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Jours tranquilles à Paris
28 janvier 2018

L’« arabe du coin », une épicerie en péril

Par Lorraine de Foucher - Le Monde

Concurrencés par les grandes enseignes qui multiplient les supérettes, les épiciers arabes traditionnels mettent la clé sous la porte. Presque en silence, une figure populaire disparaît des centres-villes.

Au 79 rue de Rochechouart, dans le neuvième arrondissement de Paris. La devanture du magasin semble avoir été composée par la main facétieuse du peintre Arcimboldo. Un festival de fleurs, de raisins suspendus, d’oranges et de kakis entassés et entourés d’une enseigne jaune floquée « Alimentation générale ».

L’artiste à l’origine de cette composition, sans cesse photographiée par les touristes de la butte Montmartre toute proche, est ce jour-là engoncé dans une doudoune sans manches, une casquette Adidas sur la tête. Il ramasse une grappe qui s’est échappée du tableau.

« J’ai le vice de la vitrine dans le sang, je ne peux pas m’empêcher de vouloir faire de jolies présentations. Ça, c’est celle d’hiver, j’essaye de changer avec la météo, explique-t-il en faisant ensuite défiler les quatre saisons sur son téléphone portable. Je vais à Rungis et j’achète ce qui m’inspire pour décorer, c’est important de bien présenter, pour l’arabe du coin », sourit Lahoussine Abalhaoune, 47 ans, dont vingt et un à la tête de son épicerie.

Sa vitrine est aussi flamboyante que son moral est maussade. A l’intérieur, l’épicier a poursuivi son chef-d’œuvre, catégorie art du rangement : on dirait une cabine de spationaute, où chaque centimètre carré d’étagère a été optimisé. A côté des bouteilles de spiritueux sont accrochés des brosses à dents et des bonbons, on ne sait jamais, le tout pouvant constituer le pack type d’une soirée un peu arrosée.

Lahoussine ouvre sa caisse, il est 19 heures : « Regarde, je n’ai gagné que 25 euros depuis 14 heures. C’est rien du tout, j’ai perdu 70 % de mon chiffre d’affaires. Je gagne 250 euros par jour, 400 euros les dimanches, alors qu’avant, le dimanche, c’était le grand jour : au moins 1 000 euros. »

Son épouse, Hafida, arrive essoufflée. Elle est désormais aide-soignante en gériatrie à l’hôpital Bichat, dans le dix-huitième arrondissement. Le bus était hors service, elle a fait tout le trajet depuis la porte de Saint-Ouen jusqu’au neuvième à pied. Elle raconte sa nouvelle vie, ces petits vieux à qui elle aime faire des câlins et acheter des pyjamas, même si elle sait qu’elle n’a pas vraiment le droit, ni pour les câlins ni pour les pyjamas. « Ça ne fait que sept mois que je travaille, précise-t-elle. Avant, j’aidais mon mari à l’épicerie, mais, comme ça ne marche plus, j’ai dû reprendre un emploi. »

« Je suis l’arabe du coin, mais plus pour très longtemps », alerte cet ancien poissonnier d’Agadir, arrivé en France en 1983, et cas emblématique de centaines d’épiceries françaises qui souffrent et ferment dans les centres des grandes villes. Pour prendre la mesure du phénomène, il y a d’abord le site de petites annonces Le Bon Coin, où des dizaines « d’alimentations générales » sont en vente.

Là, c’est Laïd à Vizille, en Isère, qui vend son commerce, « à cinq minutes du château », 40 000 euros. A Ivry, il y a cet épicier très fâché au téléphone : « Je ne suis qu’un petit commerçant analphabète, on est tous en train de disparaître, mais ça ne concerne personne », s’énerve-t-il.

Personne ne s’est montré intéressé par le rachat du travail d’une vie, son épicerie qu’il a gérée pendant vingt-trois ans, et dont il demande 30 000 euros pour le fonds de commerce. « Un client à 1 euro, c’est pas un client. On n’est pas des commerçants mais des gens perdus », vitupère-t-il encore avant de raccrocher. Un client attend justement pour payer sa petite bouteille d’eau, à 1 euro.

