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Jours tranquilles à Paris
14 janvier 2018

La voiture, un sujet épidermique pour les Français

Par Jean-Michel Normand - Le Monde

Pour certains, l’automobile est considérée comme le dernier bastion des libertés individuelles. Limitation de vitesse, radars, renforcement des sanctions… Ils trouvent que l’Etat dépasse les bornes.

Le macronisme a brouillé le clivage droite-gauche, mais il n’a rien pu faire pour désamorcer la controverse née de l’annonce du passage à 80 kilomètres par heure (km/h) de la vitesse maximale sur les routes à double sens. Ces dix petits kilomètres par heure « perdus » qui alimentent tant de discussions lors des réunions familiales, depuis que le premier ministre, Edouard Philippe, a présenté, le 9 janvier, une série de mesures sur la sécurité routière, ravivent une querelle fort ancienne et très française. D’un côté, les pouvoirs publics, tenants d’une sécurité routière essentiellement punitive. De l’autre, les associations d’automobilistes qui dénoncent un « discours de culpabilisation moralisatrice » et la mise à mal d’une liberté individuelle – le droit de rouler trop vite, ricanent les mauvaises langues.

Les deux camps s’affrontent à grand renfort de pétitions et se jettent au visage les sempiternelles études-scientifiques-qui-révèlent-que… « C’est épidermique, chez nos adhérents ! », constate Daniel Quéro, le président de 40 Millions d’automobilistes, l’une des organisations les plus en pointe contre la remise en question du principe des 90 km/h. Le terme est parfaitement choisi. En France, pour tout ce qui touche à la voiture en général et à la sécurité routière en particulier, on a les nerfs à fleur de peau.

Un attachement paradoxal aux sacro-saints 90 km/h

Selon un sondage Harris-Interactive publié le 9 janvier et réalisé pour RMC et Atlantico, 59 % des personnes interrogées se montrent critiques à l’égard du passage à 80 km/h. On notera que les femmes, dont toutes les études soulignent le comportement plus apaisé au volant, y sont à peine moins hostiles que les hommes (57 % contre 62 %). Cet attachement manifeste aux sacro-saints 90 km/h, même s’il peut apparaître paradoxal – depuis une quinzaine d’années, la vitesse moyenne s’est stabilisée à la baisse sur la plupart des routes : en 2015, elle atteignait 82 km/h sur les routes secondaires, contre près de 95 km/h en 2000 –, laisse entrevoir des clivages territoriaux, assurent les experts. « On ne peut nier qu’il existe une forte différence d’appréciation à l’égard de la vitesse selon que l’on réside en milieu urbain ou en milieu rural », souligne Fabrice Hamelin, qui en veut pour preuve « le profil des parlementaires qui se mobilisent pour soutenir les associations d’automobilistes ». Indispensable hors des zones urbaines, l’automobile serait vécue par nombre de ceux qui y résident comme une citadelle assiégée, un instrument essentiel dans leur vie quotidienne mais dont l’usage serait de plus en plus corseté par la fiscalité et les radars.

« On a ringardisé et délégitimé l’automobilisme au profit des transports collectifs des centres-villes, jugés plus pertinents. Nous avons perdu de vue que la voiture était indispensable pour maintenir le lien social et même le lien républicain avec la France périphérique », estime Mathieu Flonneau, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Le thème inspire le Front national, qui va lancer sa pétition contre le décret gouvernemental, et Les Républicains, qui dénoncent « des solutions marketing ».

Dès que la sécurité routière fait irruption dans le débat public, on verse dans le psychodrame. « Nous sommes les seuls à imputer à l’Etat les statistiques de la sécurité routière, bonnes ou mauvaises », observe Fabrice Hamelin, professeur de science politique à l’université Paris-Est-Créteil et spécialiste de la sécurité dans les transports. « Nos voisins, ajoute-t-il, considèrent que, dans ce domaine, les responsabilités sont partagées et qu’il s’agit d’abord d’une affaire de société, de comportements à améliorer. » Hors de nos frontières, les mesures restrictives voire répressives portant sur la vitesse n’ont certes pas fait l’unanimité mais elles n’ont pas provoqué de pataquès… pas plus que le relèvement des vitesses sur autoroute intervenu ces dernières années. Par exemple, au Royaume-Uni, où le nombre de décès, en recul de 50 % par an, ne dépasse par 1 700 chaque année – deux fois moins qu’en France – et où la limite a été portée il y a plusieurs années à 80 miles par heure (128 km/h) sur autoroute, une limite comparable à ce qui se pratique dans l’Hexagone.

