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Jours tranquilles à Paris
20 juin 2020

Uncle Ben’s, Aunt Jemima… Des marques américaines retirent leurs icônes jugées racistes

banania

Par Stéphanie Le Bars, Washington, correspondante

Dans la foulée des manifestations antiracistes liées à la mort de George Floyd, des entreprises renoncent à utiliser des figures stéréotypées et repensent leurs pratiques

Le débat couvait depuis plusieurs années chez Quaker Oats, sans jamais avoir été tranché. Mercredi 17 juin, l’entreprise de produits alimentaires, filiale du groupe PepsiCo, a finalement annoncé la disparition prochaine d’une de ses marques les plus populaires, Aunt Jemima, incarnée depuis 131 ans par le visage avenant d’une femme noire.

Le climat suscité aux Etats-Unis par les manifestations à la suite de la mort de George Floyd sous le genou d’un policier blanc le 25 mai, aura eu raison de cette image, survivance mal assumée de stéréotypes racistes. Une vidéo de la chanteuse Kirby Maurier publiée sur Tik Tok a aussi contribué à accélérer cette annonce. « Comment ne pas prendre un petit-déjeuner raciste ? », demande l’artiste afro-américaine, avant de vider le contenu de la boîte de pâte à pancakes iconique dans l’évier.

« L’heure est venue de faire évoluer la marque »

Dans la foulée, plusieurs autres figures familières des supermarchés américains devraient à terme disparaître des rayons. L’historique Uncle Ben’s, un homme afro-américain âgé affiché en médaillon sur les paquets de riz depuis les années 1940, ne sera bientôt plus le symbole de cette filiale de Mars Food. « L’heure est venue de faire évoluer la marque, y compris son visuel », a déclaré une porte-parole de l’entreprise.

De même, le personnage de cuisinier noir au sourire radieux vantant les céréales de chez Cream of Wheat appartiendra bientôt à l’histoire. A l’origine, ce personnage se nommait Rastus, un surnom péjoratif attribué aux hommes noirs. Enfin, la marque Mrs. Butterworth’s, qui vend son sirop pour pancakes dans des bouteilles figurant une femme aux formes de « mama africaine », selon les critiques, a annoncé lancer une « révision complète de la marque et de son packaging ».

Au fil des années, ces entreprises ont tenté de faire évoluer leurs mascottes, souvent créées dans la première moitié du XXe siècle, bien avant la lutte des Afro-Américains pour les droits civiques. L’idée était de promouvoir ses produits en utilisant l’image de Noirs, cantonnés à des rôles de domestiques souriants et inoffensifs, à une époque où la ségrégation raciale et la méfiance entre les communautés noires et blanches étaient à son comble.

Charge historique liée au personnage d’origine

Consciente de la charge historique liée au personnage d’origine − une ancienne esclave portraiturée en 1893, parfois présentée dans un décor de plantations sudistes, puis incarnée par une actrice blanche en « blackface » −, Quaker Oats a modifié son modèle au fil du temps. La nourrice noire, portant un fichu sur la tête, a laissé la place à une femme en cheveux, arborant de discrètes boucles d’oreilles et censée incarner une mère de famille plus moderne. L’entreprise espère désormais œuvrer pour « promouvoir l’égalité raciale ».

En 2007, le personnage d’Uncle Ben’s a, lui, été réinventé et présenté comme le dirigeant d’une entreprise prospère. Ce débat sur la représentation stéréotypée de minorités pour faire vendre des produits de toutes sortes est récurrent : en février, la marque de produits laitiers Land O’Lakes s’est engagée à supprimer sur ses emballages le personnage d’Amérindienne en costume traditionnel, symbole de l’entreprise depuis 1928.

Plus concrètement encore, la chaîne de supermarchés Walmart vient d’annoncer l’abandon d’une pratique jugée discriminatoire dans ses magasins : dorénavant les produits de beauté destinés aux Afro-Américains ne seront plus présentés sous clé. L’entreprise avait été poursuivie en justice en 2018 pour cette mesure suggérant que les Noirs étaient plus susceptibles que les autres consommateurs de vol à l’étalage. L’usage avait toutefois perduré car la plainte avait été retirée.

