La fabuleuse épopée de l'obélisque
Le musée de la Marine retrace l'histoire rocambolesque du célèbre monolithe égyptien installé place de la Concorde
"Proclamation par Amon-Rê, maître des trônes des Deux-Terres : 'Je t'ai donné la santé et la joie totales.'" Le discours religieux de l'obélisque de la Concorde se perd aujourd'hui dans la grisaille parisienne et la cohue automobile. Cette colonne immuable a pourtant fait un voyage extraordinaire de 9.000 km, du temple de Louxor, sur les bords du Nil, jusqu'au cœur de Paris. Sa longue épopée (1829-1836) à la fois archéologique, humaine, technologique et politique est retracée par une remarquable exposition du musée national de la Marine, au Trocadéro, composée d'une centaine d'objets et de documents *. Épopée qui a eu pour résultat de donner à Paris un élément de son identité. Pourrait-on aujourd'hui concevoir la place de la Concorde sans son obélisque?
Tout commence par une décision du vice-roi d'Égypte. Entouré d'ingénieurs et d'officiers français, Méhémet-Ali propose, en 1829, de faire don à la France de deux obélisques d'Alexandrie. Mais l'égyptologue Jean-François Champollion fait le difficile : il préfère ceux de l'entrée du temple de Louxor, mieux conservés. Problème : ils sont à 750 km de l'embouchure du Nil.
Sept ans et 9.000 km de Louxor à Paris
"À l'époque, la notion de patrimoine national n'existait pas encore, et l'égyptologie était balbutiante. Le don égyptien a donné lieu à des remerciements français : tapis, lustres, vaisselle, fusils de chez Lepage. Les Français n'avaient pas l'impression de prendre les obélisques à l'Égypte mais plutôt de les ravir aux Anglais", remarque Alain Niderlinder, l'un des commissaires de l'exposition. D'ailleurs, l'autre obélisque, resté sur place, a été "restitué" à l'Égypte en 1981.
Ces monuments ont été édifiés sous le règne de Ramsès II, au XIIIe siècle avant J-C. Faits de granit rose des environs d'Assouan, ils mesurent 22,84 m et pèsent de 220 à 230 tonnes. Le transfert s'annonce périlleux, l'affaire est confiée à la Marine. Un navire est spécialement conçu à Toulon pour transporter le monolithe. Avec 120 hommes à bord, le Luxor appareille le 15 avril 1831 de Toulon. Arrivés en août, les hommes doivent faire face à une épidémie de choléra. Complication : la colonne est fragile, une fissure de 8 m part de sa base. Les 400 m qui séparent l'obélisque du Nil vont occasionner quatre mois de travail pour 200 hommes avec machines, cordes et cabestans. Ils doivent ensuite attendre "des semaines la crue du Nil pour pouvoir redescendre", explique Marie-Pierre Demarcq, autre commissaire de l'exposition. Finalement, ils quittent en avril 1833 l'Égypte pour Toulon. Deux ans après leur arrivée à Rouen le Luxor est alors démâté, tiré par un autre vapeur, puis par des chevaux. Le monolithe arrive enfin, dans son étui de bois, au pont de la Concorde, le 23 décembre 1833.
Où placer l'obélisque à Paris? "Pour se rendre compte, on fait construire par des décorateurs de théâtre, en juillet 1833, deux obélisques en carton-pâte grandeur nature aux Invalides et place de la Concorde", ajoute Marie-Pierre Demarcq. Le roi Louis-Philippe tranche pour la Concorde. Pour l'ériger, il faut un piédestal. En juillet 1835, on envoie le Luxor remorqué par le Sphinx chercher 240 tonnes, en 5 blocs, de granit de l'Aber-Ildut (Finistère).
Le 25 octobre 1836, c'est le grand jour : 200.000 Parisiens sont sur la place de la Concorde pour voir l'érection du grand monolithe. Un orchestre joue Les Mystères d'Isis, de Mozart. À 11 h 30, l'appareil de levage, un portique pivotant par un ensemble de câbles, est actionné par 350 artilleurs. Apollinaire Lebas, qui dirige l'opération, est sous l'obélisque, préférant mourir en cas d'accident. À midi, Louis-Philippe apparaît du balcon du ministère de la Marine. Les bois craquent, les boulons se tordent, les câbles se tendent à l'extrême, mais ça tient. À 14 h 30, l'obélisque repose sur son piédestal de 9 m, sans ciment. Le drapeau tricolore est hissé au sommet par quatre marins.
En érigeant ce monolithe, la France montre à l'Angleterre qu'elle est capable de faire ce qui paraissait techniquement impossible. On y a mis le prix : 1,3 million de francs-or. Restent les morts : 12 marins lors de l'expédition et une victime lors des essais préliminaires place de la Concorde. Parions que Pharaon veille sur l'immortalité de leurs âmes.
* Le Voyage de l'obélisque. Louxor/Paris (1829-1836). Du 12 février au 6 juillet 2014, musée national de la Marine, place du Trocadéro (16e). Avec une appli smartphone proposant deux parcours, dont l'un réservé aux jeunes visiteurs (www.musee-marine.fr). Article de Hervé Guénot - Le Journal du Dimanche