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Jours tranquilles à Paris
11 avril 2019

Enquête - Remarques, attouchements, agressions…, les violences du quotidien contre les transgenres

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Par Diane Regny

Après l’agression d’une personne transgenre, le 31 mars à Paris, plusieurs d’entre elles racontent au « Monde » les agressions quotidiennes qui les visent.

Attablée dans un café parisien, Jena passe la main dans sa perruque rouge vif où se glissent quelques mèches noires, et soupire. Née garçon, Jena s’est toujours sentie femme. Quelques jours plus tôt, le 31 mars, la vidéo de l’agression d’une autre transgenre, Julia, encerclée par un groupe d’hommes à la sortie du métro République à Paris, lors d’une manifestation d’opposants au régime algérien, a fait écho aux agressions et aux petites violences du quotidien dont elle est elle-même victime.

Veste et bottines à talon noires, pull bordeaux ajusté près du corps et ongles assortis, Jena plonge dans ses souvenirs : « J’aimerais pouvoir dire que ces images m’ont surprise, mais ça n’est pas le cas. Dans les transports en commun, la rue, les fêtes privées, les bars, des gens essaient d’enlever mes cheveux, de vérifier mon entrejambe, de toucher mes seins… », énumère-t-elle avant d’interrompre la litanie de ces humiliations devenues son quotidien.

85 % DES PERSONNES TRANS INTERROGÉES ONT DÉJÀ SUBI DES ACTES TRANSPHOBES

D’après le rapport du Comité Idaho et de République & Diversité, publié en 2014, 85 % des personnes trans interrogées ont déjà subi des actes transphobes. Certains sont dramatiques, comme l’agression de Julia, qui rappelle à Jena un douloureux épisode.

Un soir, cette militante de SOS homophobie marchait seule dans la rue pour rejoindre une soirée quand des hommes se sont approchés d’elle : « Ça a commencé par des remarques sexistes, puis l’un m’a demandé si j’étais un homme. L’instant d’après, ils voulaient savoir ce que j’avais dans le pantalon. D’un coup, toute la meute était autour de moi, ils essayaient de me toucher pour vérifier, ils m’ont bousculée et insultée… »

Une agression qu’elle qualifie elle-même de « cliché » et qui demeure assez rare. La violence infligée aux personnes transgenres se manifeste avant tout par des remarques répétées, des gestes déplacés, qui empoisonnent la vie et l’âme.

Tandis que Jena décrit son quotidien depuis sa transition, la serveuse du café se fraye un chemin jusqu’à sa table, lui sert un burger, et s’adresse à sa voisine : « Donc, lui, il mange mais ne boit pas ? » La compagne de Jena, qui l’accompagne pour déjeuner, la corrige : « elle ». Aucune réponse. La serveuse tourne les talons, sans un mot.

La négation de l’identité transgenre

Le fait d’appeler une personne par son sexe assigné au lieu de celui auquel elle s’identifie s’appelle le « mégenrage ». « Ça continue à me glacer et je n’arrive pas à répondre », soupire Jena. Elle en est persuadée : la plupart des personnes qui la « mégenrent » sans s’excuser ensuite le font à dessein, et non par maladresse. « Certaines ne réalisent pas la portée de leurs mots. D’autres le font exprès. Soit pour faire mal, soit parce qu’elles ont une volonté mystique de changer la réalité », interprète la quadragénaire.

Jonas Ben Ahmed, un jeune acteur transgenre, renchérit : « Les gens qui mégenrent refusent ton identité. C’est quelque chose de très violent. J’ai la chance d’avoir un bon passing, mais pour certaines personnes, c’est quotidien. » Avoir un « bon passing » signifie qu’un transgenre est perçu comme il s’identifie. Pourtant, même si Jonas n’est pas perçu comme trans, l’inadéquation entre son apparence et ses papiers d’identité donne un autre levier aux actes transphobes. « Je me suis fait arrêter une fois en rentrant en Suisse, la douane française m’a accusé d’avoir volé les papiers », soupire le jeune homme, qui évite depuis l’avion de peur d’être arrêté.