Alors que les Etats-Unis s’apprêtent à célébrer l’abolition de l’esclavage, vendredi 19 juin, plusieurs grandes entreprises ont annoncé faire de ce Juneteenth un jour férié payé. Ce sera notamment le cas cette année chez Nike, Mastercard, Twitter ou Uber. Amazon et Google ne sont pas allées jusque-là mais, dans le contexte des manifestations antiracistes de ces dernières semaines, ont incité leurs employés à limiter les réunions et à « créer du temps pour réfléchir et apprendre des autres ». D’autres, comme Adidas, se sont engagées à embaucher à l’avenir 30 % d’Afro-Américains ou d’Hispaniques.

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20 juin 2020

Georges Vigarello : " La société occidentale a accompli un travail sur plusieurs siècles...."

Entretien - Georges Vigarello : « La société occidentale a accompli un travail sur plusieurs siècles pour arriver au régime de propreté actuelle »

Par Marc-Olivier Bherer

Historien du corps et de l’hygiène, Georges Vigarello revient, dans un entretien au « Monde », sur le développement de la propreté depuis le Moyen Age. Pour lui, nous ne vivons pas d’évolution significative à la faveur de la crise sanitaire.

Entretien. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Georges Vigarello est historien du corps et de l’hygiène. Ses travaux portent notamment sur les pratiques de santé et les représentations du corps. Il est l’auteur de Le Propre et le Sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Age (Seuil, 1987) et de Histoire des pratiques de santé : le sain et le malsain depuis le Moyen Age (Seuil, 1985). Il s’apprête à faire paraître à l’automne une histoire de la fatigue, au Seuil.

Avec l’injonction à pratiquer des gestes barrières tels que le lavage de mains, sommes-nous en train de vivre une évolution significative de l’hygiène personnelle ?

L’exigence à l’égard du lavage de mains, du port du masque, du maintien d’une certaine distance physique correspond certes à quelque chose de nouveau. Je suis frappé par cette insistance pour un lavage de mains rigoureux : il faut bien frotter entre les doigts, sur le bout des ongles, etc. Mais si l’on parle de l’hygiène personnelle, ces gestes-barrières restent très superficiels. Ils ne concernent qu’une partie limitée du corps, les extrémités les plus visibles.

Ecartons d’emblée un malentendu, affirmer que l’hygiène s’est accentuée à cause de la pandémie revient à oublier que la propreté corporelle est le fruit d’une lente conquête de l’ensemble du corps, plus particulièrement des parties qui ne se voient pas et qui échappèrent pendant longtemps au lavage. En la matière, la société occidentale a accompli un long travail sur plusieurs siècles pour arriver au régime de propreté actuelle. À cette échelle, on ne peut donc pas dire que nous vivons aujourd’hui un profond bouleversement.

Dans le passé, quels gestes prônait-on pour se protéger de la maladie ou d’une épidémie ?

La lèpre est la toute première épidémie qui amène l’humanité à s’interroger sur ce qu’il faut faire pour s’en protéger. Nous vivons avec cette maladie depuis des temps immémoriaux. Dès l’Antiquité, elle a suscité le sentiment que le contact de l’autre était dangereux. Mais les raisons invoquées pour justifier cette distanciation sociale sont différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. Au Moyen Age, le lépreux était considéré dangereux, non seulement par le contact de sa peau, mais aussi parce que des humeurs néfastes émanaient de lui, contrariant ses entours. Sa proximité était dangereuse, la société a donc choisi de l’exclure, jusqu’à la mort civile, et des léproseries ont été créées.

Second exemple, la peste. En 1348, elle détruit la moitié de la population de l’Europe. Or la dangerosité du contact n’a pas été immédiatement reconnue. Les populations ont d’abord pensé que la menace venait du « venin de l’air ». En guise de gestes-barrières, on pratiquait l’aération et la propagation de parfums variés, afin de chasser les vapeurs supposées putrides. Puis, progressivement, le contact a aussi été mis en cause, si bien que l’exclusion a de nouveau été pratiquée, jusqu’à l’enfermement du malade.

