans la 4 CV de son père pour faire ses devoirs au calme quand ses parents s’engueulent. Elle aime rejoindre Gabrielle le jeudi après-midi pour l’écouter parler des films qu’elle n’a pas les moyens d’aller voir au cinéma. Anne, encore tout émerveillée d’avoir quitté l’ancien couvent sombre de son collège de jeunes filles à La Rochelle pour ce lycée mixte dont chaque fenêtre donne sur la mer, a été captivée dès les premières heures de cours par cette voix chauffée à la fumée des Gauloises qui l’encourage à prendre la parole, elle qui a appris à se taire à table pour ne pas répondre aux vociférations alcoolisées de son père. Claudette, fille d’épiciers communistes dans les quartiers nord, nourrie aux récits épiques de la lutte de son grand-père contre le régime fasciste de Mussolini, qui fait des petits boulots pour se payer des livres de poche, se sent en confiance avec cette prof curieuse de toutes les révoltes politiques dans le monde.

Surnoms littéraires

L’autre Claudette, son élève de première, plus mûre que les autres, élevée dans un milieu aimant où les livres sont considérés comme la seule richesse qui vaut, partage son amour de la poésie. Et Françoise, la si timide Françoise ! Fille d’ouvrier des quartiers nord, elle est muette de fascination devant cette enseignante qui lui accorde tant d’attention, la complimente pour la perfection de ses dissertations, lui prête des livres de Rabindranath Tagore, lui fait lire Proust, Segalen, Breton et Larbaud. Gabrielle Nogues la surnomme Agnès, comme la jeune fille innocente de L’Ecole des femmes.

Elle aime bien ça, donner des surnoms littéraires à ses élèves. Geneviève, l’inséparable amie de Françoise rebaptisée Electre, trouve auprès de sa prof une oreille attentive à la violence exercée sur elle et ses sœurs par un père fruste, méfiant, possessif. L’adolescente, qui déteste la dissertation, s’est juré d’apprendre pour être à la hauteur. Si « Madame Nogues » dit que c’est important, alors c’est important. Martine, dont la quiétude familiale vient de se briser sur le décès brutal de sa mère médecin, se réchauffe à l’amitié du groupe.

Et puis, il y a les garçons qui s’étonnent eux-mêmes de l’intérêt nouveau qu’ils éprouvent pour le cours de français, pour cette prof qui dépoussière les livres, les touche de son regard à la fois brûlant et doux.

Max est le plus jeune. Il est en troisième. Quatrième fils d’un père ouvrier arrivé de Calabre, il se sent différent parce qu’il éprouve de l’attirance pour les garçons, aime la mode, veut devenir graphiste et couvre ses feuilles blanches de dessins psychédéliques. Max sait que Mme Nogues a compris, qu’elle le comprend, qu’elle sera là pour lui quand il en aura besoin. Il est heureux de l’accompagner jusqu’à la petite maison familiale de l’Estaque pour la présenter à sa mère courbée sur la machine à coudre avec laquelle elle habille sa famille à moindre prix. Mme Nogues lui a dit qu’elle voulait le même pantalon en tricot que lui. Quand elle vient faire des essayages, sa mère est fière.

Christian, fils d’universitaires communistes

De la bande des garçons de seconde C, Luc est le plus aimé. Il est grand, doux, il amuse les filles, il est casse-cou, toujours partant pour faire le pitre. Au lycée, il est aussi bon en maths qu’en français, en allemand et en latin qu’en grec ancien et, en plus, il dessine. Troisième d’une fratrie de sept, il vit dans un domaine familial de six hectares, entre un père cadre supérieur qui voyage souvent à Paris et une mère très active dans le catholicisme social. Ses deux meilleurs amis sont aux antipodes politiques l’un de l’autre. Didier, fier de sa famille engagée à l’Action française, revendique haut et fort ses convictions royalistes ; Christian, fils d’universitaires communistes, milite aux Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR).

Christian a 15 ans et demi, des cheveux très bruns, presque noirs et n’est pas peu fier du début de barbe qui habille son menton. Aîné d’une fratrie de trois, il vit dans une maison cossue des quartiers résidentiels, à Marseille. Ses parents, Marguerite et Mario Rossi, le déposent parfois en voiture au lycée avant de rejoindre l’université d’Aix-en Provence, où l’une enseigne le français médiéval et l’autre la philologie.

