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Jours tranquilles à Paris
22 septembre 2018

L’« happycratie » ou la dictature du bonheur

Par Nicolas Santolaria - Le Monde

On le cultive, on le théorise, on en fait un business, des livres, des cours… Il est même le nouveau carburant de la productivité. En société et au travail, le bonheur est devenu une injonction.

La présence de plus en plus fréquente de crocodiles Haribo sur votre lieu de travail ne doit pas être prise à la légère. Loin de se réduire à un simple élément de décor, ces sauriens multicolores sont la manifestation tangible d’une nouvelle forme de gouvernement des conduites centrée sur les émotions positives. Dans Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (Premier Parallèle, 260 p., 21 €), le docteur en psychologie Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz décryptent cette nouvelle obsession venue d’outre-Atlantique qui, selon eux, balafrerait nos existences d’un sourire de plus en plus obligé. « Kratia en grec, c’est le pouvoir. Happycratie, c’est le pouvoir par l’injonction au bonheur », résume Eva Illouz.

Une nouvelle idée fixe

Aujourd’hui, cette invitation est partout, empreinte de la même sollicitude envahissante que celle de l’ami qui a entrepris de vous tirer énergiquement de votre dépression chronique, alors que vous vous en accommodiez fort bien. En 2013, le titre Happy, du chanteur américain Pharrell Williams, véritable hit planétaire, offrait une bande-son survitaminée à cette nouvelle idée fixe. A moi le bonheur ! L’art de rayonner de l’intérieur (Larousse, 283 p., 16,95 €), 50 activités pour un enfant heureux (De Boeck, à paraître en octobre), Le Bonheur sans illusions (Flammarion, 2017), Les tout petits bonheurs (Larousse, 168 p., 15 €), Journal intime d’un touriste du bonheur (La Martinière, 288 p., 16,90 €) : encombrant les présentoirs, les livres de développement personnel, censés nous aider à mieux vivre, sont quant à eux un genre florissant.

Activement investi dans la chasse aux perturbations du mental, l’ancien avocat d’affaires Jonathan Lehmann s’est lui aussi positionné sur ce front incandescent, proposant à ses 177 000 followers Facebook des méditations guidées, « Les Antisèches du bonheur ». Après tout, se dit-on, quel problème y a-t-il à vouloir être heureux ?

PORTÉE PAR L’IDÉE D’UN CAPITAL ÉMOTIONNEL À FAIRE FRUCTIFIER, L’« HAPPYCRATIE » EST INTIMEMENT LIÉE AUX AVANCÉES (CONTESTABLES POUR CERTAINS) DE CE QUE L’ON APPELLE LA « SCIENCE DU BONHEUR »

Que le bonheur soit une obsession ne veut pas forcément dire qu’il constitue le rouage d’un vaste système de domination, non ? « C’est vrai, concède Eva Illouz. Mais, chez Aristote, on ne peut séparer la vertu du bien-être. Le bien-être découle du fait que nous faisons la chose bonne. Chez Spinoza, le bonheur est inséparable de la raison et de la connaissance de la vérité. La quête contemporaine du bonheur n’a plus rien à voir avec le discours des vertus ou de la raison. Elle a été remplacée par la vision de l’être humain proposée par la psychologie positive, un être qui vise à maximiser des utilités. »

Portée par l’idée d’un capital émotionnel à faire fructifier, l’« happycratie », lointaine héritière de l’utilitarisme du philosophe Jeremy Bentham (1748-1832), est en effet intimement liée aux avancées (contestables pour certains) de ce que l’on appelle la « science du bonheur ». C’est sous l’influence du chercheur Martin Seligman, ancien président de l’American Psychological Association, que la psychologie positive s’est affirmée il y a une vingtaine d’années en champ d’étude reconnu, influençant de nombreuses disciplines – économie, neurosciences, marketing – et imposant un nouveau paradigme centré non plus sur la pathologie, mais sur ce qui va bien chez l’individu.

Responsables de notre état intérieur

D’objectivable (grâce notamment à des projets internationaux de mesure, tels que « Track Your Happiness »), le bonheur en est devenu par extension productible, et reproductible. Petit à petit, l’idée que l’on est tous pleinement responsables de son état intérieur a fait son chemin, comme je l’ai découvert cet été, en embarquant une jeune auto-stoppeuse finlandaise dans ma Xantia à bout de souffle. « J’ai beaucoup d’amis qui sont déprimés, qui n’ont pas confiance en eux, me confiait alors Saima, 20 ans, en envoyant nerveusement des textos à son père. Moi aussi, j’étais mal dans ma peau auparavant, et j’ai compris il y a quelques années que je pouvais avoir une influence positive sur mon propre bonheur, si je le décidais. »

Le succès actuel du yoga ou de la méditation en pleine conscience participe de cette idée normative selon laquelle le bonheur est un pétrole émotionnel que nous devons activement faire surgir, et non plus un état qui déboule à l’improviste, un peu comme un copain poète. Diffusant ce credo, le cours intitulé « Psychology and the Good Life », lancé en janvier à l’université Yale, a connu un succès sans précédent, obligeant les organisateurs à déménager les 1 200 étudiants dans le plus vaste amphi du campus.

