Par Bruno Lesprit - Le Monde
L’artiste aurait eu 90 ans le 2 avril. Célébré bien au-delà de nos frontières, il fascine toujours autant.
A quoi reconnaît-on un disparu bien vivant ? On marque non seulement l’anniversaire de sa mort mais aussi de celui de sa naissance. Serge Gainsbourg aurait eu 90 ans le 2 avril, s’il n’avait eu la prescience de faire « pas long feu » sous son régime de croisière alcoolo-tabagique. La maison de disques Mercury profite de l’aubaine pour éditer 90 séquences, une compilation en 4 CD. Pour l’« inédit », un DVD bonus offre d’entendre les témoignages de Jane Birkin, Etienne Daho ou Alain Chamfort. Légère impression de déjà-vu.
C’est la Sorbonne qui apporte du neuf. Pendant trois journées, du 9 au 11 avril, son Collegium Musicae organise le premier colloque international consacré à l’artiste, avec une trentaine d’intervenants et un conséquent contingent britanno-américain. Le sujet y est en effet présenté comme « l’auteur-compositeur qui a le plus contribué au rayonnement des musiques populaires françaises à l’étranger depuis la fin de la seconde guerre mondiale ». Ronflante, l’assertion n’en est pas moins exacte.
Depuis sa mort, le 2 mars 1991, le revival Gainsbourg est permanent. Une vingtaine de livres le concernant ont paru, dont deux biographies en anglais. « J’ai l’impression que la place qu’il occupe en France est équivalente à celle des Beatles en Grande-Bretagne et de Bob Dylan aux Etats-Unis », compare Oliver Julien, maître d’œuvre de « Serge G. : An International Conference on Serge Gainsbourg ». « C’est en tout cas par lui qu’a été officialisée en 2010 l’entrée des musiques populaires à l’université, d’un point de vue à la fois sociologique, musicologique et culturel. »
« Là où il passe, il démode tout le monde »
On a peine à croire que son œuvre – en dehors du coup d’éclat, en 1969, de Je t’aime… moi non plus – ait été négligée de son vivant jusqu’à l’album Aux armes et caetera (1979), un premier disque d’or (100 000 exemplaires) obtenu à l’âge de 51 ans. « Aujourd’hui, au moins trois générations l’ont écouté, constate Olivier Bourderionnet, enseignant à l’université de la Nouvelle-Orléans et auteur de Swing Troubadours. Brassens, Vian, Gainsbourg : Les Trente Glorieuses en 33-tours (Summa Publications, 2012). Il faut dire aussi qu’on le trouve partout, dans la chanson et la pop, le jazz et le cinéma, et ce qui me frappe, c’est que là où il passe, il démode tout le monde. »
Exemple avec le premier chef-d’œuvre parmi ses longs formats, Confidentiel (1963), dont le fiasco commercial incita Gainsbourg à retourner sa « veste doublée de vison » au profit de la pop : « Il délaisse alors les arrangements très orchestrés d’Alain Goraguer pour du jazz en toute petite formation et sort de la chanson figée du music-hall. Je ne crois pas connaître de disque en trio guitare-contrebasse-chant à cette époque. »
Confidentiel l’est resté au regard du cultissime Histoire de Melody Nelson (1971), dont les pistes, confectionnées avec le compositeur Jean-Claude Vannier, ont été échantillonnées à tout-va – de De La Soul à Portishead. Un retour à l’envoyeur, lui-même ayant été pionnier en la matière avec Initials B.B. (1968), son « sample » de la Symphonie du nouveau monde de Dvorak et son pastiche de Days of Pearly Spencer de David McWilliams. Normalement, un plagiat vaut vindicte publique. Dans son cas, on voit plutôt dans ses recyclages une preuve supplémentaire de son génie post-moderne. C’est que, loin de se dédouaner, le faussaire revendiqua cette activité. « Entre deux verres, il pique à droite et à gauche. Intelligemment je le reconnais », entend-on dans son film Charlotte for Ever (1986).
Pour les enfants du hip-hop, ce maître du larcin est aujourd’hui le plus respecté parmi les anciens. « Stylé », provocateur, drôle, le lascar a généralisé le talk-over avant l’heure après avoir commis dès 1967 un proto-rap, Requiem pour un con. Son jeunisme, qui ne reculait pas devant la démagogie pour épater les « pisseuses » et les « p’tits gars », agit toujours comme un charme.