A la fac, tout le monde connaît ce couple, lui jovial et méditerranéen, agrégé d’italien, elle, plus austère, normalienne et agrégée de lettres classiques. On les sait discrètement critiques avec la ligne orthodoxe du Parti, sensibles aux évolutions des camarades italiens et au bouillonnement des idées gauchistes. Dans leur résidence des Cévennes, à Saint-Germain-de-Calberte, se succèdent tout l’été des universitaires, des syndicalistes, des artistes comme le comédien Antoine Vitez, et les discussions sur le marxisme se prolongent tard dans la nuit autour du four à pain.

Nourri de politique à la table familiale, Christian impressionne en classe. Il est à l’aise, donne son avis sur tout, parfois trop, au goût de certains élèves qui le jugent faraud. Mais il est bon camarade, gai et, avec son caban et son écharpe, les filles le trouvent plutôt beau gosse.

Gabrielle Nogues, qui a connu ses parents à la fac, est en terrain familier avec lui. Ils fument les mêmes Gauloises bleues après les cours sur le parvis du lycée, Christian s’amuse à en allumer deux d’un coup, une pour lui, une pour elle. Elle rit, il la dévore des yeux. Ils aiment tous deux Gainsbourg, connaissent par cœur les paroles de la dernière chanson de Reggiani, Les loups sont entrés dans Paris, pleurent la mort de Che Guevara dont elle a affiché le portrait au dos de la porte d’entrée de son appartement, s’indignent des bombardements américains sur les faubourgs de Hanoï, suivent de près les premiers soubresauts étudiants à Nanterre, se moquent de la peur qui gagne les « fossiles », un mot de Gabrielle pour désigner les gens qui « vivent sans vivre ». Le printemps est arrivé, les jours rallongent, à Paris, le Quartier latin s’enflamme. Et si l’heure était venue ? LE MONDE

19 juillet 2020

Une base de la Luftwaffe ressort de terre près de Caen

lufwaffe

Par Pierre Barthélémy, envoyé spécial à Bretteville-sur-Odon, Calvados

Un vaste site fortifié allemand vient d’être fouillé par des chercheurs, soulignant l’émergence et l’intérêt d’une archéologie de la deuxième guerre mondiale.

Le mot « archéologie » évoque l’exploration des civilisations disparues, une plongée dans un passé lointain. On voit s’élever le Parthénon, les pyramides égyptiennes ou mayas, les temples d’Angkor, les mégalithes de Carnac… On s’imagine volontiers chez les Gallo-Romains, au temps des chevaliers et des cathédrales, mais plus le jadis se rapproche et se fait histoire écrite, moins l’archéologie semble y avoir sa place, comme si le vestige d’hier avait moins d’intérêt et de valeur que celui d’avant-hier, comme si un site devait sa respectabilité scientifique à son grand âge.

Pourtant, la machine à remonter le temps des chercheurs fait désormais des sauts dans un passé de plus en plus proche. Cela a commencé avec les fouilles sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, cela s’accentue avec des incursions sur ceux de la seconde, comme le montre la fouille qui s’est achevée vendredi 10 juillet dans la plaine de Caen, à Bretteville-sur-Odon (Calvados).

Au milieu des champs de blé qui attendent la moisson doivent bientôt s’installer entreprises et lotissements, non loin de l’aéroport de Carpiquet. Or, celui-ci, il y a quatre-vingts ans, tombait dans l’escarcelle des troupes allemandes qui allaient, dès 1941, en faire une base de la Luftwaffe, défendue par plusieurs installations antiaériennes, dont celle de Bretteville.

