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Jours tranquilles à Paris
16 octobre 2016

Dominique Wolton. « Vivre, c'est éteindre son ordinateur »

Propos recueillis par Philippe Minard/ALP

Quarante ans que Dominique Wolton décortique et analyse la communication. Le sociologue, spécialiste des médias, pointe la standardisation des idées engendrées par l'outil internet et déplore l'uniformisation de la presse. Optimiste, il guette le jour où tout le monde va débrancher. Pour lire et cuisiner.

>  À lire votre analyse (*) de l'outil internet et des comportements qu'il engendre, on vous sent regretter certaines vertus pédagogiques de la télévision...

On a bien besoin des deux ! La force de la radio, de la télévision et de la presse généraliste, c'est l'offre, c'est-à-dire que l'on essaye de toucher tous les publics. Internet, ce n'est pas l'offre, c'est la demande. Avantage, on est beaucoup mieux servi : inconvénient, on se coupe de tout le reste. C'est un univers plus segmenté et communautaire. C'est anti sociétal.

L'autre limite énorme d'internet, c'est que c'est pensé comme une liberté pour chacun d'entre nous mais que derrière se trouve la puissance totalitaire du GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Je n'ai jamais connu une telle contradiction entre une idéologie de la liberté et un pouvoir de contrôle et de traçabilité. Les gens sont schizos ! On critiquait la radio et la télé en leur reprochant d'être des médias de masse mais l'ambition d'internet est de toucher sept milliards d'individus...

>  Les élites semblent pourtant moins réticentes avec internet ?

Elles pensaient que les gens étaient abrutis par la radio et la télévision mais là aussi, il y a une contradiction majeure. On admet l'intelligence du public pour être citoyen ; pour la consommation, on commence à penser qu'il est manipulé et quand il écoute la radio ou regarde la télé, on pense que c'est un con manipulé ! Pourquoi il serait intelligent en se retrouvant devant un écran d'ordinateur ?

Si on suppose qu'il est citoyen et intelligent, il faut qu'on lui accorde le même crédit pour tout. Quand on regarde la télé, on n'est pas passif. En revanche, quand on est sur internet, on a le sentiment de décider et de choisir. Mais en fait, on nous donne à consommer que ce qui est déjà consommé par des millions d'autres, donc c'est une école du conformisme. Le problème de fond, c'est qu'on a pensé que plus il y aurait de tuyaux, plus il y aurait de diversité. Et c'est faux. La masse renforce la standardisation.

>  Cela vaut aussi pour les chaînes de télévision d'infos continues ?

Tout à fait. Il n'y a jamais eu tant de canaux, tant d'infos mais tout le monde fait la même chose. Il n'y a aucune distance, aucune différence et il n'y a jamais de bonne nouvelle ! Mais les gens ne vivent pas à ce rythme d'information. Un point trois fois par jour leur suffit largement ! On assiste donc à une aliénation du public que l'on tient dans une angoisse pas possible. La tragédie des journalistes, comme il n'y a plus d'argent pour faire des enquêtes, c'est de faire le tour de leur ordinateur au lieu de faire le tour du monde.

>  Vous écrivez qu'Internet est une utopie. Pourquoi ?

C'est une utopie parce que chacun rêve d'un tuyau où il pourrait s'exprimer. Mais si tout le monde s'exprime, qui écoute ? Nous sommes dans le champ des solitudes interactives, où tout le monde est branché, où tout le monde envoie des messages mais quant à se rencontrer, vivre, aimer, travailler... Les hommes politiques pensent qu'en racontant des choses à plein de monde en instantané, on va les croire. C'est naïf ! Ce n'est pas parce que nous sommes branchés qu'on va croire ce qu'on nous raconte. Le rêve de la prétendue liberté d'expression, c'est en fait le rêve du « tu vas croire ce que je vais te raconter ».

>  La presse, les politiques, les communicants... Vous mettez tout le monde dans le même panier ?

Ils couchent ensemble psychiquement et le public le voit très bien. Les sondeurs sont devenus les grands manitous qui savent tout sur tout. Vous vous rendez compte que dans les principales émissions, on retrouve les mêmes journalistes, les mêmes politiques et les mêmes pseudo-experts ! Ils prennent la place de combien de personnes aussi intelligentes qu'eux ? Le public ne fait plus la différence et tout le monde est délégitimé. On a besoin des trois mais chacun à sa place !

>  La télé veut gagner des auditeurs et la presse conserver ses lecteurs...

Si jamais on cale l'offre sur la demande, c'est de la démagogie ! L'enjeu numéro un, c'est de comprendre que le récepteur est intelligent et c'est d'expliquer l'altérité du monde. Les gens peuvent à la fois être très voyeurs et juger très négativement le cirque médiatique. Georges Marchais faisait des scores d'audience extraordinaire et en même temps, le PC se cassait la gueule !

>  Vivre en direct n'est donc pas l'avenir ?

La vitesse de l'information est complètement contradictoire avec la lenteur de la communication. Pour se comprendre, il faut du temps. La lenteur est constitutive de l'être humain, la société est complètement battue en brèche par la vitesse de l'information. Vivre, c'est éteindre son ordinateur et donner rendez-vous à quelqu'un dans un bistrot.

>  Vous pointez l'uniformisation de l'information, mais vous n'êtes pas plus tendre avec certains canaux spécialisés ?

Arte, par exemple, a permis à la classe culturelle dirigeante d'avoir sa télé. Du coup, cela n'a pas incité les grandes chaînes de télévision à faire de la culture. La question fondamentale, pour la presse et la TV, c'est comment faire accéder le grand public à la culture ? Les Européens auraient dû défendre la télévision publique, mais comme les élites détestaient les médias, ils ont privilégié d'autres canaux. En créant Canal+, Mitterrand a, par exemple, délégitimé le service public.

>  Le principal constat de vos 40 ans de recherche universitaire ?

C'est une baisse du statut et du rôle de la connaissance. Le grand perdant pour l'instant, c'est nous, c'est le monde académique. Nous ne sommes pas assez rapides, nous avons des raisonnements complexes et nous ne sommes pas dans le people. Du coup, c'est la connaissance, l'érudition, la profondeur et le temps qui sont atteints. C'est l'utilité des choses inutiles.

>  Vous avez le sentiment d'avoir mené tous ces travaux pour rien ?

Certes, j'ai le sentiment de ne pas être écouté, mais je suis optimiste ! Tout le monde est branché mais tout le monde se débranchera. Il y a aura tellement de contrôles et de traçabilité que les gens en auront marre. Après avoir bouffé de l'écran au boulot, au lycée, à la maison, les gens vont avoir envie de faire de la cuisine, de lire un livre. L'expérience humaine va retrouver toute sa force. Chaque génération a une utopie généreuse, et je pense que la remise en cause va être radicale. Les gens en auront marre de l'égoïsme interactif et des magasins à rumeur.

« Communiquer c'est vivre » (livre d'entretiens avec Arnaud Benedetti). Éditions du Cherche Midi, 330 pages 18 €.

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