Valeur d’exportation durable
Aussi impressionnante que la transmission est l’extension de son domaine géographique, mission que s’est assignée son interprète d’élection, Jane Birkin, qui chante actuellement son répertoire en version symphonique. Fait révélateur, il n’est pas rare de trouver sur YouTube du Gainsbourg sous-titré en anglais, accompagné de commentaires superlatifs dans cette langue. Valeur d’exportation durable, il forme un chaînon manquant, comblant le vide entre le Paris sur fond de Moulin-Rouge de Maurice Chevalier, Edith Piaf ou Yves Montand et la French touch electro-pop de Daft Punk ou Air.
A l’étranger, la fascination naît d’abord pour ce personnage incarnant à la fois l’universalisme républicain par son destin de fils de l’immigration juive russe, un dandysme fin XIXe sur le modèle de Des Esseintes et une caricature du Français moyen avec ses 102 (double pastis 51), ses Gitanes et sa paillardise. « Ce qui l’a fait connaître chez nous, c’est Je t’aime… moi non plus [n° 1 en Grande-Bretagne en 1969], donc le scandale, et sa réputation de bad boy et de French lover », rappelle Peter Hawkins (Université de Bristol), auteur de Chanson (2000, Ashgate/Routledge), une étude des « auteurs-compositeurs français du XXe siècle, d’Aristide Bruant à MC Solaar ». « Quand je chante Je t’aime… moi non plus à mes étudiants, tout le monde connaît. Pour le reste, Gainsbourg est surtout un nom que s’échangent les fans de musique alternative. »
Ainsi de Darran Anderson, auteur en 2013 d’Histoire de Melody Nelson, seul album français à figurer dans la collection « 33 1/3 » de Bloomsbury, dédiée à des jalons de la musique populaire tels Pet Sounds des Beach Boys ou OK Computer de Radiohead. « Au départ, c’est son côté transgressif qui a éveillé mon intérêt », reconnaît cet écrivain irlandais devenu un spécialiste. Pour lui, la reconnaissance internationale est logique : « Gainsbourg est le meilleur passeur de la culture française car son art comporte des choses déjà familières, européennes – le surréalisme et Magritte dans L’Homme à tête de chou – ou liées à la culture pop – la bande dessinée dans Comic Strip. C’est grâce à lui que j’ai pu me plonger dans les univers de Brel et de Barbara. »
Profusion stylistique et mise en scène de soi
A chacun son Gainsbourg. Aucun chanteur français n’offre une telle profusion stylistique – chanson à texte, récréations latinos, jazz sophistiqué, pop à l’anglaise, concept albums littéraires, disco idiot, reggae insoumis, funk classé X anticipant le « porno chic »… –, première explication de ce consensus de revirement. L’enquête sur les connaissances artistiques des Français menée pour le ministère de la culture est en effet édifiante. Parmi trente célébrités, il figurait déjà en troisième position en 1988 pour la notoriété (95 % des sondés déclaraient le connaître « ne serait-ce que de nom »), talonnant Johnny Hallyday et Louis de Funès, devant Mozart ou Molière. Avec Dali, il était surtout le plus clivant : une moitié l’appréciait, l’autre le rejetait. Vingt ans plus tard, sa cote d’amour avait progressé de 22 points.
« Les morts sont tous de braves types », chantait Brassens. Et inoffensifs ? CQFD. Est-on sûr que Lemon Incest, voire Melody Nelson, amours lolitesques et tragiques d’un adulte avec une gamine de « quatorze automnes et quinze étés », passeraient la censure aujourd’hui ? Et, dans le contexte actuel, on ose à peine évoquer les saillies misogynes et les esclandres télévisuels, l’invitation sexuelle faite à Whitney Houston ou l’insulte adressée à Catherine Ringer…
Pour la mise en scène de soi et le narcissisme, Gainsbourg avait en tout cas une sacrée longueur d’avance sur les réseaux sociaux. A cette modernité, on ajoutera la confusion des genres qu’il cultiva avec Jane Birkin, ainsi que le raconte Véronique Mortaigne, ancienne journaliste au Monde, dans Double Je (Equateurs, 256 pages, 20 euros), récit sensible de la symbiose de ce couple improbable. Travaillé par « l’ambiguïté androgyne », le pygmalion façonna sa belle en « adorable garçonne », en la poussant à chanter comme « un garçon d’église, très haut ». Elle, de son côté, féminisa l’énergumène, cheveux allongés pour cacher les feuilles de chou, diamants aux poignets, ballerines Repetto aux pieds… Une métamorphose qui sera accomplie avec le travesti posant en 1984 devant l’objectif de William Klein pour la pochette de Love On the Beat. Soit Gainsbourg en icône queer avant même que le mot n’apparaisse en France.
90 séquences, 4 CD et un DVD, Mercury/Universal.