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Jours tranquilles à Paris
25 décembre 2017

Huître ou ne pas huître

Par Camille Labro - Le Monde

Diploïde ou triploïde ? Née en laboratoire ou en mer ? Bio ou pas ? La question secoue le monde des ostréiculteurs, dont certains militent pour un mollusque 100 % naturel. A vos couteaux !

Tous les ans, aux alentours de Noël, c’est la ruée vers l’huître, au marché, sur les étals des poissonniers et les bancs des écaillers. C’est la haute saison pour les ostréiculteurs, qui travaillent d’arrache-pied pour passer le cap des fêtes de fin d’année. Les journaux abondent d’articles louant les mille merveilles de l’huître. Et le consommateur se régale sans y penser de ce mollusque bivalve à la gueule de caillou — l’un des seuls animaux que l’on ose encore manger vivants. Mais sait-il vraiment ce qu’il avale, festoyant et gobant (pour les craintifs) ou mâchant (pour les gastronomes téméraires) cette chair nacrée, tonique et iodée ?

Le monde de l’huître est aussi obscur que le coquillage est frais et lumineux — un monde fermé comme une huître, avant l’intervention de l’écailler et de son couteau. Qui sait que plus de la moitié des huîtres qu’on ingurgite aujourd’hui sont nées en laboratoire ? Que 95 % d’entre elles sont issues d’une souche japonaise, considérée invasive ? Qu’entre 30 % et 70 % des naissains (les bébés huîtres) meurent avant d’arriver à maturité ? Qu’une huître se nourrit de plancton et ne peut exister que là où l’eau douce se mêle à l’eau de mer ? Et que, sous ses airs rustres, elle est un être fragile ayant connu bien des crises.

L’HUÎTRE « DES QUATRE SAISONS » A ÉTÉ MANIPULÉE POUR ÊTRE RENDUE STÉRILE AFIN DE POUVOIR ÊTRE CONSOMMÉE TOUTE L’ANNÉE. PAS TOUT À FAIT UN OGM, MAIS UN OVM OU ORGANISME VIVANT MODIFIÉ.

Au cours du XXe siècle, le précieux mollusque a en effet été frappé par diverses épizooties, éradiquant presque totalement l’huître plate endémique dès les années 1920, au profit de l’huître creuse portugaise, elle-même décimée en 1970. Pour réensemencer les bassins, il fut décidé en 1971 de faire venir massivement des naissains de Crassostrea gigas, une huître de souche japonaise plus résistante, qui peuple désormais la quasi-totalité des parcs ostréicoles hexagonaux, de l’étang de Thau en Méditerranée jusqu’à la Manche.

Or la Gigas n’a pas non plus été épargnée : frappée d’un virus (herpès de l’huître) en 2008, les juvéniles ont connu une mortalité pouvant aller jusqu’à 90 % des stocks — un drame pour les « paysans de la mer ». Malgré tout, la France reste le plus gros producteur d’huîtres en Europe : depuis 2008, 80 000 tonnes annuelles en moyenne selon le Comité national de la conchyliculture, soit 50 000 tonnes de moins qu’auparavant, mais toujours près de 10 fois plus que l’Irlande, le deuxième pays producteur européen.

La triploïde, un faux miracle

Aujourd’hui, une autre menace pèse sur cette profession ancrée dans notre histoire et nos paysages côtiers : l’industrialisation. Cela fait déjà plusieurs décennies que sont apparues les écloseries, laboratoires produisant en vase clos des œufs, larves et alevins de poissons et crustacés. En 1997, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) a créé l’huître triploïde (l’huître « normale » dite diploïde a deux paires de chromosomes, la triploïde, trois), ou huître « des quatre saisons », manipulée pour être rendue stérile afin de pouvoir être consommée toute l’année, comme son surnom l’indique. Pas tout à fait un OGM, mais un OVM ou organisme vivant modifié. Comme elle ne perd pas d’énergie à se reproduire, l’huître triploïde (dont les naissains sont ensuite vendus aux ostréiculteurs) atteint sa maturité en deux ans, au lieu de trois à quatre ans pour les huîtres naturelles : un atout pour le commerce, mais une « concurrence déloyale » aux yeux des ostréiculteurs traditionnels qui défendent la production d’huîtres nées en mer.

« Ce développement émanait peut-être d’un vœu pieux de l’Ifremer pour aider les ostréiculteurs, avance Catherine Flohic, autrice de l’ouvrage de référence L’Huître en questions (Les Ateliers d’Argol, 2015), mais c’est surtout un acte de folie de la part de scientifiques qui oublient la réalité ! » Car, vingt ans plus tard, les résultats sont tout sauf satisfaisants : intensification des parcs d’élevage, dégradation des écosystèmes marins, perte de biodiversité, surmortalités massives… La triploïde est un faux miracle.