Il augmente la productivité de 12 %

La force, la pureté apparente, le caractère quasi incontestable de cette aspiration forment le cœur énergétique éminemment ambigu de l’happycratie. Comme l’exposaient déjà Barbara Ehrenreich, dans Smile or Die (2009, non traduit), ou encore William Davis, dans son ouvrage The Happiness Industry : How the Government and Big Business Sold Us Well-Being (2015, non traduit), ce n’est pas le bonheur en soi qui pose problème, mais le fait qu’il tend à se substituer à d’autres grilles de lecture. Puisque, finalement, tous les problèmes ont vocation à se régler à l’échelle du moi, pourquoi s’embêter avec ce vieux truc contraignant qu’est la politique ? En un mot, si vous n’êtes pas heureux, ce n’est pas parce que vous êtes victimes d’injustice, que vous appartenez à une classe défavorisée ou à un genre ostracisé, mais parce que vous vous laissez dominer par vos émotions.

« A 38 °C DE FIÈVRE, UN COLLABORATEUR QUI SE SENT BIEN PROFESSIONNELLEMENT VIENDRA MALGRÉ TOUT TRAVAILLER »

LA FABRIQUE SPINOZA, THINK-TANK

Le Bhoutan, qui s’est fait connaître en faisant entrer dans sa Constitution l’indice du bonheur national brut (BNB) comme alternative au produit national brut (PNB) en 2008, est un bon exemple de cette dynamique viciée où l’évaluation subjective d’une humeur prend le pas sur les indicateurs objectifs. Tshering Tobgay, le premier ministre de ce petit royaume himalayen, regrettait que cette excessive focalisation sur le bonheur ait détourné son pays des « problèmes réels », chômage, pauvreté, corruption. Même si certains pionniers font grise mine, cela n’empêche pas gouvernements et institutions internationales d’embrasser à pleine bouche cette souriante utopie. En 2012, l’ONU faisait du 20 mars la Journée internationale du bonheur, érigeant cet état émotionnel un peu fourre-tout au rang d’« objectif universel ».

Chez nous, ce nouveau mode subtil de gouvernement des subjectivités s’inscrit dans une dynamique où la quête de sens personnelle répond, en un écho presque parfait, aux nécessités fonctionnelles des entreprises. Corroborant les visées de cet utilitarisme affectif, une étude menée par l’université de Warwick, au Royaume-Uni, a mis en lumière le fait qu’être heureux permettrait d’augmenter la productivité de 12 %. Sur le site de La Fabrique Spinoza, le « think-tank du bonheur citoyen », on peut lire : « A 38 °C de fièvre, un collaborateur qui se sent bien professionnellement viendra malgré tout travailler. A une époque de recherche de compétitivité, le chemin du bien-être (…) offre une opportunité inexplorée. »

La menace de l’« happycondrie »

Cette approche techniciste et instrumentale du bonheur s’appuie, in fine, sur l’idée que la récompense fonctionnera toujours mieux que la punition pour obtenir ce que l’on attend des gens. « Certaines organisations se disent effectivement qu’elles vont favoriser le bonheur de leurs collaborateurs pour augmenter la productivité, mais ça ne doit pas être l’objectif premier, juste une conséquence induite. Le bonheur sous forme cosmétique ne génère pas de véritable performance, il sert juste à faire du happy-washing », nuance le fondateur de la Fabrique Spinoza, Alexandre Jost, qui attribue à son capital génétique hors norme le fait d’être « plus heureux que la moyenne ». L’objectif véritable, c’est donc la maîtrise du « vrai » bonheur.

« L’INJONCTION AU BONHEUR CRÉE UNE NOUVELLE FORME DE RESPONSABILISATION DES INDIVIDUS, QUI SONT DÉSORMAIS COUPABLES DE SE SENTIR HEUREUX OU MALHEUREUX »

EVA ILLOUZ, SOCIOLOGUE

Encore confidentielle en France, la figure du Chief Happiness Officer (« responsable du bonheur ») traduit de façon emblématique cette psychologisation galopante des enjeux sociaux. « Si ces nouvelles exigences de bien-être ne sont pas prises en compte, il faut alors accepter les burn-out, les dépressions, les départs ou la non-implication personnelle dans une fonction, explique Arnaud Collery, responsable du bonheur dans de grands groupes internationaux et auteur de Mister Happiness (Larousse, 260 p., 15 €). Dans notre profession, nous ne pouvons pas forcer le bonheur, mais nous pouvons contribuer à une émergence de cet état. » Comment ?