Vous dites que l’idée que l’on se fait aujourd’hui de la propreté est le fruit d’un long travail. Que signifiait être propre au Moyen Age et dans les époques subséquentes ?

Le propre a longtemps été lié au dehors, à ce qui peut se voir et auquel on attache une valeur sociale et morale. On ne s’arrêtait pas encore à ce qu’il y a en dessous. Au Moyen Age, avoir un extérieur propre est considéré comme un gage d’absolue netteté, alors que le même habit peut être porté en permanence ou presque. Seule compte l’absence de tache ou de trou.

Bascule majeure au XVe siècle : la conscience d’un « intérieur » émerge, très particulier. Chemises et linges nouvellement inventés alertent une sensibilité affinée. Portée contre la peau, l’étoffe est censée s’imprégner des humeurs « crasseuses ». Changer de linge correspond alors à se laver, effacer le « sale ». Les médecins l’affirment, comme Montaigne au XVIe siècle, incapable, dit-il, de supporter sa sueur. Le changement de chemise s’impose ainsi, en gage de sensibilité comme de propreté.

L’accentuation de l’exigence, avec les décennies suivantes, passe alors progressivement par la quantité croissante de linge, chez les nantis en particulier, et la fréquence croissante de son changement. Les règles des abbayes et des collèges sont exemplaires à cet égard : changement de linge tous les mois à la fin du XVIe siècle, deux fois par semaine au début du XVIIIe siècle. Dernier indice, le linge, premier témoin d’une propreté du « dessous », va bientôt apparaître ostensiblement sur la surface, tels les cols et collets pour mieux affirmer la netteté de ce qui ne se voit pas. Gravures et peintures en sont les meilleurs témoins.

L’eau est singulièrement absente de cette histoire. Quand commence-t-on à l’intégrer à notre hygiène de vie ?

Nous sommes aujourd’hui convaincus que l’eau est le principal moyen d’éloigner le sale. Or ce rapport peut être totalement différent à d’autres moments historiques. Au Moyen Age, par exemple, thermes et étuves existent, mais ils ne sont pas clairement considérés comme des lieux de propreté. Ils mêlent plaisirs et soins, excitations aussi, voire prostitution. Le bain peut d’ailleurs avoir lieu de loin en loin.

Changement majeur encore après la peste de 1348. L’eau en vient insensiblement à être suspecte : porteuse possible de venin, ou encore porteuse possible d’une fragilisation du corps, en ouvrant les pores, en les offrant au venin de l’air. Etuves et bains s’effacent au point de quasi disparaître en France avec le XVIIe siècle. L’eau à elle seule est d’ailleurs soupçonnée. Les règles des collèges classiques limitent largement son contact : passer l’eau sur les yeux et les mains le matin, ne pas trop l’appliquer par crainte de désordres physiques ou de fluxions non maîtrisées. D’où le triomphe du linge, précisément : gage d’une propreté en progrès.

Une évolution se produit au XVIIIe, le corps n’est plus conçu de la même manière. L’image de l’enveloppe corporelle se « rationalise », la métaphore des pénétrations s’efface, l’intérêt se porte aux fibres, aux nerfs, à leur élasticité, leur ton. D’où le rôle possible de l’eau froide pour assurer cette fermeté. Ce que Jean-Jacques Rousseau recommande avec insistance pour affermir le corps des enfants. Un « lavage » peut ainsi être pensé, partiel d’abord, mais visant clairement les endroits qui ne se voient pas. Double finalité : propreté nouvellement considérée, « dureté » physique nouvellement assurée.

Quand commence-t-on à véritablement employer l’eau pour se nettoyer ?