« Une architecture inconnue »

Il y avait donc là une batterie de canons de 200 millimètres et une garnison de 120 hommes, base arrière du célèbre Mur de l’Atlantique. On est loin cependant des casemates lourdement défendues, des patibulaires bunkers en béton armé. « Ceux-ci ne sont que la partie émergée d’un système plus vaste, qui ne se limite pas au trait de côte ni aux structures de béton, explique Benoît Labbey, l’archéologue de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) qui a mené la fouille de Bretteville. Contrairement aux blockhaus qui sont standardisés, nous avons ici une structure non réglementaire, avec une architecture inconnue. Cela nuance notre connaissance du Mur de l’Atlantique. »

Hermann Goering ayant ordonné la destruction des archives de la Luftwaffe, rien pour ainsi dire ne décrit l’organisation du site. Les fouilles révèlent qu’il était divisé en deux parties. Au sud, la zone défensive où les canons antiaériens étaient installés. A l’écart se trouve une tranchée rectiligne d’une cinquantaine de mètres de long, desservant cinq pièces carrées de 3,50 mètres de côté où devaient être stockées les munitions. Pour construire les murs de ces chambres enterrées, les Allemands ont utilisé le matériau local, le calcaire de Caen, ce d’autant plus facilement qu’une ancienne carrière se trouvait à proximité immédiate.

Le nord du site était réservé au cantonnement de la garnison. Ici, pas de construction en dur. Les soldats ont creusé une dizaine de profondes et larges fosses dans le loess tendre pour y installer des chalets en bois où ils vivaient. Ainsi enfouies, ces grandes cabanes étaient à l’abri : en cas d’attaque et d’explosions alentour, elles n’auraient pas été soufflées. « Ces structures sommaires sont inédites, assure Benoît Labbey. Elles n’étaient pas documentées dans les sources officielles. »

Une discipline récente

Le quotidien de la troupe allemande se dessine par petites touches. Des sommiers en fer rouillés ont été retrouvés dont certains, différents du modèle principal, avaient probablement été réquisitionnés dans les maisons environnantes. Comme pour les fouilles archéologiques classiques, ce sont les dépotoirs qui en apprennent le plus. Des cendres qui évoquent l’alimentation des poêles à bois ou à charbon, du verre à vitre, du grillage, des os d’animaux qui diront ce qu’il y avait au menu, des brosses à dents, des fioles de parfum… Ont aussi été mis au jour des encriers, une boîte de dentifrice Gibbs, une bouteille de Perrier, une autre venant de la brasserie Saingt à Caen, principalement de la vaisselle française mais aussi des assiettes pour officier de la Luftwaffe, marquées de l’aigle allemand et de la croix gammée.

Cette archéologie de la seconde guerre mondiale est une discipline récente, souligne l’archéologue Cyril Marcigny, directeur adjoint scientifique et technique de l’Inrap en Normandie : « Le déclencheur principal, qui lui donne son envol, c’est la disparition des témoins directs. » Le chercheur rappelle également qu’en 2013, Aurélie Filippetti, alors ministre de la culture avait déclaré que les vestiges des conflits armés du XXe siècle devaient « bénéficier d’une prise en compte et d’une protection identiques à celles des autres éléments du patrimoine archéologique ».

Les problématiques de cette archéologie nouvelle « sont en train de se construire, explique Cyril Marcigny. Ici on voit une autre réalité du Mur de l’Atlantique, un site atypique où les Allemands se sont adaptés en utilisant des matériaux locaux. Nous avons aussi fouillé un camp de prisonniers, dont les installations et les conditions de vie étaient mal connues. Nous nous intéressons au traitement des corps sur la zone de combat, à la manière dont on enterre les belligérants. » Un dernier point concerne le sort des civils pendant les bombardements intensifs qui ont eu lieu dans la région lors du Débarquement de juin 1944.

Témoignage émouvant d’un passé violent

Le site de Bretteville a livré à cet égard des enseignements étonnants. Les grandes excavations laissées par les Allemands ont en effet été remblayées après la guerre par des gravats provenant de Caen, ville qui avait été en bonne partie détruite. Des centaines d’objets sont ressortis de ces décharges inattendues, en un témoignage émouvant d’un passé violent. Une enseigne publicitaire métallique perforée par un éclat d’obus ; plusieurs « moutons », ce terme désignant des assiettes soudées les unes aux autres dans l’incendie des habitations ; une horloge au cadran déformé, les aiguilles figées sur 8 h 07, au moment où le bombardement l’a fracassée. Alors que les dernières personnes à en avoir le souvenir s’éteignent l’une après l’autre, c’est d’un dépotoir que le passé ressurgit. L’archéologie de demain commence dans votre poubelle…

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