Entretien - Georges Vigarello : « La société occidentale a accompli un travail sur plusieurs siècles pour arriver au régime de propreté actuelle »
Par Marc-Olivier Bherer
Historien du corps et de l’hygiène, Georges Vigarello revient, dans un entretien au « Monde », sur le développement de la propreté depuis le Moyen Age. Pour lui, nous ne vivons pas d’évolution significative à la faveur de la crise sanitaire.
Entretien. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Georges Vigarello est historien du corps et de l’hygiène. Ses travaux portent notamment sur les pratiques de santé et les représentations du corps. Il est l’auteur de Le Propre et le Sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Age (Seuil, 1987) et de Histoire des pratiques de santé : le sain et le malsain depuis le Moyen Age (Seuil, 1985). Il s’apprête à faire paraître à l’automne une histoire de la fatigue, au Seuil.
Avec l’injonction à pratiquer des gestes barrières tels que le lavage de mains, sommes-nous en train de vivre une évolution significative de l’hygiène personnelle ?
L’exigence à l’égard du lavage de mains, du port du masque, du maintien d’une certaine distance physique correspond certes à quelque chose de nouveau. Je suis frappé par cette insistance pour un lavage de mains rigoureux : il faut bien frotter entre les doigts, sur le bout des ongles, etc. Mais si l’on parle de l’hygiène personnelle, ces gestes-barrières restent très superficiels. Ils ne concernent qu’une partie limitée du corps, les extrémités les plus visibles.
Ecartons d’emblée un malentendu, affirmer que l’hygiène s’est accentuée à cause de la pandémie revient à oublier que la propreté corporelle est le fruit d’une lente conquête de l’ensemble du corps, plus particulièrement des parties qui ne se voient pas et qui échappèrent pendant longtemps au lavage. En la matière, la société occidentale a accompli un long travail sur plusieurs siècles pour arriver au régime de propreté actuelle. À cette échelle, on ne peut donc pas dire que nous vivons aujourd’hui un profond bouleversement.
Dans le passé, quels gestes prônait-on pour se protéger de la maladie ou d’une épidémie ?
La lèpre est la toute première épidémie qui amène l’humanité à s’interroger sur ce qu’il faut faire pour s’en protéger. Nous vivons avec cette maladie depuis des temps immémoriaux. Dès l’Antiquité, elle a suscité le sentiment que le contact de l’autre était dangereux. Mais les raisons invoquées pour justifier cette distanciation sociale sont différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. Au Moyen Age, le lépreux était considéré dangereux, non seulement par le contact de sa peau, mais aussi parce que des humeurs néfastes émanaient de lui, contrariant ses entours. Sa proximité était dangereuse, la société a donc choisi de l’exclure, jusqu’à la mort civile, et des léproseries ont été créées.
Second exemple, la peste. En 1348, elle détruit la moitié de la population de l’Europe. Or la dangerosité du contact n’a pas été immédiatement reconnue. Les populations ont d’abord pensé que la menace venait du « venin de l’air ». En guise de gestes-barrières, on pratiquait l’aération et la propagation de parfums variés, afin de chasser les vapeurs supposées putrides. Puis, progressivement, le contact a aussi été mis en cause, si bien que l’exclusion a de nouveau été pratiquée, jusqu’à l’enfermement du malade.
Vous dites que l’idée que l’on se fait aujourd’hui de la propreté est le fruit d’un long travail. Que signifiait être propre au Moyen Age et dans les époques subséquentes ?
Le propre a longtemps été lié au dehors, à ce qui peut se voir et auquel on attache une valeur sociale et morale. On ne s’arrêtait pas encore à ce qu’il y a en dessous. Au Moyen Age, avoir un extérieur propre est considéré comme un gage d’absolue netteté, alors que le même habit peut être porté en permanence ou presque. Seule compte l’absence de tache ou de trou.
Bascule majeure au XVe siècle : la conscience d’un « intérieur » émerge, très particulier. Chemises et linges nouvellement inventés alertent une sensibilité affinée. Portée contre la peau, l’étoffe est censée s’imprégner des humeurs « crasseuses ». Changer de linge correspond alors à se laver, effacer le « sale ». Les médecins l’affirment, comme Montaigne au XVIe siècle, incapable, dit-il, de supporter sa sueur. Le changement de chemise s’impose ainsi, en gage de sensibilité comme de propreté.
L’accentuation de l’exigence, avec les décennies suivantes, passe alors progressivement par la quantité croissante de linge, chez les nantis en particulier, et la fréquence croissante de son changement. Les règles des abbayes et des collèges sont exemplaires à cet égard : changement de linge tous les mois à la fin du XVIe siècle, deux fois par semaine au début du XVIIIe siècle. Dernier indice, le linge, premier témoin d’une propreté du « dessous », va bientôt apparaître ostensiblement sur la surface, tels les cols et collets pour mieux affirmer la netteté de ce qui ne se voit pas. Gravures et peintures en sont les meilleurs témoins.
L’eau est singulièrement absente de cette histoire. Quand commence-t-on à l’intégrer à notre hygiène de vie ?
Nous sommes aujourd’hui convaincus que l’eau est le principal moyen d’éloigner le sale. Or ce rapport peut être totalement différent à d’autres moments historiques. Au Moyen Age, par exemple, thermes et étuves existent, mais ils ne sont pas clairement considérés comme des lieux de propreté. Ils mêlent plaisirs et soins, excitations aussi, voire prostitution. Le bain peut d’ailleurs avoir lieu de loin en loin.