Il faut attendre une certaine rationalisation et l’effacement progressif des croyances. En revanche, une importante prise de conscience sur le propre et ses effets s’impose avec les Lumières. Les mains des matrones, par exemple, sont désormais jugées susceptibles, par leur « saleté », de provoquer la fièvre puerpérale dont sont atteintes certaines femmes après leur accouchement. La « crasse » a ses dangers. L’eau peut l’effacer. Découverte primordiale, hors de toute « recherche » savante. La médecine des Lumières a ses succès pratiques, aussi modestes que décisifs.

Le véritable renversement a lieu au XIXe siècle, découvrant les « monstres invisibles ». Tout ici peut basculer. Les travaux de Pasteur introduisent notre modernité. Le sale peut exister sur une peau « propre ». Le lavage prend un nouveau sens, le bain a un nouvel avenir. Question croissante : comment acheminer l’eau nécessaire aux vastes cités ? Seule l’industrie peut y répondre. D’où ces aménagements conquérants, ne permettant de conduire l’eau dans les immeubles qu’à la fin du XIXe siècle.

Le bain ne devient pas pour autant une obligation journalière. Une fois par semaine, cela suffit encore au début du XXe siècle. Cependant, une plus grande attention est accordée aux extrémités, notamment aux pieds qu’il convient de nettoyer tous les jours. On crée alors le pédiluve, un bassin destiné au lavage des pieds. Puis, progressivement, grâce à de nouveaux matériaux, l’acheminement de l’eau devient plus facile, la douche s’installe.

Quelle est l’histoire de la pédagogie de l’hygiène ?

Louis Pasteur fait ses grandes découvertes dans la seconde moitié du XIXe, tandis que l’école publique est, quant à elle, créée au cours de la décennie 1880. Ces événements sont concomitants. Des instituteurs s’emparent des nouveaux savoirs et enseignent l’hygiène aux enfants. Se laver le visage, les mains. Se développent également à l’école d’importantes campagnes contre les « fléaux sociaux ». Car l’hygiène n’est pas que la propreté, c’est un gage de longévité. Une vaste campagne, enfin, est lancée pour lutter contre la tuberculose. D’où l’insistance quasi pédagogique pour ne pas cracher par terre, s’éloigner des tuberculeux, faire circuler l’air dans la maison, éviter l’humidité, entretenir la propreté. L’enjeu, plus que jamais, tient au projet réel ou postulé de protéger les populations.

Les instituteurs interviennent encore dans les grandes expos universelles, notamment celle de 1867, où une vaste rencontre est censée confronter les pédagogies. Enjeu varié d’ailleurs, où s’imposent autant le souci pour la protection des morphologies enfantines que ceux concernant le régime alimentaire, le cubage d’air dans la classe, la sûreté architecturale, l’aménagement des latrines, le développement de l’exercice physique et, bien sûr, celui de la propreté. Le triomphe encore balbutiant de cette hygiène pédagogique ne peut être qu’interdisciplinaire. Ce que confirme le programme de l’école obligatoire, à la fin du siècle.

Au début du XXe siècle, on voit également apparaître des campagnes d’information publique qui incitent à se laver les mains plusieurs fois par jour. Mais, étrangement, la grippe espagnole a très peu d’effets sur les injonctions pédagogiques. Un fatalisme vis-à-vis de la mort demeure durable. C’est aujourd’hui tout le contraire, fort heureusement.

Plus récemment, comment évolue la propreté ?

Dans les années 1950, les textes d’hygiène soulignaient que le lavage des mains devait être de l’ordre du « réflexe ». Alors qu’aujourd’hui, ce geste est devenu tellement intériorisé que ces mêmes textes demeurent silencieux à son sujet. Il faut le coronavirus pour lui redonner tout son sens, en le limitant toutefois au seul thème du « contact ».

