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Jours tranquilles à Paris
12 mars 2019

Entretien « Le régime algérien ne veut pas voir la transition lui échapper »

Par Frédéric Bobin, Tunis, correspondant

Selon la chercheuse Amel Boubekeur, le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel ne mettra pas fin au mouvement de protestation.

Le président algérien Abdelaziz Bouteflika, cible d’un mouvement de contestation inédit en 20 ans de pouvoir, a renoncé lundi 11 mars soir à briguer un cinquième mandat et reporté sine die la présidentielle du 18 avril, tout en restant au pouvoir et en prolongeant de fait son actuel mandat.

Amel Boubekeur est chercheuse en sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteure d’études sur l’islamisme algérien, elle a aussi travaillé sur les musulmans de France, signant notamment Le voile de la mariée : Jeunes musulmanes, voile et projet matrimonial en France (L’Harmattan, 2004).

Comment interpréter l’annonce du retrait de la candidature du chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika à l’élection présidentielle initialement prévue le 18 avril ? Est-ce une victoire de la rue ou une manœuvre dilatoire du régime ?

Amel Boubekeur : Il ne s’agit pas d’une grande surprise. Ce scénario était très attendu et même craint dès le début chez les manifestants hostiles à son cinquième mandat. Il y avait eu des mises en garde sur une énième tentative d’un coup d’Etat transitionnel comme cela s’était déjà produit. Ce n’est pas une configuration nouvelle en Algérie. Il y avait la conscience très présente du risque d’une instrumentalisation des demandes de changement pour faire durer le régime.

Mais paradoxalement, cette annonce de M. Bouteflika renforce le sentiment chez les Algériens et les manifestants qu’il s’agit d’une victoire, qu’une telle concession n’aurait pas été imaginable avant les manifestations. Le régime faisait comme si le peuple n’existait pas. Ce lundi soir, les Algériens éprouvent une satisfaction car ils perçoivent une inflexion du régime au regard de son attitude d’il y a un mois. Le pouvoir a finalement été obligé de reconnaître l’existence de cette demande de participation politique indépendante. Mais cela va déterminer les manifestants à continuer leur mouvement pour entrer dans une vraie négociation. C’est maintenant que ça commence.

Qu’est-ce qui semble aux protestataires le plus contestable dans le « message » adressé lundi aux Algériens par le chef de l’Etat ?

Il s’agit des récits habituels du régime sur la réforme par une révision constitutionnelle. Car le problème n’est pas de mettre en œuvre une nouvelle Constitution mais de respecter déjà les lois qui existent, la Constitution en vigueur. L’annonce présidentielle elle-même n’est pas constitutionnelle. C’est déjà un mauvais départ. Et puis le personnel politique est le même. Le ministre de l’intérieur [Noureddine Bedoui] qui était chargé de la supervision des collectivités locales lors des élections du 18 avril se retrouve premier ministre. La blague qui tourne en ce moment sur les réseaux sociaux est la suivante : M. Bouteflika, sachant qu’il ne pouvait briguer un cinquième mandat, a décidé de prolonger son quatrième. Finalement, cette annonce traduit un mouvement de panique à la tête du régime, la volonté de ne pas voir la transition échapper à son contrôle.

Pourquoi un mouvement de panique ?

Il faut savoir qu’au niveau local, il y a énormément d’initiatives, dans les universités ou les villes hors d’Alger, émanant de gens qui essaient depuis le 8 mars d’organiser des conseils locaux. Les universitaires donnent des conférences ouvertes sur l’accompagnement juridique des transitions. Et quand on voit que les employés de la Sonatrach [la société nationale des hydrocarbures], soit le cœur du système algérien de redistribution de la rente, se sont mis eux-mêmes en grève, c’est que la contestation a infiltré même les arcanes les plus « clientélisées » de ce système. Cela sonne comme une alarme pour le régime, la nécessité de reprendre le contrôle.

Comment décrypter le jeu des factions dans les coulisses du pouvoir ?