Changement majeur encore après la peste de 1348. L’eau en vient insensiblement à être suspecte : porteuse possible de venin, ou encore porteuse possible d’une fragilisation du corps, en ouvrant les pores, en les offrant au venin de l’air. Etuves et bains s’effacent au point de quasi disparaître en France avec le XVIIe siècle. L’eau à elle seule est d’ailleurs soupçonnée. Les règles des collèges classiques limitent largement son contact : passer l’eau sur les yeux et les mains le matin, ne pas trop l’appliquer par crainte de désordres physiques ou de fluxions non maîtrisées. D’où le triomphe du linge, précisément : gage d’une propreté en progrès.
Une évolution se produit au XVIIIe, le corps n’est plus conçu de la même manière. L’image de l’enveloppe corporelle se « rationalise », la métaphore des pénétrations s’efface, l’intérêt se porte aux fibres, aux nerfs, à leur élasticité, leur ton. D’où le rôle possible de l’eau froide pour assurer cette fermeté. Ce que Jean-Jacques Rousseau recommande avec insistance pour affermir le corps des enfants. Un « lavage » peut ainsi être pensé, partiel d’abord, mais visant clairement les endroits qui ne se voient pas. Double finalité : propreté nouvellement considérée, « dureté » physique nouvellement assurée.
Quand commence-t-on à véritablement employer l’eau pour se nettoyer ?
Il faut attendre une certaine rationalisation et l’effacement progressif des croyances. En revanche, une importante prise de conscience sur le propre et ses effets s’impose avec les Lumières. Les mains des matrones, par exemple, sont désormais jugées susceptibles, par leur « saleté », de provoquer la fièvre puerpérale dont sont atteintes certaines femmes après leur accouchement. La « crasse » a ses dangers. L’eau peut l’effacer. Découverte primordiale, hors de toute « recherche » savante. La médecine des Lumières a ses succès pratiques, aussi modestes que décisifs.
Le véritable renversement a lieu au XIXe siècle, découvrant les « monstres invisibles ». Tout ici peut basculer. Les travaux de Pasteur introduisent notre modernité. Le sale peut exister sur une peau « propre ». Le lavage prend un nouveau sens, le bain a un nouvel avenir. Question croissante : comment acheminer l’eau nécessaire aux vastes cités ? Seule l’industrie peut y répondre. D’où ces aménagements conquérants, ne permettant de conduire l’eau dans les immeubles qu’à la fin du XIXe siècle.
Le bain ne devient pas pour autant une obligation journalière. Une fois par semaine, cela suffit encore au début du XXe siècle. Cependant, une plus grande attention est accordée aux extrémités, notamment aux pieds qu’il convient de nettoyer tous les jours. On crée alors le pédiluve, un bassin destiné au lavage des pieds. Puis, progressivement, grâce à de nouveaux matériaux, l’acheminement de l’eau devient plus facile, la douche s’installe.
Quelle est l’histoire de la pédagogie de l’hygiène ?
Louis Pasteur fait ses grandes découvertes dans la seconde moitié du XIXe, tandis que l’école publique est, quant à elle, créée au cours de la décennie 1880. Ces événements sont concomitants. Des instituteurs s’emparent des nouveaux savoirs et enseignent l’hygiène aux enfants. Se laver le visage, les mains. Se développent également à l’école d’importantes campagnes contre les « fléaux sociaux ». Car l’hygiène n’est pas que la propreté, c’est un gage de longévité. Une vaste campagne, enfin, est lancée pour lutter contre la tuberculose. D’où l’insistance quasi pédagogique pour ne pas cracher par terre, s’éloigner des tuberculeux, faire circuler l’air dans la maison, éviter l’humidité, entretenir la propreté. L’enjeu, plus que jamais, tient au projet réel ou postulé de protéger les populations.
Les instituteurs interviennent encore dans les grandes expos universelles, notamment celle de 1867, où une vaste rencontre est censée confronter les pédagogies. Enjeu varié d’ailleurs, où s’imposent autant le souci pour la protection des morphologies enfantines que ceux concernant le régime alimentaire, le cubage d’air dans la classe, la sûreté architecturale, l’aménagement des latrines, le développement de l’exercice physique et, bien sûr, celui de la propreté. Le triomphe encore balbutiant de cette hygiène pédagogique ne peut être qu’interdisciplinaire. Ce que confirme le programme de l’école obligatoire, à la fin du siècle.
Au début du XXe siècle, on voit également apparaître des campagnes d’information publique qui incitent à se laver les mains plusieurs fois par jour. Mais, étrangement, la grippe espagnole a très peu d’effets sur les injonctions pédagogiques. Un fatalisme vis-à-vis de la mort demeure durable. C’est aujourd’hui tout le contraire, fort heureusement.
Plus récemment, comment évolue la propreté ?
Dans les années 1950, les textes d’hygiène soulignaient que le lavage des mains devait être de l’ordre du « réflexe ». Alors qu’aujourd’hui, ce geste est devenu tellement intériorisé que ces mêmes textes demeurent silencieux à son sujet. Il faut le coronavirus pour lui redonner tout son sens, en le limitant toutefois au seul thème du « contact ».
Plus généralement, aujourd’hui, lavages et bains sont si coutumiers qu’ils n’existent plus seulement pour assurer le « propre », mais aussi pour s’orienter vers le psychologique. Et, paradoxalement, la conquête de l’eau contribue également à la conquête du moi. L’individu s’affirme lorsqu’il fait sa toilette, ainsi qu’il le fait dans d’autres dimensions de son existence, au travail, au sein de sa famille, etc. L’accroissement de notre espace psychique use de telles pratiques pour mieux l’éprouver et pour mieux l’assumer. Notre être intime y trouve à mieux exister. Mais du coup, nous sommes loin du seul lavage des mains…