Plus généralement, aujourd’hui, lavages et bains sont si coutumiers qu’ils n’existent plus seulement pour assurer le « propre », mais aussi pour s’orienter vers le psychologique. Et, paradoxalement, la conquête de l’eau contribue également à la conquête du moi. L’individu s’affirme lorsqu’il fait sa toilette, ainsi qu’il le fait dans d’autres dimensions de son existence, au travail, au sein de sa famille, etc. L’accroissement de notre espace psychique use de telles pratiques pour mieux l’éprouver et pour mieux l’assumer. Notre être intime y trouve à mieux exister. Mais du coup, nous sommes loin du seul lavage des mains…

20 juin 2020

Hôtel Carlton - Cannes

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19 juin 2020

Toilet Paper

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19 juin 2020

Fête de la Musique à Nantes

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19 juin 2020

Le Havre

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18 juin 2020

Laetitia Casta

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18 juin 2020

Milo Moiré

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18 juin 2020

Jean Paul Gaultier

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18 juin 2020

Culture - Pour les artistes, le confinement n'était que le début de la catastrophe

culture

THE NATION (NEW YORK)

La fermeture prolongée des musées, théâtres et autres lieux de culture est le germe d’un désastre à long terme. “Le vivant, socle sur lequel repose presque toute l’industrie culturelle moderne, a été anéanti”, écrit l’essayiste américain William Deresiewicz.

Pour bien comprendre les conséquences de la pandémie sur le monde de la culture, il faut tout d’abord savoir que cette crise s’abat sur un secteur déjà affaibli par vingt ans de frénésie numérique. Ou, plus précisément, de démonétisation des arts par le numérique. En d’autres termes, tout produit culturel pouvant être dématérialisé (musique, texte, photo et vidéo) a vu son prix chuter, s’il n’est pas devenu gratuit. Les sources de revenu de nombreux secteurs se sont taries : les ventes de CD pour les musiciens, de tickets et de DVD pour le milieu du cinéma, les avances sur les droits d’auteur pour les écrivains, les revenus publicitaires pour les journaux.

Un coup dur

Artistes et organisations culturelles ont donc appris à vivre de sources difficiles à dématérialiser, c’est-à-dire les objets physiques et, surtout, les événements en public. Ainsi, les musiciens enchaînent les tournées. Les écrivains donnent des conférences, des lectures publiques, enseignent ou participent à des résidences. Les artistes visuels (animateurs, illustrateurs, dessinateurs de BD) font cours ou animent des ateliers. Les magazines organisent des événements à la chaîne pour monnayer leur marque. Les festivals de tout poil prolifèrent, que ce soit en musique, cinéma, stand-up ou littérature. C’est aussi le cas des expositions, devenues cruciales pour vendre de l’art visuel haut de gamme, et des conventions comme le Comic Con, formidables vitrines pour de nombreux domaines artistiques.

Mais aujourd’hui, rien de tout cela n’est possible [tant que le confinement reste de rigueur]. La fermeture des salles de spectacle a été un coup dur pour les orchestres, les troupes de danse, les compagnies de théâtre et tous les artistes qui créent ou se produisent pour ces structures. De même pour les musées, les galeries, les espaces artistiques et tous les créateurs dont le travail y est exposé. Le vivant, socle sur lequel repose presque toute l’industrie culturelle moderne, a été anéanti. Le seul secteur qui n’était pas mal en point avant la pandémie, le seul bassin de créativité encore prospère au XXIe siècle, à savoir la télévision, a tout de même dû suspendre sa production, mettant ainsi des dizaines de milliers de travailleurs au chômage.

La raréfaction des petits contrats de court terme

Cependant, la disparition des revenus issus de l’événementiel n’est que le début de la catastrophe. La plupart des artistes vivent d’une multitude de petits contrats. Comme me l’a dit un jour un confrère auteur, nous empilons les chèques. En général, avoir un travail à temps plein ne permet pas de pratiquer suffisamment son art, ni de s’absenter pour les tournées ou les résidences nécessaires à la poursuite de sa carrière. C’est pourquoi les artistes vivent majoritairement de contrats ponctuels ou à court terme : commissions, commandes, enseignement à temps partiel. Mais ceux-ci sont destinés à se raréfier à mesure que les entreprises et les institutions comme les universités réduisent leurs dépenses. Le sort des écoles d’art n’augure rien de bon à l’heure de l’enseignement virtuel.