« UNE HUÎTRE NATURELLE A DES GOÛTS DIFFÉRENTS SELON LES SAISONS, LES COURANTS, LE TEMPS QU’IL FAIT, LE LIEU OÙ ELLE EST », TIFENN YVON, OSTRÉICULTRICE

Si l’on ne peut pas directement imputer ces évolutions à l’arrivée des créatures nées en laboratoire, le lien, pour leurs détracteurs, est évident : « Qu’ils soient triploïdes ou normalement diploïdes, tous les produits fabriqués en écloserie ont un capital génétique affaibli, assure Benoît Le Joubioux, président de l’association Ostréiculteurs traditionnels. Ils requièrent des apports d’antibiotiques et ont, de fait, beaucoup moins de résistance et de capacité d’adaptation aux conditions naturelles que les huîtres rustiques. » Or, le brevet de l’Ifremer vient de tomber dans le domaine public. « N’importe qui peut désormais s’improviser écloseur, s’inquiète Jean-Patrick Leduc, spécialiste de l’écologie appliquée au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Il n’y a aucune certification requise, et chacun peut s’emparer du processus et faire ce qu’il veut, au risque d’engendrer des catastrophes dans la nature. »

Depuis plusieurs années déjà, les Ostréiculteurs traditionnels réclament un étiquetage différencié. En 2015, le sénateur du Morbihan Joël Labbé s’est engagé à leurs côtés : « A l’heure où le consommateur est de plus en plus exigeant sur l’origine et la traçabilité de ce qu’il mange, il est temps que cesse l’omerta, dit l’élu écologiste. Il faut une étiquette qui permette aux acheteurs de reconnaître les huîtres naturelles, nées en mer, plus rustiques et résistantes. » A défaut de législation officielle, les ostréiculteurs traditionnels peuvent d’ores et déjà apposer une vignette « huîtres nées en mer » sur leurs bourriches.

Charnue au printemps, laiteuse en été

Même le label bio est problématique pour le secteur, car le règlement de la Commission européenne de 2009 au sujet de la production biologique aquacole semble favoriser les huîtres diploïdes issues d’écloserie. Il faut fouiller Le Journal officiel pour trouver la petite sentence « assassine » qui met Benoît Le Joubioux hors de lui : « Dans le cas de l’huître creuse, Crassostrea gigas, la préférence est accordée aux stocks élevés de façon sélective, afin de réduire la reproduction dans la nature. » « Cette phrase, c’est, à terme, l’éradication de notre métier, de notre savoir-faire et de notre histoire, s’insurge l’ostréiculteur de Penerf, dans le Morbihan, c’est aussi une volonté affirmée d’affaiblir et d’éliminer l’huître née en mer, naturelle et rustique, comme le font les semenciers industriels avec les agriculteurs et les semences paysannes. »

Tifenn et Jean-Noël Yvon, ostréiculteurs traditionnels également labellisés bio, temporisent. Pour eux, le label AB est « un minimum syndical, mais largement insuffisant ». « L’Europe est en train de faire des lois qui arrangent les lobbies des écloseurs, affirment ces paysans de la mer d’Etel, dans le Morbihan. Nous travaillons aussi avec Nature et Progrès, la charte Cohérence et l’association Slow Food, qui veillent à la préservation de l’environnement, à la qualité du produit comme au maintien de l’emploi. » Tifenn et Jean-Noël Yvon font partie de ces ostréiculteurs radicaux qui ne travaillent qu’avec des huîtres nées en mer, creuses et plates, voire parfois, au détour de l’estran, des huîtres sauvages accrochées aux rochers. L’eau de leurs bassins est d’une pureté impeccable, et leurs huîtres délicieusement fines et parfumées. « Il nous a fallu dix ans pour tout changer, opter pour les bonnes pratiques, faire des huîtres qui s’adaptent au milieu plutôt que l’inverse. Nous avons longtemps travaillé à perte, mais cela fait trois ans que cela marche super bien. »

Ils sont plusieurs centaines, parmi les trois mille ostréiculteurs français, à se tourner ainsi vers la mer, renouant avec le « bon sens d’antan », rejetant les diktats industriels. Pour ces ostréiculteurs « traditionnels mais pas traditionalistes », comme le dit Joël Labbé, il faut se battre. Et pas question d’écouter le profit plutôt que les saisons. « Une huître naturelle a des goûts différents selon les saisons, les courants, le temps qu’il fait, le lieu où elle est », résume Tifenn Yvon. Charnue au printemps, laiteuse en été, raffinée en hiver… C’est d’abord à cette diversité que l’on reconnaît l’huître vraie.

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