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Jours tranquilles à Paris
21 juillet 2018

Comment l’affaire Benalla est devenue une affaire d’Etat

cordee

Par Franck Johannès - Le Monde

Faute d’avoir saisi la justice et licencié le protégé d’Emmanuel Macron dès les faits de violence connus, le pouvoir politique a fait d’un simple fait divers une véritable affaire d’Etat. Récit.

Les violences d’un homme qui passait pour un policier lors des manifestations du 1er-Mai, dès lors qu’il a été identifié comme un chargé de mission à la présidence de la République, ont provoqué une onde de choc dont l’Elysée n’a pas réellement mesuré l’importance. Faute d’avoir, dès les faits connus, saisi la justice et licencié Alexandre Benalla, un protégé d’Emmanuel Macron, âgé de 26 ans, le pouvoir politique a fait d’un simple fait divers une véritable affaire d’Etat.

La bavure, apparemment policière, du 1er-Mai

L’affaire commence sur une jolie place pavée du 5e arrondissement, à Paris, où se sont donné rendez-vous quelques-uns des manifestants du 1er-Mai, pour « un apéro militant ». Ils sont une petite centaine de jeunes gens, assis par terre à boire des bières, quand arrivent les premiers rangs de CRS. La situation dégénère rapidement au milieu d’un groupe de policiers qui écartent les passants avec des gaz lacrymogènes ; un homme trapu, coiffé d’un casque de police, attrape devant la boulangerie une jeune femme qu’il traîne manu militari de l’autre côté de la place, et tente de la faire tomber, avant qu’elle ne s’asseye d’elle-même.

Pendant ce temps, un groupe de CRS traîne au milieu de la place un jeune homme qui se débat. Un homme chauve, lunettes sur le front, et l’arme bien visible à la ceinture, leur donne un coup de main. De son côté, l’homme au casque, qui a abandonné la jeune fille, arrive en courant, étrangle du bras le jeune homme et le frappe à plusieurs reprises. Les CRS s’écartent prudemment, l’homme casqué réalise alors qu’il est filmé par des portables et s’éloigne rapidement.

Le blessé, plié en deux, clopine jusqu’à sa compagne, puis le couple disparaît, sans que l’on connaisse à ce jour son identité. Un militant de La France insoumise, Taha Bouhafs, qui a filmé l’essentiel de la scène, la poste aussitôt sur Twitter – chacun est persuadé qu’il s’agit d’une bavure policière. Un mois et demi plus tard, la vidéo a été vue 120 000 fois.

La sanction du directeur de cabinet

Après une longue enquête, Le Monde parvient, mardi 17 juillet, à identifier l’homme casqué. Stupeur : il s’appelle Alexandre Benalla, c’est un proche du chef de l’Etat, il est chargé de mission à l’Elysée et même adjoint au chef de cabinet de la présidence. Effectivement, les journalistes politiques ont souvent croisé cet homme qui suit Emmanuel Macron comme son ombre dans ses déplacements et qui les écarte parfois sans ménagement. Le temps de trouver son numéro de portable, le journal l’appelle le lendemain à l’heure du déjeuner. Le chargé de mission répond aimablement, mais se refuse très vite à confirmer qu’il était présent le 1er mai place de la Contrescarpe et renvoie vers le service de presse.

Le Monde prend rendez-vous en urgence avec Patrick Strzoda, le directeur de cabinet du chef de l’Etat, qui a rapidement compris de quoi il s’agissait : Sibeth Ndiaye, la conseillère communication de l’Elysée, est d’ailleurs présente à l’entretien, mercredi 18 juillet en début d’après-midi. Le préfet Strzoda est un homme affable et courtois, préfet de Corse pendant deux ans, directeur de cabinet de Bernard Cazeneuve à l’intérieur puis à Matignon, il en a vu d’autres. « Je ne vais pas tourner autour du pot », annonce le préfet. Alexandre Benalla est bien l’homme de la vidéo.

Prévenu des violences du 1er-Mai, le directeur de cabinet a convoqué le jeune homme le lendemain, aussitôt prévenu Emmanuel Macron, et lui a fait signer le 3 mai une lettre qui constate « un comportement manifestement inapproprié » – simplement sanctionné par quinze jours de suspension, du 4 au 19 mai.

