Par Gilles Paris, Washington, correspondant, Marie Bourreau, New York, Nations unies, correspondante - Le Monde
L’opération a visé des sites militaires et un centre de recherche soupçonnés d’héberger le programme chimique du régime, à Damas et près de Homs.
La « ligne rouge » a-t-elle été rétablie ? La question restait entière au lendemain de la riposte occidentale, vendredi 13 avril, au bombardement chimique imputé au régime syrien de la ville alors rebelle de Douma, le 7 avril, qui avait causé la mort d’une cinquantaine de personnes et fait plusieurs centaines de blessés.
Après quatre jours d’attente électrisés ponctuellement par les messages contradictoires publiés par le président des Etats-Unis Donald Trump sur son compte Twitter, l’armée de l’air américaine est passée à l’action en début de soirée à Washington, appuyée par des avions de combat français et britanniques.
Les bombardements de trois sites liés, selon le Pentagone, au programme d’armement non-conventionnel syrien à Damas et à Homs ont été accompagnés par une intervention télévisée de Donald Trump dans laquelle il a évoqué des « frappes précises » et répété les justifications avancées depuis le début de la semaine. « Il y a un an, [le président syrien Bachar Al-] Assad a lancé une attaque sauvage aux armes chimiques contre son propre peuple. Les Etats-Unis ont réagi avec 58 frappes de missiles qui ont détruit 20 % de l’armée de l’air syrienne », a assuré le président des Etats-Unis.
« Samedi [7 avril], le régime Assad a de nouveau déployé des armes chimiques pour massacrer des civils innocents », a-t-il poursuivi, qualifiant ces opérations de « crimes d’un monstre » qui ont rendu « nécessaire le rétablissement d’une puissante dissuasion contre la production, la dissémination et l’utilisation de substances chimiques ». « C’est d’un intérêt vital pour la sécurité nationale des Etats-Unis », a ajouté Donald Trump.
« Réponse proportionnée »
Au cours des jours précédents, marqués par les rodomontades du président des Etats-Unis, le secrétaire américain à la défense, James Mattis, avait fait ouvertement part de son souci d’éviter un engrenage périlleux. « Sur le plan stratégique, comment pouvons-nous empêcher que cela ne devienne incontrôlable ? », s’était-il demandé la veille au cours d’une audition au Congrès. Le nombre et la nature des frappes occidentales ont donné l’impression que sa volonté de limiter les risques a finalement prévalu.
Cette volonté a pu être vérifiée au cours de la conférence de presse tenue par le secrétaire de la défense avec le chef d’état-major, Joseph Dunford, accompagné par le chef d’état-major français, le général François Lecointre, plus tard dans la soirée.
« Nous avons été très précis et la réponse était proportionnée, mais, en même temps, ce fut une frappe lourde », a assuré James Mattis, selon lequel les forces américaines ont employé deux fois plus de munitions que lors de l’opération de 2017. Par son ampleur relative, cette réponse s’inscrit cependant plutôt dans la continuité.
Alors que le président des Etats-Unis avait assuré quelques instants plus tôt que son pays était « prêt à poursuivre cette réponse jusqu’à ce que le régime syrien cesse d’utiliser des produits chimiques interdits », James Mattis a précisé que les « frappes » de vendredi étaient « ponctuelles ». Joseph Dunford a renchéri en précisant qu’elles avaient été conduites jusqu’à leur terme.
Le secrétaire à la défense a assuré que les cibles avaient été choisies en fonction de leur lien avec le programme d’armes chimiques développé selon lui par la Syrie, en violation à l’accord de désarmement conclu en 2013, après des bombardements de même nature.
Eviter tout dérapage
James Mattis a également affirmé que les sites avaient été déterminés également pour éviter des risques collatéraux pour les populations civiles. Aucun bilan matériel ou humain de ces frappes n’était disponible samedi à l’aube. Interrogé à propos du produit utilisé à Douma le 7 avril, le secrétaire à la défense a fait part de ses certitudes concernant le chlore, abondamment utilisé ces derniers mois contre les zones rebelles, tout en se refusant d’exclure à ce point la présence d’un agent neurotoxique.