« “L’hindou” du coin »

Alexis Roux de Bézieux connaît bien Lahoussine du neuvième, mais aussi Driss de la rue Lamarck et Faouzi de la rue de Boulainvilliers. En 2008, il a publié un livre qui a fait date : L’Arabe du coin (Éditions Dilecta), dans lequel il brosse un portrait de cette figure populaire, prompte à satisfaire les « instincts légumiers crépusculaires » chers à Pierre Desproges ou à faire en sorte que tout soit possible, selon Hassan Cehef, le personnage des Nuls interprété par Bruno Carette.

« L’épicier arabe du coin est soit berbère du Maroc, soit il vient de la région de Zarzis, en Tunisie. Il est lui-même fils de commerçant et est arrivé en France avec cette croyance qu’en vivant au-dessus d’un tas de nourriture on ne va pas mourir de faim », explique Alexis Roux de Bézieux, qui est aussi président de l’Union des commerces de proximité.

Mais la chute de cette institution, depuis qu’il a écrit son ouvrage, s’est accélérée. Il n’y a pas de statistiques ethniques, bien sûr, et peu de chiffres tout court. Celui-là, cependant, donne l’idée d’une tendance inscrite sur le long terme, sans parler du décrochage récent : 140 000 épiceries existaient en France en 1960, il n’y en a plus que 35 000, dont seulement 17 000 tenues pas des indépendants, selon Alexis Roux de Bézieux.

« MES ENFANTS ME DISENT ENCORE : “PAPA, TU TE SOUVIENS QUAND TU AS JETÉ DES ŒUFS CONTRE LE FRANPRIX POUR LE FAIRE FERMER ?” » OUISSEM BOUDAYA, ANCIEN ÉPICIER PARISIEN

Tous ces petits commerces n’ont donc pas fermé. Certains ont simplement changé de mains. « C’est plus l’arabe du coin, mais “l’hindou” du coin », râle ainsi Lahoussine. De l’autre côté de la rue, une petite échoppe bleue et blanche, à la devanture plus modeste, le nargue, avec ses prix inférieurs, notamment sur les bières, nerf de la guerre des épiceries. « Il y a une compétition pour l’espace marchand à Paris entre les différentes communautés migratoires », explique Vasoodeven Vuddamalay, chercheur sur les migrations indiennes à l’université d’Evry. « Ceux qu’on appelle les “hindous” sont en majorité des tamouls du Sri Lanka arrivés dans les années 1980 avec la guerre. Et comme souvent dans les mouvements de population, ce sont les castes commerçantes qui voyagent le plus, d’où les épiceries. »

Ces commerçants venus d’Asie du Sud-Est reviennent souvent dans la tragédie des arabes du coin. Nicolas Sarkozy aussi. En 2008 a été promulguée la loi de modernisation de l’économie, qui facilite l’installation des surfaces commerciales de moins de 1 000 mètres carrés dans les grandes villes. Essaiment ainsi à Paris, Lyon, Marseille ou Lille des centaines de Franprix, Carrefour City et autres MyAuchan.

Le nombre de supérettes urbaines des géants de la distribution a augmenté de 40 % en dix ans – de 111 % dans la capitale – et elles laminent les fonds de commerce de ces dépanneurs du quotidien. Cette pression ne devrait pas retomber dans l’avenir. Malgré ses difficultés et un plan d’économies récemment annoncé, le groupe Carrefour entend néanmoins se renforcer dans le secteur des commerces de proximité.

Ainsi, autour de la porte de Bagnolet à Paris, ce ne sont pas moins de quatre supermarchés qui se sont installés dans un rayon de cinq cents mètres, assiégeant un peu plus l’ancien magasin d’Ouissem Boudaya, 128 bis, boulevard Davout, dans le vingtième arrondissement. Cet épicier de 42 ans se souvient précisément de la date du début de ses ennuis : le 24 juin 2008. Ce jour-là, il sort de chez le notaire où il vient d’acquérir son commerce, et il a ressenti ce qu’il qualifie de « choc thermique » : un grand coup de froid sur ses ambitions.

