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Jours tranquilles à Paris
3 février 2019

Les « premiers de cordée » à l’heure des « gilets jaunes »

gj22

Texte de Louise Couvelaire

« Le Monde » a rencontré une catégorie de la population discrète en temps de crise sociale : les très riches

TÉMOIGNAGES

Ils sont l’objet de toutes les colères, de toutes les indignations, de toutes les revendications. Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », sur les ronds-points, « les riches » sont au cœur du débat. « Macron, le président des riches », « les cadeaux fiscaux faits aux riches », « Rends l’ISF » (impôt de solidarité sur la fortune)… Si les entreprises et leurs dirigeants ne sont pas la cible première des manifestants – seules les banques se sont parfois retrouvées en ligne de mire –, les plus nantis, individuellement, incarnent les dysfonctionnements d’une politique jugée injuste et d’un système de plus en plus inégalitaire.

Entrepreneur, gestionnaire d’un fonds d’investissement, grand patron, chef d’entreprise, important propriétaire immobilier, rentier… Ils ont entre 45 ans et 80 ans, et se savent peu audibles en période de crise sociale. Ils ont cependant accepté de s’exprimer en requérant l’anonymat. Quel regard portent-ils sur les « gilets jaunes » ? Comment jugent-ils la politique fiscale d’Emmanuel Macron ? A-t-elle modifié leurs comportements financiers ?

« Les riches aussi “déconnent” »

Ce petit échantillon de « premiers de cordée » a en commun d’avoir une fortune conséquente (plusieurs dizaines de millions d’euros pour certains) et d’être de fervents partisans du chef de l’Etat, même s’il leur arrive d’être critiques. De ce président « à l’évidence inexpérimenté », ils disent qu’il « va dans le bon sens » et que « ce qu’il veut faire est exceptionnel », malgré les « faux pas ». « Il exerce mal le pouvoir, dit l’un, grand patron à la tête d’un groupe qui compte 100 000 salariés et réalise un chiffre d’affaires de plusieurs milliards d’euros. Quelle maladresse politique de parler de suppression de l’ISF ! Il fallait parler de réaménagement. »

« En s’attaquant aux automobilistes et donc aux moins favorisés, il a fait une sacrée connerie », lance un autre, important propriétaire immobilier dont le patrimoine s’élève à 20 millions d’euros. « Il manque cruellement de pédagogie », regrette un troisième, aux commandes d’un fonds d’investissement de « private equity » (développement et rachats de sociétés non cotées). Et d’ajouter : « Exil fiscal, optimisations fiscales… Les riches aussi “déconnent”, il aurait pu le dire ! » Tous jugent la politique fiscale du président « indiscutablement très favorable aux gens riches », mais pas forcément aussi efficace qu’elle pourrait l’être.

Les « gilets jaunes » ? Des « victimes de la mondialisation » avant d’être des « victimes » d’Emmanuel Macron, estime cette poignée de vainqueurs de l’économie mondiale. Un mouvement social « légitime » aussi, auquel ils apportent « tout leur soutien », répondent-ils comme un seul homme. Contrairement à ce que l’on pouvait imaginer, ils portent un regard plutôt bienveillant à leur égard. Du moins jusqu’à un certain point, précisent-ils. « Autant leurs revendications de départ étaient pleinement justifiées, autant la violence et le noyautage par les extrêmes ne sont pas acceptables », résume l’un d’eux.

S’ils partagent avec les manifestants la conviction que l’Etat doit réduire sensiblement son train de vie (à propos d’une meilleure maîtrise des dépenses budgétaires), la plupart tiennent à souligner les « solidarités françaises exceptionnelles ». Et de citer l’étude publiée par l’OCDE le 23 janvier qui place la France en tête des pays riches les plus généreux en matière de dépenses sociales (31,2 % du produit intérieur brut, PIB). Aucun, en revanche, ne mentionne les rapports faisant état des inégalités de richesse qui se creusent.

Emmanuel Macron n’a cessé de le marteler : l’ISF a été supprimé pour être transformé en « impôt sur la fortune immobilière » (IFI), un impôt axé sur les seuls patrimoines immobiliers nets taxables de plus de 1,3 million d’euros, afin de relancer l’investissement dans les entreprises françaises et de favoriser ainsi la création d’emplois. Même objectif avec l’instauration de la « flat tax » de 30 % sur les revenus du capital (dividendes, intérêts, plus-values mobilières).

« Dans les faits, ça n’est pas tout à fait comme ça que ça se passe… En tout cas, pas d’après ce que je peux voir », constate Edouard, 51 ans, à la tête du fonds d’investissement. Il ne s’en cache pas : il n’a « rien réinvesti ni embauché personne grâce à l’argent conservé ». « Macron nous a simplement rendu du pouvoir d’achat, dit-il. Cet argent, j’en profite, je le dépense. »« Grâce à la somme préservée – environ 50 000 euros –, je me suis offert plus de voyages en famille », abonde Grégoire, entrepreneur à succès de 45 ans.

Pour Patrick, aux manettes de la société transmise par son père, forte de 1 600 salariés et de 250 millions d’euros de chiffre d’affaires, la suppression de l’ISF profite à son entreprise plutôt qu’à lui-même : « Auparavant, il nous arrivait de verser des dividendes aux actionnaires juste pour qu’ils puissent payer leur ISF, et ce, même lorsque l’entreprise allait mal. » Il se félicite désormais de réinvestir cet argent dans l’entreprise familiale au lieu de le distribuer. « Macron n’est pas pro-riches, il est pro-business, poursuit-il. Avec l’ISF, en pensant taper sur les riches, on tape en réalité sur les entreprises. » « Mieux vaut taxer davantage les hauts revenus ! », suggère-t-il.