Simplement grâce à un mélange empirique de techniques de stand-up made in Los Angeles et d’humeur épidémique. « Même s’il est nécessaire de générer des événements ludiques suscitant la joie, il faut savoir que les baby-foot, les couleurs au mur et les “happy drinks” du vendredi soir ne représentent que 5 % à 10 % du métier. Pour moi, le storytelling est le premier outil nécessaire à toute transformation. Comme j’ai aussi pu en faire l’expérience avec des tribus en Tanzanie, raconter son histoire à l’autre ou aux autres a un effet libérateur. J’expérimente à chaque fois ce processus lorsque je coache quelqu’un et qu’il prend ensuite la parole sur scène. Quelque chose de magique opère », assure celui qui se définit comme « 90 % chaman, 10 % showman ».

Considéré par ses zélateurs comme éminemment contagieux, le bonheur a désormais ses rendez-vous incontournables (le World Happiness Summit), ses stars (le moine Matthieu Ricard, le psychiatre Christophe André, le philosophe Bertrand Russell), ses labels (notamment « Happy at Work », qui répertorie les entreprises où il fait bon travailler). Signe de cette nouvelle portée stratégique, le Coca-Cola Happiness Institute a ouvert des antennes dans de nombreux pays, avec pour mission de publier des baromètres de l’humeur nationale (et, très accessoirement, de vendre du soda).

Mais l’ingénierie des émotions n’étant pas sans risque, le bonheur se conçoit aujourd’hui en corrélation avec sa pathologie émergente : l’happycondrie, soit l’angoisse de n’être jamais assez heureux. « L’injonction au bonheur s’accompagne de l’idée selon laquelle nous sommes tous capables de bonheur, si seulement nous savons activer de la positivité. Cela crée une nouvelle forme de responsabilisation des individus, qui sont désormais coupables de se sentir heureux ou malheureux », indique la sociologue Eva Illouz.

Smiley obligatoire

En happycratie, à défaut de véritablement nager dans le bien-être, il faudra au moins sourire aussi énergiquement que si une décharge de Taser venait de vous dérider les zygomatiques. Signe de votre « intelligence émotionnelle », le bonheur doit pouvoir s’extérioriser, sinon il n’a aucune valeur. « Dans les start-up, le smiley est omniprésent, qu’il soit dessiné ou qu’il ponctue chaque échange par mail. Il est devenu un standard pour exprimer ses émotions ou même ses intentions ; une communication qui n’en comporte pas paraît immédiatement suspecte », souligne Mathilde Ramadier, auteure de Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-up (Premier Parallèle, 2017).

« EN ENTREPRISE, ON NE VEUT PAS VOTRE BONHEUR POUR VOTRE BONHEUR, MAIS POUR VOUS FAIRE TENIR, POUR QUE VOUS RESTIEZ BIEN PRODUCTIF »

MATHILDE RAMADIER, AUTEURE

Durant ses années passées à travailler dans une jeune pousse berlinoise, Mathilde Ramadier a pu éprouver les effets concrets de l’happycratie. Elle a vite compris que le bonheur qu’on exigeait d’elle ne consistait pas à se vautrer dans une félicité contemplative à la Alexandre le Bienheureux, mais à participer à une vaste comédie de bureau, pas si éloignée de Truman Show (Peter Weir, 1998). « La DRH connaissait notre date d’anniversaire et s’occupait d’organiser une “surprise” le jour J, en général un gâteau au chocolat décongelé accompagné d’un coupon de réduction Amazon, se souvient-elle. En réalité, il n’y avait aucune spontanéité ni même de sincérité derrière tout cela. Les apéros hebdomadaires et autres activités étaient également inévitables, pour ne pas dire obligatoires. En entreprise, on ne veut pas votre bonheur pour votre bonheur, mais pour vous faire tenir, pour que vous restiez bien productif. Tout cela n’est en somme qu’un bonheur factice, un peu comme le bien-être procuré par la consommation d’antidépresseurs. »

Cette fiction contraignante ne se cantonne pas à la sphère professionnelle, ayant trouvé avec les réseaux sociaux un puissant vecteur de contamination des consciences. Abreuvés au quotidien d’images de vacances idéales et d’apéritifs édéniques, nous nous retrouvons dès lors à portée de tir du bonheur de chacun. Une étude menée par Mai-Ly Steers, chercheuse de l’université de Houston, a montré que le fait d’être exposé, par le biais de Facebook, au bonheur des autres accentuerait même, en raison de la tendance à se comparer socialement, le risque de dépression.

Au final, si l’on y réfléchit un peu, personne ne nous a vraiment demandé si nous voulions de ce bonheur-là, de cette pseudo-transcendance émotionnelle poussivement suscitée par des bouquins de parcours de vie à la typographie enfantine et par de déprimantes soirées karaoké passées à chanter Y’a d’la joie. Dans une série d’entretiens accordés à Noël Simsolo, en 1982, Serge Gainsbourg déclarait : « L’idée du bonheur m’est étrangère, je ne la conçois pas, donc je ne le cherche pas. » No comment.

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