Le Franprix de l’autre côté du boulevard, qui le toise de son imposante surface, affiche sur sa façade une nouvelle banderole. « Dessus, Franprix annonçait fièrement qu’il était désormais ouvert jusqu’à 22 heures. C’est comme acheter un pavillon et apprendre juste après qu’une autoroute va être construite dans le jardin et qu’on sera obligé de le raser. Eh bien, dans ce cas-là, l’Etat indemnise, alors que, pour moi, rien… »

Un arrêt de mort pour ce père de famille : il fait son chiffre de petit quand les grands sont fermés. « C’est simple, et j’ai assisté à la scène : un jour, un client entre pour acheter une bouteille d’eau. Il voit que le Franprix est ouvert, il abandonne la bouteille sans la payer et traverse le boulevard », explique Moundir Akasbi, qui a été l’avocat d’Ouissem dans sa guerre contre Franprix. Car lui, l’épicier du vingtième, a attaqué le géant de l’économie française devant les tribunaux, pour concurrence déloyale. « Je me souviens, j’étais le petit avocat, tout seul face à l’armée des ténors des grands cabinets d’affaires que se payait Franprix », raconte Me Akasbi.

L’année dernière, Ouissem parvient enfin à faire fermer le Franprix le dimanche après-midi. Un peu, peut-être, grâce aux œufs, à la farine et à l’huile de friture qu’il a lancés, désespéré, contre la façade deux dimanches successifs d’avril 2016. « Les policiers sont venus, m’ont dit : “Monsieur, calmez-vous”, mais c’était trop dur, j’avais galéré pendant neuf ans, j’étais criblé de dettes, j’ai déclenché un diabète, j’ai eu envie de mourir, c’était un cauchemar pour ma famille. Mes enfants me disent encore : “Papa, tu te souviens quand tu as jeté des œufs contre le Franprix pour le faire fermer ?” »

Les policiers en profitent néanmoins pour dresser un procès-verbal au supermarché pour non-respect de l’arrêté préfectoral en vigueur à Paris, qui requiert un jour de fermeture hebdomadaire, ainsi que le fameux dimanche après-midi.

Au service de communication de Franprix, on ne répond pas sur le sujet ni ne commente les procédures en cours. On attire seulement notre attention sur les horaires d’ouverture des magasins qui s’adaptent à des clients de plus en plus urbains et à l’abrogation d’un arrêté préfectoral en octobre 2017 : il n’y a plus de fermeture hebdomadaire obligatoire. Certains syndicats de la grande distribution ont parlé « de l’illégalité devenue légale ».

Dépanneur confesseur

Ouissem Boudaya a gagné, mais il a craqué, et a fini par céder son épicerie pour 20 000 euros sur Le Bon Coin à Ganesh, issu de la communauté sri-lankaise. « Les épiceries arabes ferment toutes face aux grands groupes, elles sont en train de toutes se faire bouffer, ça ne marche plus l’alimentation générale de type “Métro” [dont l’approvisionnement vient du grossiste alimentaire Métro]. Les magasins sont vieillissants et délabrés, les prix trop chers », diagnostique le nouveau propriétaire du boulevard Davout.

Mais alors, pourquoi Ganesh a-t-il racheté ? Parce que, après avoir effectué un tour du quartier, il y a vu plein de HLM et… la possibilité de vendre à leurs habitants des produits exotiques qu’on ne trouve pas dans les supermarchés ordinaires. « Il faut se recentrer sur l’ethnique, sur le gombo, les poissons séchés, le couscous, les fruits secs, les produits asiatiques », décrypte Ganesh.