Beaucoup de personnes trans passent ces humiliations quotidiennes sous silence. « Ces microagressions ne méritent pas de plainte, mais elles sont épuisantes psychologiquement », explique Tom Boyaval, un comédien transgenre de 26 ans. L’association SOS homophobie a reçu 186 témoignages d’actes transphobes en 2018, soit une augmentation de 54 % par rapport à l’année précédente. « On peut imaginer que c’est bien plus, il ne s’agit que de ce qui nous est signalé », admet Joël Meunier, porte-parole de SOS homophobie.

« Les gens ont l’impression qu’ils ont un droit sur nos corps »

Tom Boyaval n’a, lui, encore jamais parlé à une association de l’agression dont il a récemment été victime. Le 27 mars, il se rend avec une amie dans un bar parisien qu’il fréquente depuis de nombreuses années. « Le barman m’a connu avant ma transition, pendant et après. Je l’ai toujours trouvé un peu maladroit, mais je ne me méfiais pas du tout », explique-t-il. Dès que son amie a quitté les lieux, le barman ferme la porte de l’établissement à clef. Tom se retrouve seul face à lui.

« Instantanément, j’ai senti le danger. Il avait à peine fermé la porte qu’il me harcelait déjà : “Mais du coup, t’as une chatte ?” » L’agresseur le menace de le séquestrer plus longtemps s’il ne répond pas. Tom cède pour s’échapper. Quelques minutes plus tard, tandis qu’il a quitté le bar, il s’aperçoit que l’homme le suit au volant d’une camionnette. Le jeune acteur, terrifié, s’enfuit en courant.

Les personnes transphobes sont souvent obsédées par les opérations de transition et les détails physiologiques. Nombre de personnes trans, pourtant, ne recourent jamais à la chirurgie, car elles n’en ressentent pas le besoin. « Les gens ont l’impression qu’ils ont le droit d’avoir un pouvoir sur nos corps, qu’ils ont le droit de savoir », déplore Sohan Pague, un comédien et chanteur trans de 20 ans.

« Les policiers ne sont pas formés »

Ni Jena ni Tom n’ont jamais porté plainte. « Beaucoup de policiers ne sont pas formés pour recevoir des personnes trans, regrette Jena. Je n’ai jamais porté plainte parce que j’entends trop de témoignages qui assimilent cette confrontation à une nouvelle agression. » La peur tétanise aussi Tom, qui estime que ces plaintes « ne sont pas prises au sérieux ».

Pour éviter de se confronter à la police, certains envoient directement leur plainte au procureur de la République. « Sauf qu’il faut savoir rédiger une plainte, sinon elle est classée sans suite. Et même bien rédigée, à moins qu’elle ne soit médiatisée, le procureur la classe très souvent sans suite quand même », soupire Sun Hee Yon, présidente de l’Association commune trans et homo pour l’égalité. Joël Meunier, porte-parole de SOS homophobie, tempère : « Ça va de mieux en mieux, l’association Flag ! [qui lutte contre les discriminations envers les policiers et gendarmes LGBT+] sensibilise les services de l’ordre à ces questions, même s’il y a encore de mauvaises expériences. »

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« PARFOIS JE REÇOIS TELLEMENT D’INSULTES QUE MON TÉLÉPHONE BUGGE »

Afin d’éviter d’être confrontées à ces violences, les personnes trans s’adaptent. Jena évite ainsi au maximum de sortir seule. L’espace public lui semble hostile : « Je ne suis au contact que d’une toute petite partie de la société concernée ou alliée. Je n’ai pas l’énergie de militer en permanence. » Mais la transphobie ne se limite pas à l’espace public. Pour Sohan Pague, jeune homme trans qui milite sur les réseaux sociaux, elle contamine en permanence son quotidien : « Des centaines de personnes m’envoient des menaces de mort, m’insultent de sale travelo, parfois je reçois tellement d’insultes que mon téléphone bugge. »

Dans cet environnement inhospitalier, certains préfèrent abandonner le combat et se dissimulent. Un processus d’effacement qui marginalise davantage les personnes trans. D’après une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE), 14 % d’entre elles sont sans emploi. Deux fois plus que le taux de chômage global au sein de l’UE.

« Je trouve ça fou qu’on ait besoin de l’agression de Julia pour parler de transphobie », soupire Sohan, qui s’estime lui-même « chanceux » de n’avoir jamais été physiquement agressé. Tous espèrent que cette agression, médiatisée parce qu’elle a été filmée, contribuera à rendre plus visible la transphobie, afin qu’elle soit mieux combattue.

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