Cette rétribution des fonds ne change cependant rien à l’équation finale, selon le grand patron aux 100 000 salariés. « Ce qui est laissé à la main des riches ne sera réinvesti qu’à la marge », assure-t-il. A ses yeux, l’essentiel de cette mesure est ailleurs, dans l’opinion des milieux économiques mondiaux. « Ce qui est en jeu, c’est l’attractivité de la France, assure-t-il. L’ISF est mondialement perçu comme une mesure hostile à l’idée même de la réussite. Il s’agit donc avant tout d’envoyer un signal fort aux investisseurs étrangers. »

« On est peut-être trop gâtés »

Avec l’IFI, l’exécutif a choisi de maintenir l’imposition sur le « capitalisme dormant ». Un parti pris que les premiers concernés semblent avoir accepté. Comme en témoigne la réaction de l’important propriétaire immobilier, qui n’a donc pas été exonéré : « Je suis fondamentalement opposé à l’ISF et ça ne me fait pas plaisir de le dire, mais je comprends pourquoi je reste soumis à cet impôt exceptionnel : je ne crée pas d’emplois. Le revers de la médaille de cette distinction entre un capital productif et un autre qui ne le serait pas est que cela profite aussi aux éléments les moins “vertueux” de l’économie. »

Cela fait sept ans que Christophe, 49 ans, habite à l’étranger, avec sa femme et ses trois enfants, dans un pays où l’impôt est quasi inexistant. De son propre aveu, il répond à la définition du rentier : il vit des revenus de son capital (en grande partie hérité de sa famille), sans travailler. La suppression de l’ISF et l’instauration de la « flat tax » ? « Des mesures bien trop timides pour me faire rentrer », assure-t-il.

C’était pourtant l’un des objectifs de cette politique : encourager le retour des exilés fiscaux. « Je ne suis pas parti pour des raisons fiscales mais pour monter un business, explique-t-il. En revanche, je ne reviens pas en grande partie à cause de la fiscalité française, beaucoup trop aléatoire. Le mouvement des “gilets jaunes” ne fait que renforcer le sentiment d’instabilité fiscale que les Français exilés autour de moi redoutent. » Un constat que partage le grand patron. Il affirme que « tous ceuxqui s’emmerdent sur leur tas d’or à Uccle [commune belge de la région de Bruxelles-Capitale connue pour accueillir de nombreux exilés fiscaux]» ont mis en attente leur projet de retour. En revanche, assurent les deux hommes, ces mesures ont empêché certains candidats au départ de passer à l’acte.

Avec six créations d’entreprises à son actif, Grégoire est l’image de la « start-up nation » que le chef de l’Etat appelle de ses vœux. Ce qui le préoccupe aujourd’hui, ce sont « les cadeaux accordés aux entreprises sans contrepartie ». « Là, on est peut-être un peu trop gâtés », concède-t-il. Il fait référence à l’une des mesures-phares du programme d’Emmanuel Macron : la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) de 33,3 % à 25 % en 2022.

« Les dés sont pipés »

« S’il compte sur la seule bonne volonté des dirigeants, il ne va pas aller loin, prédit-il. Rien ne garantit que je ne vais pas mettre cet argent dans ma poche. L’Etat aurait pu indexer ces baisses à l’utilisation que je fais de cet argent préservé. Si j’embauche, si j’augmente mes salariés, si je distribue des primes ou si je réinvestis dans ma société, alors mes impôts baissent. Sinon, ils ne baissent pas. » Une vision que partage cet autre homme d’affaires international, qui reste persuadé que la « sortie de crise » « ne pourra se faire sans l’entreprise » : «Seul, le gouvernement n’y arrivera pas. En France, il existe une solidarité d’Etat, mais pas assez de solidarité d’entreprise ».

Le jeune homme a par ailleurs décidé de donner « quasiment tout » de son vivant à des œuvres. S’il est le seul de l’échantillon à aller aussi loin, la plupart ont exprimé la volonté d’éviter de faire de leurs enfants des « branleurs », des « tocards », des « fainéants » ou des « débiles qui vont tout cramer sans jamais créer de valeur ». La façon d’y parvenir n’est pas toujours très aboutie, mais ils se montrent unanimement favorables à des « droits de succession forts passé certains montants ». « Qu’on vous pique plus quand vous êtes très riche, ça n’est pas choquant », dit le grand patron. « Avec leur éducation, leur statut social, leurs acquis… Mes enfants ont déjà des dizaines de longueurs d’avance sur les autres, dit Grégoire. Les dés sont pipés dès le départ, inutile de creuser encore davantage ces inégalités en leur laissant des fortunes. »

Cet impôt est pourtant le plus impopulaire de France, avec 82 % des Français qui le jugent illégitime, selon un sondage de l’Ifop paru en octobre 2018. « Quand on a trimé toute sa vie pour s’offrir un pavillon que l’on veut transmettre à ses enfants, c’est normal qu’on puisse le faire, estime le propriétaire immobilier. En revanche, pour les tranches très hautes, s’il faut vendre un bien parmi d’autres pour payer les droits de succession, ça me paraît justifié. »

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