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Jours tranquilles à Paris
16 mars 2019

En Algérie, un mouvement rétif à toute forme de « structuration »

Par Zahra Chenaoui, Alger, correspondance, Frédéric Bobin, Tunis, correspondant

Trois semaines après sa naissance, la mobilisation des Algériens est dirigée autant contre le régime que contre les organisations politiques et syndicales traditionnelles.

Ils sont réunis autour d’une petite table ronde en métal, en terrasse d’un café d’Alger, jeudi 7 mars. Dans un sac plastique, plusieurs mètres de tissu vert. « On y va, on va faire les brassards », lance une jeune femme.

L’idée de ce groupe des « brassards verts » est née la semaine précédente, après la manifestation du 1er mars. Près de l’hôtel Saint-Georges, des manifestants font face aux forces de l’ordre et s’en suit un immense mouvement de foule. « On a eu l’impression qu’on allait étouffer. On a cru que des gens étaient morts », explique Adila, 34 ans.

Ce jour-là, un homme est décédé dans la manifestation après un arrêt cardiaque. Autour de la table de métal, Adila, certains de ses amis, mais aussi d’autres jeunes qui ont eu vent de l’initiative via les réseaux sociaux, débattent du texte qu’ils vont publier sur Internet « pour que tout le monde puisse participer et partager les bons réflexes » : ramasser les déchets, avoir des compresses et du désinfectant pour aider d’éventuels blessés et du vinaigre en cas d’utilisation de gaz lacrymogène, et éviter les bousculades.

Une dimension horizontale

Le lendemain, vendredi 8 mars, la foule est encore plus massive que la semaine précédente. Dans le quartier du Sacré-Cœur, le parc de la Liberté (ex-parc de Galland) est une zone sensible. Ici, chaque vendredi, les forces de l’ordre empêchent les manifestants de monter vers le quartier d’El Mouradia où se trouve la présidence.

Ce jour-là, après des affrontements dans la soirée, le Musée national des antiquités et des arts islamiques a été dégradé, une école a également été touchée. Sur les marches du parc, des habitants se sont rassemblés. « On ne veut pas que notre quartier soit cassé. Si vous voulez aller casser, allez casser chez vous », lance un homme, la quarantaine.

Un comité de quartier a été recréé à cette occasion : « Il fallait qu’on fasse quelque chose », explique un jeune homme en survêtement noir. Décision a été prise de nettoyer les rues la veille de la manifestation du 15 mars, « pour pas que des gens puissent utiliser des pierres qui traînent ou des poubelles pour les lancer sur quelqu’un ». Les habitants veulent aussi « s’organiser en groupe ». « Si on voit des groupes de jeunes étrangers au quartier le soir, on doit les faire partir », lâche un résident. Un voisin est dubitatif : « Je me demande si ça ne va pas créer plus de violence. »

Trois semaines après le début de la mobilisation des Algériens contre le cinquième mandat du président Bouteflika, puis contre le « système » qu’il incarne, la question de la structuration du mouvement est épineuse. Née des réseaux sociaux, l’effervescence a d’emblée pris une dimension horizontale, en rupture avec les modèles classiques d’organisation militante. Une multitude d’initiatives éclosent, mais à une échelle locale ou sur un créneau technique, relevant surtout d’une offre de services ou d’entraide.

Réticents à la médiatisation

A titre d’exemple : un site Internet qui recense les propositions de changement, un professeur de droit qui propose des cours gratuits sur la Constitution, une enseignante qui vulgarise le rôle des institutions et le lien qu’elles doivent avoir avec les citoyens, un maire qui organise des transports collectifs pour que ses administrés puissent aller manifester dans le chef-lieu de la préfecture, des étudiants en informatique qui se constituent en organisation – estimant que les syndicats étudiants ne les représentent pas correctement – ou encore un jeune chef d’entreprise qui orchestre un débat en plein centre-ville.

Tous sont réticents à la médiatisation, de peur qu’ils ne soient instrumentalisés par les autorités ou par des partis d’opposition, voire des organisations de la société civile dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Ils demandent aussi à ce que leurs noms ne soient pas mis en avant, par crainte d’être la cible de mesures de rétorsion.

Dans la ville d’Oran, une discussion a été organisée en plein air, dans un parc, à quelques jours de la manifestation du 8 mars. A l’origine de l’événement, plusieurs jeunes trentenaires, membres de la société civile de la ville. « Nous voulions organiser nos revendications pour avoir plus d’impact et surtout sortir de ces groupes Facebook dans lesquels nous discutions depuis le début du mouvement », explique Safia (le prénom a été modifié), l’une des participantes.

S’inspirant des règles qu’ils utilisent dans leurs propres associations, les organisateurs écrivent une charte, où il est précisé que la parole doit être respectueuse ou qu’il ne doit pas y avoir d’insulte, et mettent en place des boîtes à idées, pour que chacun puisse, au-delà de son temps de parole, partager une initiative. Le débat réunit plusieurs dizaines de personnes, principalement des étudiants, sous l’œil de la police qui laisse faire. La parole des participants, assis en cercle, se dénoue.

Territoire citoyen totalement inédit

« On a commencé par demander comment les gens se sentaient, les gens ont échangé sur les différentes manières de se mobiliser », explique une participante. Les propositions glissées dans les boîtes à idées sont ensuite publiées sur les réseaux sociaux par les organisateurs. « On nous a demandé de recommencer, explique Safia. Alors on a décidé, qu’à la place, on allait organiser des formations d’animation de débat, pour que des événements comme ça puissent être reproduits par tous. »

Toutes ces initiatives relèvent d’une forme d’auto-organisation à la base, territoire citoyen totalement inédit, s’ajoutant à la mise en mouvement de structures plus classiques, telles que les organisations professionnelles déjà plus ou moins constituées (avocats, juges, enseignants, journalistes, artistes, etc.).

Pour l’heure, le mouvement se montre rétif à toute idée de verticalité. « Il y a une prolifération d’initiatives éparpillées, mais qui ne se fédèrent pas encore, explique Athman Bessalem, un avocat activiste de Tizou-Ouzou. Ou alors, on n’en est qu’au stade des prémices. »

A mesure que le mouvement prendra corps, se posera la question de sa représentation, surtout si un dialogue doit s’instaurer sur une sortie de crise.

Parmi les têtes d’affiche les plus citées comme éventuels porte-parole, figure l’avocat Mustapha Bouchachi, ancien président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) et ex-député affilié aux Front des forces socialistes (FFS). Interrogé par Le Monde, M. Bouchachi estime qu’« il est prématuré que le mouvement se structure ». « Il n’est pas dans l’intérêt de ce mouvement d’être encadré, précise-t-il. Il faut le laisser suivre son cours ». Et dans l’avenir ? « Quand nous serons saisis de propositions sérieuses, et sans ce pouvoir, alors les gens se structureront naturellement. »

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