« SI C’ÉTAIT À REFAIRE, JE NE LE REFERAIS PAS. JE PRENDRAIS UN TRAVAIL DE BUREAU, JE SORTIRAIS LE DIMANCHE AVEC MON ÉPOUSE AU BRAS ET JE VERRAIS MES ENFANTS GRANDIR »

MOHAMED BOUFTASS, ÉPICIER DANS LE 15E

Le quinzième arrondissement est un autre triangle des Bermudes. « Deux derrière le square, trois rue de la Croix-Nivert, deux rue Cambronne, une rue Lecourbe… Je dirais que ça fait douze épiceries qui ont fermé dans un rayon de quatre cents mètres ces cinq dernières années », compte Mohamed Bouftass, 68 ans, assis dans la réserve remplie à ras bord de boissons de son magasin, le Little Market, au 137 boulevard de Grenelle. « Et vous, vous partez quand à la retraite ? », l’interpelle un acheteur de chocolats, lui-même joyeux petit vieux qui ne travaille plus. « Je l’ai mise en vente en mai, mais, pour l’instant, rien », répond un peu penaud Mohamed.

Grand sourire et béret sur la tête, l’homme est presque né dans une épicerie, à Casablanca. Jeune, il jouait au flipper avec les Européens qui le faisaient rêver. Il est arrivé au début des années 1970 à Paris, place Cambronne, où il a ouvert une épicerie en 1976. À l’époque, il est confronté au « racisme, à ces Français qui se plaignaient de tous les Arabes qui rachetaient les épiceries, comme quoi il n’y avait plus d’épiceries françaises ».

Quarante et un ans plus tard, Mohamed en a assez, il veut juste se reposer. « L’épicerie, c’est de l’esclavage. J’ai travaillé dix-huit heures par jour parfois, j’ai des problèmes au dos, au cœur, regardez mes varices ! », dit-il en proposant de soulever son pantalon. Lui ne manifestera pas pour défendre l’institution… Il va arrêter, c’est tout.

Et ses enfants, pourquoi ne reprendraient-ils pas le commerce paternel ? « Ah non, surtout pas ! Je me suis sacrifié pour qu’ils fassent des études, pas pour les retrouver derrière un comptoir. Et si c’était à refaire, je ne le referais pas. Je prendrais un travail de bureau, et je sortirais propre et cravaté le dimanche avec mon épouse au bras et je verrais mes cinq enfants grandir, toutes ces choses que je n’aie pas eues. » Etre la vigie du quartier, toujours prête à garder les clés, à dépanner le dimanche ou à encaisser les soucis de la journée, ce n’est pas facile tous les jours.

« Emigrés de la nuit »

Que restera-t-il, dans quelques années, des derniers arabes du coin ? Au moins une pièce de théâtre, Night Shop ou L’Arabe du coin, écrite par Jean-Marc Chotteau, directeur du théâtre La Virgule, à Tourcoing. En 2011 il a monté sa pièce, inspirée de ses virées nocturnes dans les rues lilloises, et de deux épiceries, l’une rue de Gand, l’autre rue du Faubourg-des-Postes, toutes les deux fermées depuis.

Le personnage principal s’appelle Samir et voit passer tous les « émigrés de la nuit qui se racontent ». « L’épicier, c’est un confesseur, un psy. Son magasin, c’est un lieu de bien vivre la ville, alors que les supermarchés, aseptisés et froids, sont mortifères pour le lien social », s’insurge le dramaturge.

Ouissem Boudaya, de l’épicerie du boulevard Davout, est aujourd’hui interdit bancaire et voit son salaire de chauffeur-livreur, son nouveau job, s’enfuir tous les mois dans le règlement des impayés de son ancien magasin. Lahoussine Abalhaoune, près de Montmartre, pense à reconvertir son commerce en poissonnerie.

Mohamed Bouftass, qui veut toujours vendre son Little Market du boulevard de Grenelle, a eu plus d’une vingtaine de visites, mais aucune proposition sérieuse pour racheter son fonds de commerce. « Je ne peux pas baisser le rideau, sinon je perds mes 90 000 euros », soupire-t-il. Pourtant, il veut fermer, et vite.

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