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Jours tranquilles à Paris
30 décembre 2018

Fin de partie pour le porno à l’ancienne

porno

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Exit le film X d’antan, sa déco en stuc et son scénario en toc… Aujourd’hui, le consommateur plébiscite le contact direct avec les camgirls d’Internet et les services sur mesure.

C’était en juillet 1985 : ­Canal+ diffusait son premier « film du samedi soir », l’épatant Caligula, de Tinto Brass (1979). Les plus chanceux des quadragénaires d’aujourd’hui l’ont vu, les autres en ont certainement entendu parler dans la cour de récréation. Cette génération a eu accès aux VHS planquées dans le meuble télé, à la collection de BD cochonnes du grand-oncle, aux romans type San-Antonio ou SAS. Si vous êtes né après 1970, vous avez grandi avec le porno. Manifestement, vous avez survécu. Peut-être même êtes-vous parent d’enfants qui, aujourd’hui, découvrent la pornographie.

Age moyen : 35 ans

La consommation des mineurs fait les gros titres depuis des années, mais 2018 a été particulièrement chargée : en avril, un sondage OpinionWay-20 Minutes révélait qu’un adulte sur dix a été confronté au porno avant ses 11 ans, et six sur dix avant ses 15 ans. Le 15 juin, le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF), Israël Nisand, et plusieurs professionnels de santé répondaient à ces chiffres par un « appel solennel » aux pouvoirs publics. De fait, avec un âge moyen du premier rapport sexuel à 17 ans, les plus jeunes commencent leur vie sexuelle par le porno.

On croit avoir tout entendu sur la question, il reste pourtant un tabou : la consommation de porno est loin d’être l’apanage des jeunes. L’âge moyen de l’utilisateur du site anglophone Pornhub, la plus grosse plate-forme X du monde, est de 35 ans. Ces chiffres confirment les sondages nationaux : en France, la consommation des hommes adultes est passée de 30 % en septembre 2005, à 79 % en janvier 2014 – et la consommation des femmes, de 4 % à 41 % (IFOP-Tukif, avril 2014). En 2009, le pic de consommation de pornographie était atteint entre 35 et 49 ans (IFOP-Dorcel).

Nous vieillissons avec le porno, et personne n’en parle. Ce que confirme le sociologue Baptiste Coulmont, maître de conférences à l’université Paris-VIII : « Pour ce qui est des études de sciences sociales, il y a énormément d’articles sur la consommation des adolescents et des jeunes adultes, mais presque rien sur les quadragénaires et le porno. » A ce vide théorique répond un scénario commode, mais faux : ces enfantillages seraient un pis-aller qu’on laisserait derrière soi en se mettant en couple.

Soulagement expéditif

Que se passe-t-il après nos 18 ans, quand le parfum de transgression s’évapore ? Les jeunes adultes se tournent massivement vers les plates-formes gratuites – pour des raisons pratiques et économiques. En quelques années, Pornhub a gagné une situation de quasi-monopole, et ça n’est pas fini, puisque ce site a plus que doublé son nombre de visiteurs en quatre ans (de 14,7 milliards de visites en 2014 à 33,5 milliards cette année).

ON LANCE UNE SÉQUENCE PORNO PARCE QU’ON N’A RIEN DE MIEUX À FAIRE, PAR ENNUI, POUR SE DÉTENDRE, POUR DORMIR OU POUR RIGOLER. BREF, LA ROUTINE.

Ce que cherche ce public, c’est un soulagement expéditif. La durée moyenne passée devant du X est de dix minutes. Pour ces adultes débordés, célibataires ou en couple, parfois jeunes parents, le discours se veut utilitaire. On consomme (le mot est bien choisi) pour se débarrasser au plus vite de pensées intrusives, pour se préparer à un rendez-vous galant, pour ne pas interagir de manière libidineuse avec les femmes. C’est exactement ce que décrit John (certaines personnes ont requis l’anonymat), 34 ans, musicien à New York : « Surtout depuis le mouvement #metoo, on ne veut pas être » ce type d’homme-là, « qui serait assimilé à Donald Trump ».

Cette consommation est décrite par les utilisateurs comme déconnectée de la vie sexuelle. Les plates-formes de partage de vidéos, appelées « tubes », offrent une satisfaction simple et démocratique, une expérience qui rassure par son uniformité : une chanson pop dure 3 minutes 40, un épisode de série télé plafonne à 52 minutes… et la pornographie se cale entre ces deux pôles. L’excitation n’est d’ailleurs pas toujours le premier motif de consommation.

Selon Florian Vörös, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille, on lance une séquence porno aussi parce qu’on n’a rien de mieux à faire, par ennui, pour se détendre, pour dormir ou pour rigoler. Bref, la routine. Pas surprenant, dès lors, que l’on manque d’inventivité dans nos recherches. Sur Pornhub, de 18 à 64 ans, donc pour toutes les classes d’âge, la catégorie « teen » (18-19 ans) est plébiscitée. En pornographie comme dans l’art, la cosmétique ou le mannequinat, priorité aux corps jeunes, minces et toniques.

