Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
4 août 2018

Pascal Ory : « L’apparition du bronzage est une révolution culturelle »

bronzage22

Entretien avec Pascal Ory

Par Anne Chemin - Le Monde

L’historien situe « le basculement des canons pigmentaires » pendant l’entre-deux-guerres et l’analyse comme un facteur de distinction sociale, dans une succession de libérations corporelles.

L’historien Pascal Ory, professeur émérite à la Sorbonne, a publié en 2008 L’Invention du bronzage. Essai d’une histoire culturelle (Complexe, rééd. Flammarion, « Champs », 156 p., 7 euros).

Pendant des siècles, les civilisations ­occidentales ont préféré la pâleur au bronzage. Pourquoi ?

Jusqu’au début du XXe siècle, dans les sociétés de peau claire, le canon de la beauté pigmentaire est effectivement la pâleur. Dans les cultures chrétiennes, cette valorisation du teint clair est liée à des considérations théologiques : la blancheur de la peau féminine renvoie à la pureté virginale, à Marie. Cette valorisation se maintiendra par-delà le mouvement de sécularisation des sociétés modernes : les romantiques surenchérissent dans le culte de la pâleur, comme en témoignent les métaphores du lis, de l’albâtre ou du cou de cygne.

Ces considérations intellectuelles s’adossent à des affichages sociaux. Dans une société prédominamment rurale où les classes les plus dépendantes de la glèbe sont exposées au soleil et à ses coups, la « distinction » passe par la libération de cette contrainte. Les hommes des élites demeurent un peu plus exposés mais ils peuvent du moins afficher la clarté du teint de leurs compagnes comme attestation de leur appartenance auxdites élites.

A quelle époque le bronzage devient-il, en France, une pratique répandue, voire une mode ?

Le basculement des canons pigmentaires s’ébauche dans l’entre-deux-guerres, avec, dans la foulée, le nouveau vocabulaire ad hoc – j’ai, pour l’instant, repéré l’apparition en France du terme « bronzé » en 1919. Pour expliquer ce que je n’hésite pas à appeler une révolution culturelle, on invoque couramment deux mythes : celui de Coco Chanel – c’est la thèse élitiste – et celui des congés payés [1936] – c’est la thèse populiste.

Or, si les congés payés popularisent l’exposition balnéaire, la révolution a commencé bien avant : quand Eugène Schueller [le fondateur du groupe L’Oréal] lance Ambre solaire, en 1935, il navigue sur une mode qui a été lancée plus d’une décennie auparavant. Quant à Gabrielle Chanel, rien n’autorise à voir en elle, sur ce point, une « leader d’opinion » – même si elle fait partie des femmes émancipées pour lesquelles Jean Patou commercialise, en 1927, le premier cosmétique bronzant de l’histoire.

Le bronzage devient alors un facteur de distinction sociale – distinction qui passe désormais par l’opposition au travailleur urbain, qu’il soit ouvrier ou employé. Mais, là aussi, il importe de justifier intellectuellement la nouvelle tendance. Dès la fin du XIXe siècle, des médecins adeptes de soins « naturels » affirment qu’on peut lutter contre ce grand fléau d’époque qu’est la tuberculose en s’exposant à l’air et au soleil.

Sur le modèle de l’hydrothérapie, ils théorisent donc l’héliothérapie (« bain de soleil »). Au même moment, les nouvelles pratiques de loisir et l’avant-garde éducative, de la randonnée au scoutisme, célèbrent le plein air. Le tourisme côtier bascule décidément vers l’été et les corps balnéaires commencent à se dénuder. En 1939, Marie Claire le proclame : cet été, le maillot deux-pièces – bien avant le bikini – sera de mise…

Faut-il y voir un indice de l’émancipation des femmes ?

La révolution passe par le corps de la femme et, pour cette raison, elle part de France, qui est le centre symbolique, à cette époque, de l’élégance féminine. Du coup, la nouvelle tendance au bronzage se situe dans une succession cohérente de libérations corporelles. C’est une affaire d’avant-garde, après l’abandon du corset et les premiers signes tangibles d’une coiffure courte, androgyne, « à la Jeanne d’Arc » – il suffit de se rappeler que saint Paul avait fait de la chevelure longue « le voile de la femme » pour mesurer l’importance de la transgression.

Il en est de même de l’exposition de parts de plus en plus grandes du corps féminin au soleil. Une polémique raciste dénonce alors l’alignement des canons de cette nouvelle beauté sur une figure exotique, sans vouloir voir que les élégantes qui se bronzent disposent par rapport à Joséphine Baker d’une distinction notable : la réversibilité…

La vogue du bronzage durera un demi-siècle, des années 1920 au début des années 1970. S’il a ensuite reculé, ce n’est pas seulement pour des raisons « objectives » et médicales : les sociétés ne fonctionnent jamais comme ça, elles n’en font, au sens strict, qu’à leur tête. Au reste, on n’est pas revenu aux pratiques et aux discours de 1900 : le nouveau non-conformisme a voulu ringardiser le hâle triomphant, mais nombreux sont encore celles et ceux qui continuent à se presser dans les instituts de bronzage avant l’été et à s’allonger au soleil pendant les vacances. Là comme ailleurs, on est simplement passé à une culture éclatée en « tribus ».

bronzage

Publicité
Commentaires
Publicité