La sécurité routière, politique depuis les années 1970

En France, où les politiques de sécurité routière n’ont vraiment débuté que dans les années 1970, le terrain est plus propice aux coups de menton qu’aux décisions effectives. Le dernier ajustement de la vitesse réglementaire remonte à 1990, avec l’instauration du 50 km/h en ville. Depuis l’installation de radars de vitesse à grande échelle impulsée par Jacques Chirac en 2002, qui avait marqué une volonté politique inédite (et permis de faire baisser le nombre de morts sur les routes de 7 200 en 2002 à 4 700 en 2006), peu de mesures ont été engagées, malgré la lente dégradation des statistiques.

Alors que le pays vient de connaître trois années successives d’augmentation du nombre de décès provoqués par des accidents de la route (3 477 en 2016), il n’est pas envisageable d’amorcer un débat serein autour des dispositifs à mettre en œuvre pour corriger une dérive qui continue de placer la France parmi les élèves moyens, voire mauvais, de la sécurité en Europe, notamment sur les routes secondaires, qui totalisent la moitié de la mortalité routière. Les enjeux sécuritaires sont en permanence altérés par le procès instruit contre le « radar-tirelire ». L’argument flirte avec le populisme, mais il peut s’appuyer sur la longue et douloureuse histoire de la fiscalité automobile française, tellement prégnante qu’elle a longtemps inspiré jusqu’au nom des voitures, identifiées par leurs chevaux fiscaux (CV) : Renault avait sa 4 CV, Citroën sa 2 CV. De quoi faire, aussi, de l’automobile un point de fixation du « ras-le-bol fiscal », autre spécialité française d’origine contrôlée.

Objectif : sauver 400 vies par an

Avec la même solennité que s’il s’agissait de la loi travail, de la réforme de l’assurance-chômage ou de l’état d’urgence, Edouard Philippe s’est dit prêt à braver « l’impopularité » consubstantielle à cette mesure. Le risque politique, à vrai dire, est-il si important ? « Beaucoup moins que le gouvernement ne l’affirme, répond Mathieu Flonneau. L’objectif de sécurité routière, avec la perspective de sauver 400 vies, est difficilement contestable et les esprits ont évolué. Les Français, dit-il, ont fini par ne plus tolérer l’insécurité routière. » Quitte à cultiver une légère schizophrénie.

A parier que la dernière mesure, sanctionnant d’un retrait de permis l’utilisation du portable au volant, suscitera quelques grognements. Il faut dire que, retranchés dans leur voiture-bulle, les Français sont du genre à extérioriser leurs sentiments. Selon une étude réalisée en 2014 par la société de gestion de flottes automobiles LeasePlan, ils sont trois quarts à reconnaître avoir l’insulte facile. Seuls les Britanniques seraient plus sanguins. Une tension que l’Association française de prévention des comportements sur la route et en ville s’est donnée pour mission d’apaiser en lançant en 2001 la Journée de la courtoisie au volant. Une initiative devenue, depuis 2008, la ­Semaine de la courtoisie au volant, organisée mi-mars. Une trêve d’un mois par an ne serait probablement pas de trop.

Quatre minutes en plus. Si l’on considère le kilométrage moyen parcouru chaque année par les Français ­ (environ 17 000 km), soit 46 km par jour, le passage de 90 km/h à 80 km/h rallonge leur trajet quotidien de quatre minutes. En prenant ­en considération le kilométrage moyen domicile-travail (25 km, selon l’Insee), le temps supplémentaire de parcours ne dépasse pas deux minutes

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