Perte du frisson de l’interdit

Si le pic de consommation de porno a lieu autour de la quarantaine, à partir de 45 ans, les choses se tassent : 11 % des visiteurs de Pornhub ont entre 45 et 54 ans, 7 % entre 55 et 64 ans, 5 % plus de 65 ans. Ces chiffres sont corroborés par d’autres études : avec l’âge, notre consommation de pornographie décroît de manière stable (Journal of Sex Research, juillet 2015), et c’est particulièrement vrai pour les femmes. (Précisons que ces dernières ne regardent pas pour les mêmes raisons : les femmes cherchent à s’exciter, les hommes répondent à une excitation préalable.)

« PERSONNE, DANS L’INDUSTRIE [DU PORNO], NE SE DEMANDE SI LES CONSOMMATEURS EN AURONT UN JOUR MARRE DE VOIR LES MÊMES FIGURES SEXUELLES, LES MÊMES SCRIPTS À LA NOIX, LES MÊMES DIALOGUES LORS DES MÊMES SCÈNES. » MARIE MAURISSE, AUTEURE DE « PLANÈTE PORN »

Pourquoi ce désintérêt ? Un mortel ennui. Au moment de décrocher, certains ­ex-consommateurs évoquent leur lassitude vis-à-vis d’une sexualité trop virtuelle, le remplacement du pixel par l’expérience, la perte du frisson de l’interdit, ou leur préférence pour d’autres médias comme la littérature érotique. Ces « déserteurs » ne comprennent même pas comment on peut continuer à se passionner pour le X, comme Christine, 37 ans, développeuse informatique : « C’est qui, ces hommes de 35 ans qui regardent encore du X ? Ils ne sont pas passés à autre chose ? »

Bizarrement, la fidélisation d’un public vieillissant ne semble pas être une préoccupation de l’industrie pornographique. La journaliste Marie Maurisse, correspondante du Monde en Suisse et auteure de Planète Porn (Stock, 224 p., 18 €), en a fait l’expérience : « La lassitude n’a strictement jamais été évoquée lors de mon enquête. Personne, dans l’industrie, ne se demande si les consommateurs en auront un jour marre de voir les mêmes figures sexuelles, les mêmes scripts à la noix, les mêmes dialogues lors des mêmes scènes. C’est comme si personne ne pouvait envisager que les consommateurs puissent se lasser. »

Problèmes éthiques

Et pourtant ! Certains se disent écœurés par les problèmes éthiques soulevés par les « tubes » : grâce au travail de lanceurs d’alerte comme la réalisatrice Ovidie, on sait que les contenus sont systématiquement copiés, et que les acteurs, redoutablement mal payés, perdent leur droit à l’image – sans même parler de l’inexistant droit à l’oubli. Une importante partie des consommateurs regrette aussi l’absence de raffinement de la production de masse.

LES PERFORMANCES EN DIRECT EXPLOSENT. CE SONT LES « CAMS » : DES GENS SE FILMENT FACE CAMÉRA, ET SONT PAYÉS PAR LES SPECTATEURS AVEC DES POURBOIRES ET AUTRES JETONS NUMÉRIQUES.

En effet, si presque la moitié se fiche du scénario, 74 % préfèrent les performeurs à l’apparence naturelle, et 66 % s’intéressent à leur physique (IFOP-Tukif, avril 2014). Les grosses plates-formes l’ont bien compris en créant des certificats d’excellence, comme les membres certifiés, les catégories « amateur vérifié » ou encore « pornhub select » (une sélection gratuite où l’on trouve prétendument la crème de la crème). Cependant, ces initiatives peinent à satisfaire les esthètes, qui filent alors vers des maisons de production plus confidentielles… et payantes (Kink.com pour le BDSM, Erika Lust pour le porno féministe, Explicite-art.com pour les productions du Français John B. Root).

Conséquence : les performances en direct explosent. Ce sont les « cams » : des gens se filment face caméra, et sont payés par les spectateurs avec des pourboires et autres jetons numériques. La plus grosse plate-forme, LiveJasmin, se hausse au 49e rang mondial d’Internet selon le classement Alexa (mars 2018) – pas si loin du géant Pornhub, au 30e rang. Une menace face à laquelle Pornhub a répliqué en hébergeant sa propre plate-forme de « cams »…

Cette personnalisation du X n’est pas entièrement nouvelle ; elle était déjà à l’œuvre avec la mode du POV (pour « point of view », quand la pornstar vous regarde droit dans les yeux dans les films) ou le JOI (pour « jerk off instructions », les instructions pour se masturber). Mais elle se répand, révélant au passage un besoin de connexion, un désir de « réel » que la consommation de masse ne comble pas. Avec, à la clé, le fantasme d’un harem sur mesure, livré à domicile : le porno à la papa est mort, vive le porno à la pacha !

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