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Jours tranquilles à Paris
5 octobre 2016

"Les Damnés" à la Comédie-Française, de sueur, de sang et de fureur

Par Jacky Bornet @Culturebox Journaliste, responsable de la rubrique Cinéma de Culturebox

Evénement au festival d'Avignon, marquant le retour de la Comédie-Française dans la Cour d'Honneur après 30 ans d'absence, l'adaptation du scénario du film de Luchino Visconti "Les Damnés" (1969) est reprise dans la salle Richelieu jusqu'au 13 janvier. Une version remarquablement mise en scène par Ivo van Hove, avec Denis Podalydès, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre et Didier Sandre.

Macbeth

Que l'on ne s'y trompe pas, Ivo van Hove n'adapte pas le film de Visconti pour la scène, mais le scénario qu'il signa avec Nicola Badalucco et Enrico Medioli. Le metteur en scène belge s'est déjà inspiré par deux fois de Visconti en reprenant sur scène "Rocco et ses frères" (1960) et "Les Amants diaboliques" (1943). Juste retour des choses, c'est en voulant réaliser un film s'inspirant de la pièce de Shakespeare "Macbeth" que le réalisateur italien initia le projet des "Damnés". Intrigue familiale, luttes de pouvoir, meurtre, inceste… autant de thèmes shakespeariens que "Les Damnés" projette au cœur d'une grande famille industrielle allemande en 1933, date de l'arrivée d'Hitler au pouvoir.

"Les Damnés" par la Comédie-Française : extraits

Van Hove ne tombe pas dans le travers d'une méticuleuse reconstitution historique comme les affectionnait Visconti ("Senso", "Le Guépard", "Mort à Venise"…) La scénographie est au cœur du dispositif. L'espace, abstrait, tout en grisaille, renvoie aux usines sidérurgiques de la famille von Hessenbeck, et le sol orange, aux flammes des fourneaux. Les costumes noirs, pour les hommes, sont des habits de soirée ou évoquent l'uniforme SS, quand ils ne sont pas inspirés de celui des SA, dans leurs couleurs brunes, mais sans être d'une fidélité "historique". Les robes sont plus en référence avec la mode des années 1930. Pas une croix gammée n'est exposée, mais le nazisme est omniprésent.

Choix radicaux

Le dispositif scénique joue de l'espace. Avec côté cour une lignée de cercueils, côté jardin une enfilade de coiffeuses de maquillage, où se retrouvent régulièrement les comédiens pour se repoudrer et se changer. En fond de scène : la penderie des costumes, un grand écran où défilent des images d'archives et des prises de vue en direct des comédiens, puis s'alignent les serviteurs de la maison von Hessenbeck en rang d'oignons. En premier plan, devant la scène, une sirène à vapeur scande les changements d'actes, avec une urne où sont recueillies les cendres des victimes. Dommage que la scène de la salle Richelieu cache une partie des côtés, privant parfois les yeux de l'action.

Ample et sophistiquée, complexe, la mise en scène repose sur des choix radicaux, mettant en jeu de nombreux comédiens et une figuration fournie. Les images d'archives projetées ou filmées en direct sur scène ne parasitent aucunement l'action scénique, ni le jeu, ni le texte. Elles participent du sens quand, notamment, chacun des protagonistes tués se retrouve filmé dans son cercueil. Car nombre d'entre eux sont occis au cours du spectacle, dont chaque acte s'ouvre sur un alignement de tous les acteurs, avec à chaque fois un ou des personnages en moins. La violence et la mort hantent la pièce, la référence à Macbeth s'avérant prépondérante, respectant ainsi l'optique viscontienne.

Intemporalité

L'ensemble est d'une flamboyance noire, d'une tension constante, parcouru de morceaux de bravoure terribles. Comme la nuit des longs couteaux, avec un Denis Podalydès déchaîné, le mariage de Friedrich Bruckman (Guillaume Gallienne) avec Sophie von Hessenbeck (Elsa Lepoivre) et son inceste avec Martin (Christophe Montenez). Le final est traumatisant, avec une fusillade sur le public qui restera dans les annales. Les comédiens se donnent à fond dans des prestations très physiques. Toutefois le texte est parfois lancé trop rapidement, laissant en suspens certaines tirades.

Ivo van Hove insuffle une intemporalité au sujet, tout en restant très ancré dans l'Histoire. Le ralliement au nazisme de Martin et Günther, au début apolitiques, renvoie au radicalisme islamiste auquel adhèrent aujourd'hui des adolescents sans aucune conscience religieuse. La mitraille finale sur le public résonne comme la fusillade d'Orlando ou du Bataclan. Drame familial, lutte de pouvoir, Histoire et actualité nourrissent l'ambition d'un spectacle, où le son et la musique participent aussi du sens, avec des choix cohérents. Une cohésion et une puissance qui rejaillit sur l'ensemble d'une œuvre sans équivalent.

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Voir mon précédent billet sur cette pièce

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