Pour l’armée, le véritable test sera la manière dont elle entérinera le caractère pacifique des manifestations de vendredi prochain [15 mars] car les gens sont en train d’appeler à continuer de manifester. Si l’armée accepte, si elle n’intervient pas, ce sera déjà un moment important qui va influencer la transition à venir. Maintenant, au-delà du mythe de la lutte des clans, ce qu’il faut bien regarder ce sont ces questions centrales : la redistribution de la rente, la réconciliation, la justice transitionnelle, autant de questions qui n’ont été abordées dans le projet de M. Bouteflika. Absolument pas. On voit donc bien qu’il y a toujours un régime cohérent qui fait front derrière l’impératif de perpétuer ses intérêts, de les proroger en tentant de prendre le contrôle de la transition.

Pourquoi qualifiez-vous de « mythe » la thèse d’une lutte des clans au sein du régime ?

Même si cette lutte existe, ce qui se déroule depuis le deuxième mandat de Bouteflika relève bien plus d’une politique de neutralisation mutuelle entre le clan présidentiel et l’armée – et les services de sécurité – que d’un réel affrontement. C’est le sens qu’il faut donner aux affaires de corruption qui émergent de temps à autre, ou aux poursuites visant les services de sécurité en relation avec les crimes de guerre des années 1990. Certes, Bouteflika a élargi sa clientèle. Il y a un certain nombre de petits partis, en fait des ersatz du Front de libération nationale (FLN) ou du Rassemblement national démocratique (RND) [partis membres de l’« alliance présidentielle »], qui ont été autorisés à se former depuis 2013 pour justement soutenir et élargir les franges de soutien au régime. Donc, l’idée en haut-lieu est : plus on corrompt de larges franges de la société, plus le système sera solide, et plus tous ces clans pourront se maintenir dans une neutralisation mutuelle.

En réalité, le système a été pris à son propre piège en institutionnalisant le concept d’un président civil pour mettre fin à la « décennie noire » des années 1990. Car la succession s’est révélée inimaginable au-delà et en dehors de la figure de M. Bouteflika. Maintenir ce dernier coûte que coûte était une option qui correspondait au maintien des intérêts de l’ensemble des clans, et pas seulement de ceux du clan présidentiel.

Qu’est-ce qui pourrait consacrer une victoire totale de la rue ?

Il faut bien séparer deux choses : le rôle de pression des manifestations ; et ce qui se construit en parallèle comme volonté de traduire cette mobilisation informelle dans les institutions formelles. Au-delà de la rue, l’enjeu aujourd’hui est de « reconnecter », c’est-à-dire de donner à ce mouvement un caractère politique officiel alors même que la vie publique officielle est parasitée et accaparée par le régime. Les réactions ce lundi soir à l’annonce présidentielle le montrent bien. Et on en perçoit le prélude depuis quelques jours, notamment avec la mobilisation des étudiants et des professeurs qui ont décidé de rejeter la décision du ministre de l’éducation nationale d’avoir des vacances anticipées et de fermer les universités et des campus.

En fait, il s’agit chez les manifestants d’une espèce de tentative de réappropriation de l’Etat, et de ses institutions. C’est cela l’enjeu aujourd’hui en Algérie : capitaliser sur des techniques de résistance accumulées sur un temps long pour annuler le parasitage politique du régime sur la vie des Algériens. Il s’agit d’un processus de transition de longue haleine qui ne fait que commencer. Ce processus passe, d’une part, par une négociation entre la rue et le système. Sous la pression, il est très probable que ce dernier propose de nouvelles portes de sortie. D’autre part, la négociation met aux prises les Algériens eux-mêmes. Ceux-ci essaient d’apprendre à parvenir à un consensus ou du moins à un dissensus démocratique et dénué de violence. Il s’agit d’inventer notre propre modèle de transition. Il est encore trop tôt pour savoir quel sera-t-il. Ce qui est sûr, c’est que ni le report des élections, ni le remplacement d’hommes du système par d’autres hommes du système sans une vraie réforme des institutions, ne satisfera la rue.

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