L’erreur d’appréciation de l’Elysée

Le cabinet du chef de l’Etat pense avoir éteint l’incendie : il a réagi très vite, sanctionné le jeune homme et assure qu’il l’a muté depuis à des tâches purement administratives à l’intérieur du palais. La publication de l’affaire mercredi dans la soirée sur le site du Monde, puis dans l’édition du lendemain, met pourtant le feu aux poudres.

Pourquoi l’Elysée n’a-t-il pas saisi le 2 mai le procureur de la République, comme l’impose le code de procédure pénale à « toute autorité constituée » ? Pourquoi Alexandre Benalla n’a-t-il pas été immédiatement licencié ou suspendu à titre conservatoire, le temps de l’enquête, comme n’importe quel fonctionnaire ? Pourquoi accompagnait-il toujours Emmanuel Macron au Panthéon le 1er juillet ? Et lors du défilé du 14-Juillet ? Et dans le bus des Bleus le 16 juillet ?

Bruno Roger-Petit, le porte-parole de la présidence, pense clore la polémique par une déclaration, tout à fait inhabituelle, enregistrée jeudi 19 juillet à l’Elysée. Il explique qu’Alexandre Benalla avait demandé l’autorisation d’assister au maintien de l’ordre le 1er-Mai (pendant d’ailleurs son jour de congé) et que devant son « comportement inacceptable », il a été suspendu et démis de ses fonctions de protection du chef de l’Etat. « Cette sanction est la plus grave jamais prononcée contre un chargé de mission de l’Elysée », assure sans rassurer personne le porte-parole.

Il en profite pour donner le nom de l’homme armé, aux côtés d’Alexandre Benalla pendant la manifestation : Vincent Crase, un gendarme réserviste employé par La République en marche et « très ponctuellement » par l’Elysée. Le même jour, la garde des sceaux, Nicole Belloubet, contredit le porte-parole et assure devant l’Assemblée nationale qu’Alexandre Benalla était à la manifestation aux côtés de la préfecture « sans autorisation, ce qui pose une difficulté ». Il semble enfin que la procédure précipitée de suspension du chargé de mission n’ait pas été réellement sécurisée sur le plan juridique.

Emmanuel Macron s’intéresse aux timbres en Dordogne

Le président de la République est lui, jeudi, en Dordogne, pour parler des territoires et dévoiler la nouvelle Marianne des timbres postaux. Emmanuel Macron, frais et souriant, serre des mains, discute gentiment avec la rédactrice en chef d’une revue de philatélie et se refuse obstinément à répondre aux questions de ce qui apparaît déjà comme la plus grave crise depuis son élection. « Il n’y a que vous que ça intéresse », assure le chef de l’Etat aux journalistes, et lorsqu’on lui demande si l’affaire n’entache pas cette République qu’il veut exemplaire, il répond que « la République est inaltérable ».

A Paris, pourtant, sa majorité semble un peu altérée. Les élus LRM sont abasourdis et ne comprennent pas pourquoi le chef de l’Etat ne s’est pas immédiatement débarrassé de l’encombrant chargé de mission. « On est censé incarner l’exemplarité, estime Joachim Son-Forget, député des Français de l’étranger. Cela doit provoquer une réaction sans ambiguïté. » Les députés LRM ont cependant ordre d’éviter tout commentaire et pâlissent en écoutant les couacs de la communication présidentielle. Mais le président du groupe, Richard Ferrand, a tranché : « C’est un problème qu’il revient à l’Elysée de régler. »

Le premier ministre, Edouard Philippe, a lui jugé la vidéo « choquante », et s’est contenté de déclarer jeudi, lors des questions d’actualité au Sénat, que « l’affaire est aux mains de la justice, et c’est très bien ainsi » : c’est effectivement le problème de l’Elysée, pas directement le sien. Il a filé le lendemain dans la Drôme, suivre le Tour de France et être ailleurs. « C’est un rêve d’enfant… Ces types sont incroyables, a dit le premier ministre, ce sont des héros, des forçats de la route. C’est incroyable d’être ici ! »

Le débat parlementaire explose à l’Assemblée

L’Assemblée nationale de son côté est censée discuter de l’une des réformes les plus importantes du quinquennat, la révision constitutionnelle. C’est peu dire que le cœur n’y est pas, et la séance est suspendue pour la troisième fois jeudi depuis 15 heures : l’opposition, de droite comme de gauche, s’engouffre dans la bataille ; Jean-Luc Mélenchon, pour La France insoumise, évoque jeudi « une situation d’une gravité exceptionnelle » et somme l’Elysée de dire « de combien de conseillers invisibles il dispose. Combien sont appelés à faire le sale boulot ? » Au lendemain des violences du 1er-Mai, plusieurs groupes avaient réclamé en vain la création d’une commission d’enquête. La France insoumise a proposé à tous les parlementaires de déposer ensemble une motion de censure.

