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Jours tranquilles à Paris
9 octobre 2017

Les cafés piratés par les free-lances

Par Nicolas Santolaria - Le Monde

Au café du commerce, les conversations de comptoir n’ont plus la cote, progressivement étouffées par une colonie de travailleurs planqués derrière leur MacBook.

Aller boire un café dans un bar en journée vous expose potentiellement à ce spectacle laborieux : face à vous, des rangées de MacBook éclairent de leur lumière bleutée les nuques inclinées vers les écrans, laissant parfois apparaître dans un clair-obscur de manga les courbes moelleuses d’un muffin. Mutique, chacun est concentré sur son ouvrage, d’où sortira un bout de dialogue pour une série à la mode, un slogan publicitaire pour une crème de jour, des lignes de code pour une application mobile. Le silence est parfois si pesant que vous vous demandez si vous n’avez pas été téléporté par erreur dans le tympan de Beethoven.

« OH, TU VAS LA METTRE EN VEILLEUSE, JEAN-JACQUES BOURDIN, Y EN A QUI BOSSENT, LÀ ! »

L’effet contaminant de cette routine productive a transformé en profondeur le climat des bars, au point de dévitaliser ces foyers de vie sociale jadis dévolus à une forme de joyeuse cacophonie démocratique. Est-ce bien en ce lieu que l’on pouvait, il y a peu encore, débattre en braillant du problème des tomates qui « n’ont plus de goût », des radars qui « nous piquent notre pognon » et des enfants « qui ne disent pas bonjour » ? Là où elles faisaient de vous un polémiste de comptoir reconnu, vos vociférations risquent aujourd’hui de recevoir un écho bien moins enthousiaste, du genre : « Oh, tu vas la mettre en veilleuse, Jean-Jacques Bourdin, y en a qui bossent, là ! »

Il faut vous rendre à l’évidence, le zinc où vous aviez vos habitudes n’est plus que marginalement dévolu à la convivialité depuis qu’il a été envahi par les moofers, chatoyant acronyme anglo-saxon signifiant mobile out of the office workers. Ces free-lances nomadisés dont le rêve ultime est de réussir à s’asseoir à côté d’une prise de courant n’ont que peu de chose à voir avec la tradition existentialiste du travail dans les cafés, dont Sartre fut un ardent promoteur. Là où le philosophe se nourrissait de l’ambiance du lieu pour épaissir l’argumentaire de L’Etre et le Néant, le moofer a au contraire tendance à s’en abstraire par la magie ubiquitaire de la connexion Internet. Il est donc là sans y être, tel un figurant néantisé investi a minima dans la théâtralité du lieu.

Piratage des lieux de vie

Dans son ouvrage Microcapitalisme. Vers un nouveau pacte social (PUF, 216 pages, 14 €), François-Xavier Oliveau montre que l’entreprise, en tant qu’héritière des modes de production centralisés du XIXe siècle, est aujourd’hui concurrencée par ces unités unicellulaires aux coûts fixes réduits, qui ont méthodiquement opéré un piratage des lieux de vie.

Ayant saisi l’ampleur de la menace, certains cafetiers coupent désormais le Wi-Fi ou interdisent les ordinateurs portables pour tenter de préserver une forme de chaleur humaine indispensable à la bonne tenue de la biodiversité sociale. Pour limiter les effets de cette mutation, peut-être faudra-t-il, d’ici quelques années, réintroduire artificiellement de volubiles piliers de comptoir dans ce qui était jusqu’alors leur habitat naturel. Là où elle était une évidence accueillante, la phénoménologie bruyante du café du commerce est désormais un combat à mener.

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