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Jours tranquilles à Paris
23 juillet 2017

Porno tous azimuts

Par Frédéric Joignot

Les « porn studies » s’interrogent sur l’expansion  de l’accès à la pornographie : autre forme de socialisation sexuelle ou nouvelles normes violentes ?

En 2012, le site Web YouPorn reconnaissait 100 millions de pages vues par jour, celui de XVideos en affiche 4,46 milliards par mois – et cela, sans tenir compte des visites depuis les portables. En janvier, dans son documentaire Pornocratie, les nouvelles multinationales du sexe, la réalisatrice Ovidie évoquait « 100 milliards de pages vues par an ».

La pornographie, « la pornoculture », comme l’appelle le sociologue de l’imaginaire Vincenzo Susca, est devenue omniprésente et populaire. En un mot : incontournable.

Le terme de « pornographie » dérive du grec pornographia, associant pornê (prostituée) et graphein (écrire, et plus largement décrire, représenter). Dans son essai Le Sexe et l’effroi, (Gallimard, 1994), l’écrivain Pascal Quignard explique que ce mot ­désignait la peinture d’une prostituée en action par un pornographos, un peintre – Parrhasios d’Ephèse, d’après Pline l’Ancien, fut le plus connu d’entre eux.

« Un ­objet d’étude légitime »

Mais, si on appréciait cette pornographia sur les fresques des maisons de quelques riches Grecs, celle d’aujourd’hui n’a plus le même sens : elle s’est « démocratisée » dans des proportions colossales.

Et plus encore depuis les années 1980, avec l’arrivée des cassettes vidéo et du magnétoscope. Voilà pourquoi la pornographie, comme le rappelle Emilie Landais, doctorante en sciences humaines sur ce thème, « tend progressivement à s’extirper des griffes du jugement ou de l’opinion pour devenir un ­objet d’étude légitime : les “porn studies” ».

C’est en Californie, à l’université Berkeley, que ces premières études ont apparu. Elles ont été inaugurées par Linda Williams, professeure de rhétorique et de cinéma. En 1989, cette admiratrice des études sur la sexualité de Michel Foucault publie Hard Core : pouvoir, plaisir et  « la frénésie du visible » (University of California Press, édition augmentée, 1999, non traduit).

Elle y analyse les règles cinématographiques du genre hard, retrace son histoire et montre comment il participe « au discours contemporain sur la sexualité ». Les années suivantes, avec ses étudiants, elle continue de ­défricher l’univers en expansion du X d’un point de vue critique, historique, esthétique, sociologique, s’intéressant au porno mainstream, gay, sadomasochiste, interracial.

Une approche transdisciplinaire

En 2004, Linda Williams dirige la publication de l’ouvrage collectif Porn Studies (Duke University Press, non traduit). Quinze auteurs y participent : les uns étudient comment la tradition de la pin-up a influencé le X et le succès des mangas explicites pour jeunes femmes au Japon. D’autres questionnent les clichés de la sexualisation selon les origines ethniques et décortiquent l’hypocrisie du rapport du procureur Kenneth Starr sur l’affaire Bill Clinton-Monica Lewinsky [l’ex-stagiaire de la Maison Blanche à l’origine de la procédure en destitution du président démocrate de 1998].

Pour ces chercheurs, l’enjeu est d’inscrire les porn studies au sein des cultural studies anglo-saxonnes, qui développent une approche transdisciplinaire pour étudier des objets culturels mal vus par la recherche universitaire : la télévision, les médias, les arts dits mineurs, la culture populaire, l’érotisme grand public. En lançant ces recherches, les porn studies se positionnent en dehors de ce qu’on a appelé la porn war (ou sex war) qui déchire alors les féministes américaines.

D’un côté, les opposantes résolues à la pornographie, qui réclament son interdiction : la juriste Catharine MacKinnon ou l’essayiste Andrea Dworkin, pour qui cette représentation de la sexualité doit être considérée comme une forme de « discours de haine », d’« insulte » envers les femmes au même titre que les insultes racistes – elles sont blessantes, constituent des formes d’« acte », suivi d’effets.

Pour ­elles, la maltraitance des actrices et l’escalade dans la brutalité sur les plateaux de tournage révèlent la vérité intrinsèquement dégradante du porno.

Face à elles, les féministes « pro-sexe » ou « sex-positives », comme la performeuse Annie Sprinkle, la philosophe Judith Butler ou l’anthropologue Gayle Rubin, dénoncent le puritanisme des opposantes à la pornographie.

Pour Sprinkle, la réponse au porno machiste n’est pas « plus de porno du tout, mais un meilleur porno ». Selon Butler, il nous faut vivre dans une société « respirable », où les minorités sexuelles doivent pouvoir s’exprimer, dans le X y compris. D’après Rubin, les féministes antiporno confondent à dessein les scènes sadomasos avec des viols, alors qu’il s’agit d’actes consentis.

Réaction de « panique morale »

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les chercheurs des porn studies, pour qui la problématique n’est plus d’être pour ou contre le porno. « Ils nous invitent à penser au-delà de cette dichotomie », soulignent les sociologues Mathieu Trachman et Florian Vörös dans leur étude « Pornographie », parue dans l’Encyclopédie critique du genre (La Découverte, 2016).

Car la pornographie ne se contente pas d’inspirer les arts ­visuels – cinéma, pop art, photographie, publicité ; elle influence aussi nos comportements, et suggestionne notre imaginaire. Il s’agit de l’étudier avec le plus grand sérieux, de façon transdisciplinaire, pour en comprendre l’impact en profondeur sur nos sociétés.

En 2016, une étude de l’éditeur d’antivirus Bitdefender, menée aux Etats-Unis et dans six pays européens, révélait que 22 % des mineurs fréquentant des sites X ont moins de 10 ans, 36 % entre 10 à 14 ans, 42 % entre 15 à 18 ans. Autrement dit : les digital natives sont nourris de porno. Beaucoup de parents, de politiques, d’associations s’en alarment.

En 2012, la sénatrice (Union des démocrates et indépendants) de Paris Chantal Jouanno a publié un rapport étayé s’inquiétant de « l’hypersexualisation » des filles de 8 à 12 ans. « Nous n’avions pas conscience que les codes de la pornographie ont envahi notre quotidien », écrit-elle.

On comprend alors pourquoi des porn studies neutres, désengagées, sérieuses deviennent si importantes : il faut éviter les réactions irrationnelles devant une telle inflation d’images sexuelles, sans en nier l’influence quotidienne normative. Des chercheurs tels le philosophe Ruwen Ogien ou le sociologue Michel Bozon se demandent, par exemple, si Chantal Jouanno ne cède pas à une réaction de « panique morale », face à des comportements de jeunes gens dont elle ne comprend plus les codes.

Mais, de son côté, Ovidie constate, dans son film-enquête A quoi rêvent les jeunes filles ? (2014) que le cinéma X ­induit chez beaucoup d’adolescentes des normes de performance angoissantes, des obligations sexuelles mal assumées, des injonctions corporelles contraignantes (sexe rasé, seins refaits, etc.). Il était donc grand temps que les porn studies nous aident à réfléchir à cette nouveauté absolue : un monde baigné de pornographie.

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