James Mattis a également mis l’accent sur les contacts avec la Russie visant à éviter tout dérapage, assurant que les forces occidentales ne s’étaient heurtées qu’à la défense antiaérienne syrienne. Un peu plus tôt, Donald Trump avait invité la Russie et l’Iran à reconsidérer leur alliance avec le régime syrien. « Quel genre de nation veut-elle être associée au meurtre de multitudes d’hommes, de femmes et d’enfants innocents ? », s’était-il demandé.
Tout comme Donald Trump, son homologue français, Emmanuel Macron, s’est efforcé de « dé-syrianiser » les frappes de vendredi dans un communiqué rendu public juste après cette première intervention contre Damas. « Notre réponse a été circonscrite aux capacités du régime syrien permettant la production et l’emploi d’armes chimiques », a-t-il indiqué.
« Nous ne pouvons pas tolérer la banalisation de l’emploi » de ces armes « qui est un danger immédiat pour le peuple syrien et pour notre sécurité collective », a-t-il ajouté en faisant de cette riposte une question de principe, conformément à la ligne rouge édictée ces derniers mois, sans entrer plus avant dans les méandres de la guerre civile syrienne.
« Nous aurions préféré une alternative mais dans ce cas précis il n’y en avait aucune », a ajouté également de son côté la première ministre britannique, Theresa May.
La preuve de l’utilisation de gaz toxiques à Douma
Plus tôt dans la journée, à New York, la Russie avait imposé la tenue d’une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) pour tenter de dissuader les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni de recourir à des frappes en Syrie qui paraissaient inéluctables.
Avant de rentrer en séance, Nikki Haley, la représentante américaine à l’ONU a indiqué que Washington, Londres et Paris détenaient la preuve de l’utilisation de gaz toxiques à Douma. « A un moment donné, vous devez faire quelque chose. Vous devez dire : c’en est assez », a-t-elle justifié. Son pays a comptabilisé « pas une, pas deux, mais pas moins de cinquante attaques chimiques » menées par le régime de Damas selon Mme Haley. L’ambassadrice a aussi souligné les douze veto russes utilisés depuis le début de la guerre pour empêcher à ses yeux toute action de l’ONU sur le dossier.
Cette supposée attaque chimique « n’est qu’un prétexte », a balayé le représentant russe à l’ONU, Vassily Nebienza, qui a répété avoir reçu des rapports d’habitants de Douma qui « n’ont rien vu ». Le bombardement incriminé serait selon lui « une provocation des services de renseignements de certains pays ».
Puis le ton s’est fait plus menaçant, M. Nebienza rappelant que « la Russie a des soldats sur le sol syrien ». Des soldats présents « à l’invitation du régime syrien » alors qu’une riposte militaire serait « contraire à la charte des Nations unies ». Ce scénario militaire peut avoir des « conséquences très graves pour la sécurité mondiale », a-t-il encore prévenu. Toute la responsabilité reposera pour M. Nebienza « sur les Etats Unis et ses alliés. Cette vieille Europe qui continue à perdre la face ».
Le devoir « d’arrêter cette escalade chimique »
Forcé de se justifier, en amont de ces frappes, François Delattre, l’ambassadeur français à l’ONU a indiqué lui aussi que Paris n’avait « aucun doute sur la responsabilité de Damas dans cette attaque ». Ces frappes sont motivées par le risque d’effondrement du régime de non-prolifération, les nombreuses violations du droit international et de la convention sur l’interdiction des armes chimiques. « Laisser se banaliser [les armes chimiques] sans réagir, c’est laisser le génie de la non-prolifération sortir de sa bouteille », a-t-il plaidé avant d’estimer que « le 7 avril, le régime a atteint un point de non-retour ».
Le monde devait selon lui apporter « une réponse ferme, unie et résolue ». Nous avons le « devoir d’arrêter cette escalade chimique. Nous ne pouvons pas laisser un pays défier ce Conseil et le droit international ». Ces frappes doivent permettre de « restaurer l’interdiction absolue des armes chimiques qui est gravée dans le marbre des conventions internationales, et consolider ce faisant la règle de droit ».
Un certain nombre de diplomates ont souligné pourtant la contradiction de vouloir « restaurer le droit » tout en s’affranchissant des bases légales pour justifier d’une attaque : un mandat de l’ONU, la légitime défense selon l’article 51 de la charte des Nations unies ou l’invitation du pays hôte.
La coalition qui a frappé en Syrie au petit matin du 14 avril ne disposait d’aucune des trois, sans de surcroît être assurée de parvenir durablement à ses objectifs.