A l’ouverture de la séance, le socialiste David Habib, l’« insoumis » Eric Coquerel, le Républicain Christian Jacob, évoquent l’affaire Benalla ; Luc Carvounas (PS) et Sébastien Jumel demandent au ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, de venir s’expliquer. « Tant que nous n’avons pas d’éclaircissement sur cette affaire, nous ne pouvons pas terminer nos travaux », déclare le député Les Républicains Patrick Hetzel.

Lors d’une suspension de séance, jeudi dans l’après-midi, Christian Castaner, délégué général de La République en marche, Richard Ferrand, la ministre de la justice Nicole Belloubet, le président de l’Assemblée François de Rugy, Marc Fesneau président du groupe MoDem, Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois et des conseillers de Matignon s’isolent dans la cour du Palais-Bourbon pour chercher une issue à la crise.

Gérard Collomb est invité à venir répondre aux députés comme il l’a fait au Sénat. « Collomb n’est pas du genre à se rendre aux convocations », euphémise un participant. Le ministre de l’intérieur ne viendra pas. Après une demi-heure de conciliabule, François de Rugy convoque finalement les présidents de groupe, et la commission des lois de l’Assemblée décide, à l’unanimité, de se doter des prérogatives d’une commission d’enquête. Elle devrait être suivie lundi 23 juillet par le Sénat, qui souhaite à son tour entendre Gérard Collomb.

Enquêtes policière, administrative et gardes à vue

Sitôt publiée l’enquête du Monde, le parquet de Paris a ordonné une enquête préliminaire, pour « violences par personne chargée d’une mission de service public », « usurpation de fonction » et « usurpation de signes réservés à l’autorité publique » – une allusion au casque que portait Alexandre Benalla, et à la photo où il apparaît le même jour au Jardin des plantes avec un brassard de police. L’enquête a été confiée à la Brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP), qui a entendu dès jeudi des témoins présents place de la Contrescarpe le 1er mai – le monde policier a peu de sympathie pour les aventuriers de la sécurité privée du type d’Alexandre Benalla, qui roule avec gyrophare et n’a jamais caché le mépris qu’il avait pour les professionnels du service de protection des personnalités.

Le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron a été entendu en tant que témoin dès jeudi soir ; Alexandre Benalla et Vincent Crase ont été placés en garde à vue vendredi matin. L’Elysée a enfin annoncé au même moment que son chargé de mission avait été licencié, en raison de « faits nouveaux constitutifs d’une faute commise » et « faisant l’objet d’une procédure judiciaire ». Alexandre Benalla, « aux fins de prouver son innocence », « aurait été destinataire d’un document de la préfecture de police qu’il n’était pas autorisé à détenir », a mystérieusement annoncé la présidence.

En réalité, après le coup de téléphone du Monde mercredi 18 juillet, Alexandre Benalla a demandé à l’un de ses contacts de la préfecture de police de Paris une copie des enregistrements de vidéosurveillance où il apparaissait le 1er mai. Deux membres de l’état-major de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), un contrôleur général, un commissaire et le commandant chargé de la liaison entre la préfecture et l’Elysée qui ont copié et transmis les vidéos ont été suspendus jeudi dans la soirée, dans l’attente des conclusions de l’inspection générale de la police nationale (IGPN, la police des polices), saisie jeudi par le ministre de l’intérieur.

La semaine a été pénible pour l’exécutif, la prochaine sera décisive : les violences du jeune chargé de mission, ce proche d’Emmanuel Macron qui faisait du vélo ou du ski avec le couple présidentiel, l’amateurisme avec lequel l’Elysée a géré la crise atteignent nécessairement l’image du chef de l’Etat. L’affaire est désormais sous le coup d’une enquête judiciaire, d’une enquête administrative et d’une enquête parlementaire, et chaque jour apporte son lot de révélations sur la personnalité du protégé de la présidence : Alexandre Benalla avait même obtenu le 9 juillet de s’installer dans une dépendance de l’Elysée, quai Branly. Où François Mitterrand abritait discrètement sa compagne et leur fille Mazarine. Emmanuel Macron n’a toujours pas dit un mot sur l’affaire.

Ci-dessous : Alexandre Benalla

benalla

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