Certains artistes travaillent aussi comme chauffeurs pour Uber et Lyft, comme serveurs dans des bars et des restaurants, ou exercent d’autres emplois mal rémunérés dans le secteur des services. Mais beaucoup de ces emplois ont disparu ou ont été drastiquement réduits. Pour ne rien arranger, toutes ces activités, qu’elles soient artistiques ou alimentaires, sont rarement accompagnées d’une couverture santé.

L’impossible retour à la normale

Une carrière artistique ne peut pas être mise en pause pendant trois, six, douze, vingt-quatre mois sans conséquences. On vit d’un projet à un autre. Même si un album ou un spectacle fait un tabac, il faudra repartir de zéro pour le suivant. L’attention du public est de courte durée et doit être constamment entretenue.

La plupart des gens espèrent un retour à la normale, si tant est que ce soit possible, mais du côté des artistes, rien ne les attend après la crise, sauf rares exceptions. Il n’y a pas de bureau où l’on pourra retourner pointer : l’artiste est une petite entreprise à lui tout seul. Pour les acteurs, les auteurs et les réalisateurs dont les productions ont été suspendues, pour les comédiens et les musiciens dont les tournées ont été annulées, et pour les artistes visuels qui tablaient sur leur prochaine exposition, après des années de préparation, de privations et d’incertitudes, la pandémie a peut-être détruit des occasions qui ne se présenteront plus. En art plus que dans tout autre domaine, avoir du succès passe par avoir de la chance. Malheureusement, même dans un contexte plus favorable, nul n’est à l’abri de se faire saboter par un concours de circonstances. Et cette pandémie est un concours de circonstances qui sabote les artistes à une échelle sans précédent.

Le recours fragile au mécénat

De plus, les répercussions du Covid-19 sur l’économie, dès maintenant mais aussi une fois que la crise sanitaire sera passée, seront sans doute funestes pour les artistes. Peu importe l’amour que nous portons à la culture, la soutenir financièrement est un luxe. À mesure que le monde sombrera dans la prochaine récession économique, il ne restera pas grand-chose à dépenser en livres et en vinyles.

Depuis l’essor du contenu gratuit, les dépenses culturelles sont de plus en plus motivées par la bienveillance. Ainsi, le développement des plateformes de financement participatif comme Kickstarter et Patreon constituent sans doute l’innovation qui s’est avérée la plus utile aux artistes ces dix dernières années. Ces plateformes, qui remettent le mécénat au goût du jour, sont devenues des bouées de sauvetage pour de nombreux créateurs : beaucoup en tirent aujourd’hui une part importante de leurs revenus. Mais participatif ou non, tout financement dépend de l’existence d’investisseurs suffisamment aisés pour se permettre de donner.

Le joug des Big Tech

En vérité, la démocratisation d’Internet n’a pas démonétisé la culture. Simplement, ceux qui en tirent des bénéfices ne sont plus les artistes, mais les personnes qui comptent les clics et revendent les données qui en résultent. Pour la Silicon Valley et les géants de la technologie (Google, Facebook et Amazon en première ligne), la culture “gratuite” est une véritable mine d’or. Ces entreprises ont organisé un transfert massif et ininterrompu de richesses, de l’ordre de dizaines de milliards de dollars par an, des créateurs aux distributeurs, des artistes aux Big Tech. Et s’ils en ont été capables, c’est grâce à leur position de monopole qui leur a apporté un pouvoir et une richesse incomparables.

Avec les dégâts qu’est en train de causer la crise sanitaire sur le commerce de proximité, en plus d’accroître l’importance des écrans dans nos vies, attendons-nous à ce que l’hégémonie des Big Tech n’en soit que renforcée dans le monde post-pandémie.

La situation des artistes n’était déjà pas resplendissante. Et pour ceux qui auront la chance de ressortir de la crise avec un semblant de carrière, les choses seront sans doute encore pires.

William Deresiewicz

Source

The Nation

NEW YORK http://www.thenation.com/

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