Pourquoi le Brexit ne sauvera pas la langue française à Bruxelles
Par Virginie Malingre, Bruxelles, bureau européen
Le français demeure au sein des instances européennes l’une des trois langues de travail, avec l’allemand et l’anglais, mais il a perdu de son influence depuis les années 1990 ; le départ des Britanniques ne devrait rien y changer.
LETTRE DE BRUXELLES
En théorie, autour de la table du Conseil européen, le français et l’anglais arrivent ex aequo : parmi les vingt-huit chefs d’Etat et de gouvernement qui s’y retrouvent, trois parlent la langue de Molière – le président français, le premier ministre belge et son homologue luxembourgeois – et autant celle de Shakespeare – l’hôte du 10 Downing Street, le premier ministre maltais et le taoiseach irlandais.
Au sommet des 12 et 13 décembre, on a compté un anglophone de moins. Boris Johnson, qui attendait les résultats des élections dans son pays, n’avait pas fait le déplacement. Et si tout se passe comme prévu – d’ici au 31 janvier 2020, le Royaume-Uni devrait avoir quitté l’Union européenne (UE) –, le premier ministre britannique ne fera plus partie de ce cénacle.
Le français y sera donc la plus représentée des vingt-quatre langues officielles. D’autant que le nouveau président du Conseil, le Belge Charles Michel, est francophone, contrairement à son prédécesseur, le Polonais Donald Tusk.
De là à imaginer que le Brexit va consacrer le retour au premier plan du français au sein des institutions européennes… « C’est un running gag », s’amusait Pierre Moscovici, fin novembre, juste avant de quitter la Commission.
4 % de documents rédigés en français
Les traités prévoient que les textes qui arrivent à la table du Conseil soient traduits dans toutes les langues qui y sont parlées, ainsi que l’ensemble des directives. Mais, pour le reste, s’il y a en théorie trois langues de travail – le français, l’allemand et l’anglais –, c’est bien cette dernière qui s’est imposée.
A la Commission, plus de 85 % des documents de travail sont au départ rédigés en anglais. Et moins de 4 % le sont en français, contre 40 % en 1997. Au Parlement européen, où 23,77 % des écrits étaient encore initialement dans la langue de Molière en 2014, la chute est moins spectaculaire, mais tout aussi imparable. « Il y a vingt-cinq ans, au Conseil, le français était la langue dominante », témoigne par ailleurs le Britannique Guy Milton, chef des relations médias au Conseil.
Remontons un peu dans le temps. « Les pères fondateurs de l’Europe étaient tous germanophones. Ils ont négocié en allemand, mais, pour des raisons politiques, il était impensable que cette langue prenne le dessus », explique Stefanie Buzmaniuk, qui s’apprête à publier une note sur le multilinguisme au sein des institutions pour la Fondation Robert Schuman.
Le français, qui était alors la langue diplomatique, s’est naturellement imposé. Après tout, sur les six pays signataires du traité de Rome, trois étaient francophones, et ce sont eux qui ont accueilli les institutions européennes, à Luxembourg, Bruxelles et Strasbourg. Enfin, l’administration européenne avait été pensée et calquée sur le modèle hexagonal.
Modèle anglo-saxon
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le français est resté pendant près de quarante ans la seule langue parlée dans la salle de presse de la Commission, où, tous les jours à midi, son porte-parole vient répondre aux questions des médias.
Même les journalistes britanniques – arrivés en masse à Bruxelles après l’adhésion de Londres à l’Union en 1973 – étaient priés de s’exprimer en français ! Ce qui, se souvient l’Italien Lorenzo Consoli, aujourd’hui président de l’Association de la presse internationale, « faisait beaucoup râler Boris Johnson », le correspondant à Bruxelles du Daily Telegraph entre 1989 et 1994.
Le Luxembourgeois Jacques Santer a mis fin à cette pratique dès son arrivée à la tête de la Commission, en 1995, alors que l’Autriche, la Suède et la Finlande avaient rejoint le club européen. Depuis, l’anglais a pris sa revanche dans la salle de presse, même si le français y reste l’une des deux langues officielles. Mais quand Mina Andreeva, alors porte-parole de la Commission, a présenté ses condoléances à la France, après le décès de Jacques Chirac, le 26 septembre, elle l’a fait en anglais…
La réforme administrative, dont le président de la Commission Romano Prodi a chargé le Britannique Neil Kinnock en 1999, a sans conteste donné un sérieux coup de boutoir au français. « [Elle] a enlevé son âme à la Commission, désormais organisée sur le modèle anglo-saxon », explique M. Consoli. L’élargissement à dix pays (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Chypre, Malte) en 2003 a consacré la suprématie anglophone.
Dégradation de l’anglais parlé
Certes, le français a de beaux restes. Notamment dans les fonctions hiérarchiques les plus élevées de l’administration européenne, où il reste répandu. « Avec le changement de générations, cela va disparaître », prédit Jaume Duch, le porte-parole du Parlement. Un fin connaisseur de la galaxie bruxelloise évoque aussi « des îlots bureaucratiques », comme tout ce qui touche à l’agriculture, où la France a pris soin d’être influente.
Mais cela ne saurait suffire. « Si le commissaire n’est pas francophone, l’administration ne va pas lui fournir des notes en français ! », s’exclame un haut fonctionnaire français. Or, chaque Etat membre a son commissaire… et la majorité d’entre eux sont plus à l’aise en anglais qu’en français. A commencer par l’Allemande Ursula von der Leyen, qui a pris la tête de l’exécutif européen le 1er décembre.
Certains s’émeuvent de cette perte d’influence du français. Fin septembre, « un groupe de fonctionnaires européens » a publié dans la presse hexagonale une lettre ouverte à cette fidèle d’Angela Merkel, revendiquant le « droit de travailler en français ». Ils y évoquent aussi la « dégradation de l’anglais utilisé », le nombre d’anglophones de naissance étant faible au sein des institutions. Une situation que le Brexit ne va pas non plus améliorer.